Éducation

Jacques Dufresne

Éducation, formation, enseignement, instruction...

Les mots formation, éducation, enseignement et instruction suscitent bien des confusions qui ne sont pas étrangères à la crise de l'école. Nous proposons pour chacun de ces termes un sens qui le situe par rapport aux trois autres de telle sorte que l'ensemble des quatre termes rende compte adéquatement du phénomène en cause: l'accomplissement d'un être humain. Nous nous limitons ici au sens que nous proposons pour éviter les confusions. C'est une question d'accent. Il va de soi que l'éducation ou l'enseignement tels que nous les définissons peuvent concourir à la formation, etc.

L’éducation consiste pour l'enfant à devenir une grande personne par le moyen de la nourriture, mot qui en vieux français désignait aussi bien les nourritures de l’esprit que celles du corps. (Terra educat, la terre nourrit). Être bien éduqué est synonyme d'être bien élevé. L'accent est mis sur la croissance.

La formation est le passage du chaos de l'enfance à l'harmonie de la maturité, par la mise en forme ou en ordre des diverses parties de l'être, au contact des chefs d'œuvre d'une civilisation. C'est le mot, Formung, qu'utilise Werner Jaeger pour traduire le mot grec paideia, en allemand. L'accent dans ce cas est mis sur la forme.

L’enseignement consiste à signaler à l'élève ce qui doit retenir son attention, à lui montrer les choses importantes. Car à quoi bon marquer (insignire) certains savoirs parmi d'autres si tous s'équivalent? Enseigner a les mêmes racines qu'insigne, il vient du verbe latin insignire, qui signifie mettre une marque, signaler, distinguer et .par suite se distinguer. L’enseignement consiste à aider l’enfant à introduire forme, hiérarchie dans ses connaissances. Nul n’a besoin de l’enseignement pour apprendre les choses une à une dans le désordre. L'accent est mis sur la forme.

L’instruction est l’acte de construire l’édifice du savoir, la culture intellectuelle personnelle. Construire, bâtir, dresser (une table), élever (un mur), munir de (provisions) ranger (des troupes), tels sont les divers sens du verbe latin instruere. Dans le Dictionnaire actuel de l’éducation, on rappelle la distinction entre l’instruction, limitée à la seule dimension cognitive de la personne et l’éducation, touchant l’ensemble de la personne. Nous ajoutons ici une connotation : le dynamisme. L’instructeur dans un sport, par rapport à l’enseignant ou au professeur qui peut en établir la théorie, est celui qui assure l’application de la théorie, en ayant comme qualité première le dynamisme. L'accent est mis sur la croissance.

L'éducation et la formation ont en commun de s'appliquer à l'ensemble de la personne,
l'enseignement et l'instruction ont en commun de ne s'appliquer qu'à sa dimension intellectuelle ou cognitive.

On peu également associer d’une part éducation et instruction où l’accent est mis sur l’énergie, d’autre part formation et enseignement où l’accent est mis sur la forme, l’ordre, l’architecture.

L'oeuvre achevée est celle qui comporte une juste part d’éducation, de formation, d’enseignement et d’instruction.

Cette définition de l'éducation explicite bien la nôtre.

« Éduquer un enfant, en conséquence, c'est l'élever vers l'homme en l'arrachant à sa condition initiale qui n'a aucune préséance, ou plutôt le hausser vers la véritable idée de l'homme — l' « excellence » de Goethe — que personne n'atteindra pourtant jamais. On se souvient qu'à Rome, le père légitimait son enfant le jour du dies lustricus en l'élevant de terre (tollere filium) et en le tenant en haut de ses bras ; il marquait par ce geste public son intention de l'élever pour en faire un homme. Cette reconnaissance symbolique montre que l'éducation est une élévation d'ordre spirituel vers une fin transcendante : elle trouve son analogie dans l'accroissement de taille qui fera du petit d'homme ce qu'il nomme, de lui-même, une « grande personne ». Telle est la vocation première de celui qui ne parle pas encore, in fans, mais qui, déjà par jeu, lève son regard vers cette hauteur où naît toute parole. En même temps, éduquer un enfant, c'est le tirer de son autisme naturel et le conduire fermement vers ce qu'il deviendra dans l'horizon des hommes. L'éducation est ainsi une orientation immanente à l'humanité qui permet à chacun de nous de trouver sa juste place dans le monde. Pris dans ce double mouvement, vertical et horizontal, de toute véritable éducation, nous éprouvons confusément que nous avons un destin d'éternité, comme l'avait reconnu Comenius avant que l'anthropocentrisme de la pédagogie contemporaine ne s'empare de lui :
Toutes nos actions et nos passions dans cette vie nous montrent que notre fin ultime n'est pas ici-bas, mais que nous­mêmes et tous nos actes tendons à autre chose. Quoi que nous soyons, fassions, pensions, disions, combinions, acquérions, pos­sédions, tout cela n'est qu'une étape. Nous avançons pas à pas, gravissant marche après marche, imaginant toujours une marche supplémentaire. Nous n'atteignons cependant jamais l'étape suprême. Car, à l'origine, l'homme n'est rien (1). »

Note

1. Jean-François Mattéi, dans La barbarie intérieure, Paris, PUF, 1999, p. 179)Comenius, Didactica Magna, 1657 (trad. fr., La grande didactique ou l'art universel de tout enseigner à tous, Paris, Klincksieck, 1992, p. 47). Il faut ici dénoncer la récupération, en forme de contresens, des thèses du philosophe tchèque par certains courants de la pédagogie moderne dont la lecture est sélective. Patocka a bien établi, dans « Comenius und die offene Seele s ("Comenius et l'âme ouverte"), in L'écrivain: son objet, Paris, Presse Pocket, 1990, à quel point le pédocentrisme contemporain a trahi Comenius en faisant sauter tous les passages métaphysiques de son oeuvre consacrée aux fins de l'homme. On a fait ainsi de Comenius, avec Philippe Meirieu, le père du constructivisme en occultant et en déformant le sens de son enseignement.
 




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Pour Rabelais et Montaigne, au XVIe siècle, l’éducation est un fin dosage de nourriture et d’exercice destiné à aider chacun à s’accomplir selon sa nature. Le mot nourriture désigne ici aussi bien les nourritures spirituelles que les aliments et le mot exercice est synonyme d’effort de volonté. Pour Platon l’éducation était le dosage de gymnastique, de musique, de mathématiques et de dialectique le plus susceptible de rendre l’âme harmonieuse, compte tenu de sa nature.

De Platon à Montaigne c’est, comme nous le rappelle Werner Jaeger, dans Paideia, l’agriculture qui a fourni les métaphores pour penser l’éducation. On nourrissait l’âme et on la soumettait à des exercices pour assurer sa croissance.

« Les trois éléments de base de toute éducation sont la nature, l’instruction et la pratique [...] Une récolte prospère nécessite d’abord un bon sol, ensuite un fermier habile, et enfin de la bonne semence. Dans l’éducation, le sol, c’est la nature humaine, le maître correspond au fermier, et les graines, aux avis et à l’instruction donnés par le truchement du langage. Lorsque ces trois conditions sont parfaitement remplies, le résultat est toujours très bon. Mais si une nature médiocrement douée reçoit des soins appropriés, de l’instruction, et bénéficie d’exercices pratiques, ses déficiences peuvent être en partie compensées; en revanche, même une nature richement douée ira à sa perte si on la néglige. Telle est la constatation qui rend l’art de l’éducation indispensable. Ce qu’on tire de la nature, après de longs efforts, se révèle en définitive plus solide que la nature elle-même. Un bon sol devient improductif s’il n’est labouré — en fait, meilleur il est naturellement, plus mauvais il devient. Un sol moins fertile, si on le travaille avec constance et comme il convient, finit par donner une magnifique récolte [...] L’essentiel est de commencer le travail au moment le plus propice » (W. Jaeger, Paideia, la formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, 1964, p. 361).

C’est l’industrie aujourd’hui qui fournit les métaphores. Les institutions d’enseignement produisent des diplômés et l’éducation est l’acquisition, au moyen de techniques d’apprentissage, des compétences nécessaires pour réussir dans la vie.

Essentiel

Composer avec la nature! En éducation, en médecine, en écologie, la question est la même. C’est la même nature, qui sous divers visages subit l’assaut de la raison technicienne. Il est vain d’espérer que des hommes à qui on n’aura pas appris à se soucier de la nature en eux puissent faire preuve d’une authentique sollicitude pour la nature extérieure.

Enjeux

Doit-on laisser la nature se développer selon sa loi? Doit-on au contraire accorder une grande importance à la nourriture et à l’exercice? Tels étaient les enjeux en éducation au XVe siècle. Depuis l’importance accordée à la nature n’a cessé de décliner et ce qu’on appelait nourriture et exercice s’apparente de plus en plus à des techniques de fabrication ou de conditionnement.

Comment dans un contexte à la fois démocratique et technicisé accroître l’importance donnée à une nature qui comporte des inégalités et qui a ses rythmes, ses durées, incompressibles et par là incompatibles avec une mentalité technicienne en quête d’une efficacité toujours plus grande?




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Les auteurs préoccupés par de telles questions en viennent tout naturellement à mettre en doute les fondements de ce qu'on appelle les sciences de l'éducation et à se montrer sévères pour les facultés universitaires du même nom. « On touche ici à la plus profonde division intellectuelle de notre époque, où s'opposent deux modernités : l'une, à laquelle appartiennent les sciences de l'éducation, qui n'a rien compris et rien retenu des échecs de la raison depuis les Lumières (son amnésie culturelle soi-disant anti-élitiste est donc un appauvrissement programmé, essentiel à la sérénité désarmante avec laquelle elle ne cesse de crier «en avant!» en dépit des démentis répétés de la pratique) et qui persiste à croire dans le progrès humain alors que l'histoire prouve de la manière la plus désespérante qu'il n'y a de progrès que technique. L'autre, à laquelle appartiennent la littérature, la philosophie et celles des sciences humaines qui ont échappé à la tentation de se croire des sciences exactes, qui a gardé la crainte salutaire de cette limite obscure qui sépare toujours l'homme de lui-même et qui sait compter sur «l'échec» inévitable de ses plus hautes ambitions : gouverner, éduquer, aimer, se connaître soi-même (1). »

 

 

 

Note

1. JEAN LAROSE, Main basse sur l'éducation, ouvrage collectif sous la direction de Gilles Gagné, Montréal, Éditions Nota Bene, 1999.

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