Morin Léo-Pol
Prononcé à l'École supérieure de musique d'Outremont, le 8 août 1941, lors du dévoilement d'une plaque à sa mémoire.
Ministre du Canada au Brésil.
Voilà quelques semaines, quatre de nos compatriotes, après une course dans les Laurentides, revenaient joyeux vers leur travail et, brusquement, se jetaient dans la mort.
De ces quatre, deux étaient mes amis: Louis Francoeur, Léo-Pol Morin.
Francoeur, vieux camarade cordialement bourru, débordant de vie, fourmillant d'anecdotes et d'idées, volontiers paradoxal, gaillard et truculent. En apparence, rude et bousculeur; dans le fond, sensible, raisonnable et facilement apitoyé.
Louis Francoeur qui, chaque jour, parlais à notre peuple, avec ta bonne voix ronde, le langage si peu répandu du bon sens, tu t'associes, aujourd'hui, par la présence de ta femme, si courageuse, à l'hommage que nous rendons à notre ami Morin, comme toi disparu.
Dans cette maison qu'il aimait, dans cette salle où il enseignait, devant ce piano qu'il animait, Léo-Pol Morin nous rassemble.
Simple de manières et spontané, les pompeuses solennités et l'apparat officiel l'impatientaient. Il regimbait contre les rigueurs trop strictement protocolaires et, gavroche, s'évadait de certaines contraintes par un mot sarcastique ou une pirouette inattendue.
Je veux honorer Morin, simplement, comme il eût souhaité lui-même honorer une amitié, avec les mots dépouillés qui conviennent aux sentiments vrais.
Une oraison funèbre le ferait tressauter, mais je sais qu'il accueillera, avec un sourire attendri, ce témoignage que nous lui apportons de notre estime et de notre chagrin.
Je l'ai connu, à son premier retour d'Europe, en 1915. Nous nous rencontrions, avec Roquebrune et Marcel Dugas. C'était l'époque du Nigog, entreprise audacieuse et féconde. Dans cette revue que recherchent les bibliophiles, notre jeunesse confessait son enthousiasme, sa révolte contre les poncifs et les vieilles lunes, son élan vers la nouveauté. Après l'autre guerre, Morin repartit pour l'Europe où, de longues années durant, il participa au mouvement de la musique moderne. Il fut un précurseur ardent et combatif. Par ses articles, par ses concerts, il affirma ses idées et imposa la jeune musique française.
Chez nous, il fut l'un des premiers critiques, des premiers musicographes à tenter une histoire de la musique canadienne, à analyser les oeuvres de nos compositeurs et l'un des tout premiers pianistes à les interpréter.
Cet infatigable voyageur que l'on taxait d'européanisme a quand même été le plus patriote de nos musiciens et le plus soucieux de notre avenir musical.
Les années, pas plus que les voyages, n'avaient de prise sur sa belle humeur, son entrain, ses affections. Si elles lui donnaient l'expérience, si elles enrichissaient sa culture, elles ne tarissaient aucune des qualités et n'atténuaient aucun des défauts qui nous le rendaient séduisant.
Fragile physiquement et frêle, Morin avait une robuste volonté et un esprit électrisant. Jamais de lassitude. Sa curiosité le portait vers tout. Sa discipline réglait sa vie.
Il n'appréciait rien tant que la gaîté, le pittoresque, la grâce. La laideur et la bêtise l'offensaient, et l'on comprend que certaines vanités creuses et lourdes ne lui aient pas pardonné son ironie. Ceux qui ne le connaissaient pas redoutaient ses taquineries piquantes, ses réparties pointues, ses mots sifflants. Son esprit, c'était sa défense.
Nous qui le connaissions bien, savions ce qui se cachait d'émotion et de sensibilité derrière la saccade du rire ou la fantaisie du propos.
Nous savions ce qu'il avait de douceur pour les enfants, de bonté pour les élèves, de charité pour les souffrants, d'attachement pour ses amis.
Il n'était pas populaire. Il ne voulait pas l'être. Hors de la foule, au-dessus d'elle, il demeurait personnel, à part.
Musicographe, pianiste, conférencier, professeur, Léo-Pol Morin se plaisait à surprendre et à mystifier.
Saviez-vous qu'il composait sous un nom d'emprunt, sous le couvert d'un personnage imaginaire, des oeuvres qu'il commentait et critiquait ensuite sous son propre nom. De quelques rares initiés, qui le gardaient, le secret était connu.
Rapportez-vous à ses Papiers de Musique. Lisez l'article sur James Callihou. James Callihou, indien par son père, canadien-français par sa mère, né en Alberta, vivant à l'étranger, composant des oeuvres inspirées du folklore indien et esquimau; James Callihou, apparenté à Poulenc, influencé par Bartok, Ravel et Strawinsky; James Callihou dont on a publié un portrait truqué par Ernest Cormier; James Callihou, musicien intellectuel et vagabond, riche de rythme et de timbres, dont quelques-unes des compositions s'intitulent Chants de sacrifice, Canadienne, Esquimos, Aquarium, Berceuse pour un mort, Weather Incantation; c'est James Callihou, Léo-Pol Morin.
C'est en parlant de son double, de son truchement, que Morin s'est lui-même défini: «Curieux homme, curieux artiste! Rien ne semblait, dans son jeune âge, le destiner à la composition. Une timidité, peut-être, à moins que ce ne soit de l'orgueil, un sens critique trop vif, en tout cas, l'a longtemps empêché de s'essayer à ce périlleux exercice d'écrire de la musique. On a fait de lui un pianiste comme il y en a tant, au talent personnel, certes, mais en possession d'un métier qu'on sent n'avoir jamais pu se plier aux exigences du grand répertoire. Sa formation musicale a été celle d'un pianiste, mais la composition l'a toujours secrètement attiré.»
Et plus loin: «James Callihou doit nous intéresser autant par ses idées sur la musique que par ses oeuvres. Il nous intéresse particulièrement en ce qu'il demande à notre sol ses inspirations .... en ce qu'il recherche une langue musicale appropriée à notre sol, à nos chants et danses du terroir.»
Recueillez-vous lorsque vous entendrez, tout à l'heure, Jean-Marie Beaudet jouer au piano l'une des oeuvres de James Callihou. Je vous ai livré le secret. C'est un chant de Morin que vous entendrez et souvenez-vous que, chez lui, l'homme n'a jamais cessé d'être artiste, ni l'artiste d'être humain.
Cher vieil ami Léo-Pol, avec quelle joie nous te retrouvions, Corinne et moi, au hasard des voyages, à Paris, à Montréal. Avec quelle joie nos petits, Marielle et Jean-Louis, couraient vers toi, sans parler de Fritz, notre chien, que tu rudoyais avec des mots gentils. Nous avons vu ensemble de si belles choses, discouru et plaisanté si longuement, dégusté de si bonnes bouteilles de vin de France et savouré tant de mets délectables; nous avons une si longue communauté de goûts et de sentiments que nous imaginons que ton absence ne saurait être que temporaire, que tu nous reviendras comme tu le faisais autrefois.
Nous sommes là, tes élèves, tes amis.
Nous nous serrons auprès de toi, de ton souvenir, fidèles et attristés.
Cher vieil ami Léo-Pol, tu as aimé la vie, tu l'as aimée avec ta nature raffinée, ton esprit vif, ton cœur généreux.
La vie, souvent cruelle, t'aura été bienveillante et maternelle, car elle t'aura épargné la douleur des adieux et l'angoisse du départ, en nous réservant, à nous, la tristesse de la séparation.
Gai, rieur, confiant, heureux, tu as sauté d'un bond dans l'éternité.
Odyssée
«Il était né dans un petit village de la province de Québec, un petit village situé non loin du fleuve et qui s'appelle le Cap-Saint-Ignace. Ses familles paternelles et maternelles sont originaires de plusieurs régions de France comme toutes les familles canadiennes-françaises. Les Français sortent généralement d'un seul coin du pays. Ils sont bretons, normands, angevins ou parisiens. Mais nous, nous sommes souvent tout cela à la fois. Ainsi les Morin, les Leclerc, les Roy, dont Léo-Pol Morin descendait, sont originaires de l'Ile-de-France, de Touraine et de Normandie. De sorte que, lorsqu'il arrivait en France, plusieurs provinces l'appelaient où il pouvait retrouver des souvenirs de famille. C'est peut-être pour cela qu'il avait une si tendre affection pour ce vieux pays de ses pères.
Parce qu'il avait beaucoup d'esprit, on a dit de lui qu'il était très «parisien». On le trouvait très français parce que son langage était harmonieux et parce qu'il écrivait bien. Mais ne peut-on être spirituel, parler correctement sa langue maternelle, l'écrire et, en même temps, être authentiquement canadien-français? Faut-il vraiment croire que les brutes épaisses représentent à elles seules notre pays et notre race? Et que l'on ait l'air d'être né ailleurs quand on est civilisé? Je ne le crois pas.
Léo-Pol Morin était profondément civilisé et il était profondément canadien-français. Mais la vulgarité l'agaçait. Il avait horreur du faux, de l'imitation et du simili. Il n'aimait pas non plus le côté humble et pauvre de certains esprits. Et il se moquait des imbéciles.
Un mot célèbre que je lui avais cité, l'enchantait, qui est que «le mauvais goût mène au crime». Car il était parfois très paradoxal et il prenait plaisir à jeter l'étonnement dans les esprits candides. Mais tout cela était exprimé avec ce don qu'il avait de dire des choses amusantes, jamais banales, toujours neuves. Car sa personnalité était faite d'intelligence et d'élégance.
Sa franchise était absolue, intransigeante il y a vingt ans. Un léger scepticisme, des désenchantements, l'expérience, ,avaient un peu modifié ce que cette franchise avait eu jadis de vraiment cassant. Mais il était incapable de faire une concession, comme, par exemple, un compliment par simple politesse. Autrefois sa critique avait été dure. «M. X... chante très mal», avait-il écrit un jour dans un article. Ces dernières années, il avait atténué cela. «Je dois vieillir, me disait-il, car je deviens indulgent.»
Il a réuni ses articles critiques en volume sous le titre de Papiers de Musique. C'est écrit d'une manière charmante et alerte. La grande culture musicale de Léo-Pol Morin fut servie par de réels dons d'écrivain. Il y a tout un enseignement dans cette série d'articles et d'études (comme dans ceux qu'il a publiés au journal Le Canada), car il était excellent professeur. Il aimait faire partager ses idées et il offrait généreusement sa culture comme un cadeau.
La générosité était d'ailleurs le plus beau trait de ce caractère. Profondément humain, il exerçait la charité chrétienne avec la plus entière magnificence. Il donnait son argent aux pauvres, il en donnait volontiers à ses amis, à des inconnus, même à des gens qu'il n'aimait pas. Il était généreux comme un prince et, lui qui aima le luxe, il s'est offert ce luxe supérieur d'être abondamment charitable.
C'est à cause de cette générosité qu'il oubliait si facilement les injures. Il avait été souvent attaqué très bassement. Mais il s'apercevait à peine de la haine et n'a pas daigné s'en venger, sauf par quelques plaisanteries. Mais les «mots» de Léo-Pol Morin étaient toujours si amusants!
Les années 1915-1918 sont restées dans notre souvenir à tous, ses amis, comme une époque merveilleusement musicale grâce à lui et à cause des concerts qu'il donna alors. La guerre l'avait chassé de France et il vivait à Montréal. Ses récitals de piano étaient un événement pour beaucoup de gens qui aimaient en lui le magnifique interprète de Debussy, de Ravel, de Fauré, de Franck. Il révélait un monde nouveau, tout un art inconnu rapporté de France dans ses doigts.
Pour beaucoup, Léo-Pol Morin restera avant tout le pianiste prestigieux qu'il fut à ce moment-là. Ce fut la grande époque de son art d'interprète. Plus tard, il donna des concerts à l'étranger. Il a joué à Paris, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, aux Etats-Unis. Puis il cessa peu à peu de jouer en public. Sa santé, qui avait toujours été fragile, ne lui permettait plus l'effort, le travail qu'imposait son instrument. Et il s'intéressait de plus en plus à l'enseignement, à ses articles critiques.
Il n'était pas d'ailleurs exclusivement passionné de musique. La peinture, les livres, l'avaient toujours séduit. A Paris il avait été ami de Maurice Ravel, du pianiste espagnol Ricardo Vinès, mais aussi des peintres André Favory, Jacquemot, Kvapil. Il disait parfois qu'il n'aimait pas la musique. Mais c'était un propos paradoxal comme il aimait en tenir. Il aimait la musique, mais son sens critique nuisait à son plaisir. Il savait trop comment «c'était fait». Et, pendant que son esprit s'attachait à la technique, sa sensibilité ne vibrait plus. Et il me disait:
«Pour jouir de la musique, il faut n'y rien connaître, comme toi.»
Il adorait le changement, ne restait jamais longtemps dans le même lieu. Il avait des amis dans beaucoup de pays, en France, en Angleterre, en Suisse, aux Etats-Unis, au Canada. Il se plaisait à faire des séjours chez eux, mais n'y demeurait pas beaucoup et y revenait. En Pennsylvanie, une amie le recevait dans une grande maison de style colonial, bâtie au milieu d'un parc immense où vivaient des singes, des tortues et des cygnes. Cette vieille amie était parente d'Emerson et avait été fiancée à Woodrow Wilson quand le président était un jeune étudiant. En France, nous allions avec lui passer des journées de juin ou de juillet au château d'Appilly, chez des amis charmants. La petite ville d'Avranches dressait dans le lointain ses toits et ses clochers. Nous partions en automobile pour le Mont-Saint-Michel, pour Saint-Malo ou pour Cancale et, au retour, nous dînions chez d'accueillants châtelains. Dans la soirée, Léo-Pol Morin se mettait au piano. Il a écrit un article qui s'intitule La Musique dans les châteaux normands. C'était un souvenir de ces journées lumineuses et gaies. Nous allions aussi en Bourgogne où des amis nous recevaient dans une poétique maison du XVIIIe siècle qui avait appartenu à Buffon.
Léo-Pol Morin aimait la France pour sa diversité, son exquise civilisation, la douceur de son climat, le charme de ses paysages. «Ce pays est une oeuvre d'art», disait-il.
Il avait un besoin d'évasion, une inquiétude d'esprit, qui lui faisaient trouver des alibis où son imagination se plaisait. C'est ainsi qu'il écrivit des oeuvres musicales curieuses, émouvantes, très personnelles qu'il signa du pseudonyme de James Callihou. Il avait inventé ce jeune indien «né dans l'ouest du Canada et qui avait fait ses études musicales à Vienne». C'était un sauvage très civilisé que James Callihou et qui avait beaucoup de talent comme compositeur.
Très peu de ses amis, quatre ou cinq seulement, ont su que James Callihou c'était Léo-Pol Morin.
Il y avait quelque chose de fragile en lui qui donnait beaucoup d'inquiétude. On éprouvait une appréhension, une crainte continuelle de le perdre. Et ses départs, ses voyages, ses traversées de l'océan deux fois par année pendant vingt ans, faisaient de lui un être de passage comme un oiseau migrateur. Il apparaissait à Paris au mois de mai et repartait en octobre. Nous recevions alors de lui des lettres de l'Afrique du Nord, d'Espagne, d'Italie. Une année, il alla aux Baléares. Et, toujours, l'Amérique le rappelait. Il était au Canada, aux États-Unis ou aux Bermudes.
Que de lettres nous sont parvenues ainsi, chargées de timbres étrangers! Et il était toujours un peu déçu, un peu ennuyé. C'est qu'il avait toujours imaginé les pays plus beaux qu'ils ne sont. Car ce qu'il inventait était toujours beaucoup mieux que la réalité.
Il avait aussi rêvé la vie plus belle qu'elle n'est. Et, pourtant, sa vie a été un chef-d’œuvre.»
Source imprimée : Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946