Tourisme autrement

Youri Pinard

Après neuf mois de voyage avec ma famille, la communauté nous manque. Même si nous sommes amoureux des paysages que la terre offre et de l’expérience de devenir étranger, nous sentons bien que le nomadisme n’est pas naturel. Comme si le voyage au long cours répondait à un instinct viscéral dont l’évolution aurait oublié de me guérir. Un vestige du temps où il fallait suivre les troupeaux, du temps où le monde était une immensité inexplorée.

Pourquoi voyageons-nous? C’est une question qui accompagne depuis quelque temps mes rencontres avec la «communauté» des voyageurs. C’est une de ces rencontres qui m’a inspiré quelques réflexions légères à partager.

C’est le printemps ici aussi dans le Nord du Vietnam. Ici le printemps c’est un éclair: deux nuits d’amour fou et bruyant pour les grenouilles éperdues des marais de Ninh Binh. La neige à Sapa et 30 degré celsius le lendemain!

Nous arrivons ici en touristes, même si comme la moitié la plus snob d’entre eux, nous aimerions nous définir comme d’humbles voyageurs, intimes dans le temps de le dire avec toutes les cultures de l’autre bout de la planète. Ce qui fait le «touriste», ce n’est pas son état intérieur, c’est surtout le regard des autres. Malgré toute sa bonne foi, quand on parcourt la planète en avion et qu’on rencontre des gens qui gagnent en une année ce qu’on flambe en un seul billet d’avion, on se sent un peu grossier d’aspirer à des relations authentiques. Tout est biaisé et nous sommes tout simplement une activité économique. Une activité économique destructrice.

Je suis de ceux qui croient que des rencontres sincères et belles peuvent avoir lieu même sur un champ de bataille; alors pourquoi pas entre un touriste et un Muong? Toutefois, quand le touriste essaie de convaincre le Muong qu’il n’est pas riche, il se trompe de cible. Il devrait plutôt lui dire qu’il a peur d’être encore esclave lorsqu’il retournera à son quotidien.

Les villages autour de Sapa sont peuplés par ceux que les Vietnamiens appellent des «minorités ethniques». Dans un Vietnam moderne et unifié, ils deviennent des minorités. Mais cela demeure un concept étrange lorsqu’on parle de cinquante-trois (53) ethnies «minoritaires» dans un si petit pays. Dans les montagnes du Nord, on croise trois villages minuscules dans une randonnée de 15 kms et on rencontre trois ethnies qui parlent des langues différentes. Toute la majorité est minoritaire…

Vivant depuis cinq mois au Vietnam, j’ai senti les dommages que le développement rapide pouvait infliger à une culture. Au Québec, notre ambiance est celle d’une classe moyenne établie, on a des emplois stables et nos ambitions se résument à une augmentation de salaire de 10% ou à une promotion. Nous vivons un matérialisme convenu et ronflant parce qu’on a fini de presser le citron de la croissance et qu’on essaie de conserver ses acquis. Les attentes sont raisonnables, petit train va loin...

Au Vietnam, la croissance n’est pas un citron pressé, elle est une mine d’or. Ici, c’est le Klondike. Après des centaines d’années de vie matérielle d’une grande simplicité, et une guerre dévastatrice, la croissance fait toutes les promesses électorales qu’on peut imaginer et tout le monde la suit avec la plus grande dévotion. Les gens sont extrêmement perméables au marketing. La plupart s’enrichissent à un rythme qui les dépasse et la nouvelle classe des très riches ouvre ses portes aux jeunes instruits et débrouillards. Pour résumer l’actualité du Vietnam: c’est la course à l’enrichissement. Il faut rafler la mise pendant la croissance et l’aventure séduit tout le monde. Le tourisme joue son rôle dans l’équation, mais l’accroissement rapide de la consommation intérieure justifie toutes les initiatives commerciales.

Par contre, proportionnellement, la pression du développement ne m’a nulle part semblé aussi fulgurante que chez les ethnies du Nord.

Pour les villages autour de Sapa, c’est l’explosion depuis cinq ans. Et la population semble fascinée par l’enrichissement matériel. C’est du moins le témoignage de mon hôte, Le Truong Giang (John pour les touristes).

Quand je le questionne sur son histoire, je découvre une belle aventure idéaliste. Étudiant universitaire, il détecte très vite qu’il a mis le doigt dans une machine qui ne lui laissera rien de son individualité. Il quitte l’université à mi-parcours, une chose à contre courant ici. Dès l’âge de dix-huit ans, il fonde plusieurs petites entreprises avec plus ou moins de succès mais devient avide de ce jeu qui consiste à matérialiser ses idées. Il fonde avec un petit groupe d’amis déterminés une entreprise de formation sous forme de jeu qui enseigne aux jeunes une autre vision, plus libératrice, de la finance et de l’investissement. Le but du jeu pour ses clients? Financer dès leurs études une année sabbatique pour prendre le temps de mieux se connaître avant de se lancer dans la course folle du travail. Pour eux, l'entreprenariat a un objectif philosophique: la connaissance de soi.

L’entreprise est un succès et devient le «Cash Flow Café».

Giang se sent vide. Le succès en affaire ne le nourrit pas. Il applique ce qu’il prêche et part en vélo pendant une année à la découverte de son pays, le Vietnam, laissant le café rouler sans lui. Au sixième mois, il trouve son pays dans son pays: les montagnes du Nord. Après encore trois mois d’errance, il décide de revenir s’y établir et se cherche une vocation. Il ressent toujours ce besoin de sens qui l’avait poussé sur les routes. Ce qui l’amène vers le projet qui m’intéresse.

Pour le dire brutalement, le tourisme et ses hôtels détruisent les plus beaux paysages du monde et travestissent les cultures qu’il visite par un afflux d’argent facile qui remplace les activités traditionnelles. Il existe pourtant une proportion très importante des touristes qui cherchent à rencontrer l’authenticité.

La triste réalité c’est qu’une artisane confectionne un vêtement traditionnel en un mois de travail à temps plein ou six mois à temps partiel et qu’elle le vend cinquante dollars. Cela ne suffit plus à alimenter la légitime soif de consommation et d’enrichissement que ressentent les minorités ethniques. Elles ont donc commencé à délaisser leur art traditionnel pour se transformer en vendeuses itinérantes folkloriques refilant aux touristes des tissus bon marché fabriqués en Chine et vendus comme d’authentiques confections locales faites main. La recette parfaite pour dévaloriser à tout jamais un métier d’art extraordinaire en transformant l’artisan en Walmart ambulant qui utilise le sentiment de culpabilité pour vendre plutôt que de valoriser son produit.

Giang a trouvé sa mission grâce au voyage. Le voyage lui a permis de faire table rase sur les pressions sociales, d’exprimer sa véritable personnalité et de reconnaitre sa terre, son domicile élu et non subit.

Il a investi son temps et son argent dans un réseau de «homestay» visionnaire, une entreprise sociale naissante nommée «Gap Yolo» qui signifie en Vietnamien: «On ne vit qu’une fois».

Les homestays, ou logis chez l’habitant, sont partout au Vietnam mais tendent à être des hôtels déguisés qui n'offrent pas vraiment de rencontre culturelle. Gap Yolo finance et «coach» les habitants locaux afin qu’ils prennent eux-mêmes le contrôle de l’hébergement touristique avant l’apparition des grands hôtels. Ils offrent un service contre 10% des bénéfices. Mais ce service est en réalité un prétexte pour améliorer la société.

Les hometays du réseau Gap Yolo aident les locaux à apprendre l’anglais et devenir guides en montagne, à lancer des ateliers de démonstration de fabrication textile et bientôt, un coaching agricole. Des «volontaires» voyageurs sont hébergés en échange de leçons d’anglais. Les visiteurs sont utilisés de façon à valoriser la culture des habitants eux-mêmes, les encourageant ainsi à l’assumer pleinement.

La formule permet aux locaux de se construire une belle maison et d’en tirer un revenu et un travail de qualité. Les guides font découvrir leur territoire à pied à des touristes respectueux qui ne demandent pas mieux. Les artisans commencent à éduquer les touristes à la qualité de leur art plutôt que d’essayer de vendre à rabais des copies chinoises.

Par habitude, les habitants consacrent beaucoup d’énergie à la monoculture du riz (mal payée), malgré leur talent en production maraichère qu’ils gardent pour leur subsistance.

Gap Yolo a loué des parcelles de terre pour le prix d’une année de récolte de riz et lancera un projet de commercialisation maraichère à valeur ajoutée. Encore une fois, ce sont les habitants qui prendront les commandes.

Les habitudes et la vision à court terme sont difficiles à changer mais la confiance s’établit doucement et Giang et ses partenaires s’y emploient à fond. Comme il s’agit d’une entreprise sociale à but lucratif, 51% des profits sont réinvestis dans la mission, aidant d’autres homestays à s’établir, d’autres artisans à s’équiper et bientôt d’autres jardiniers à diversifier leur production. On n’attend rien du gouvernement sinon qu’il n’intervienne pas.

Si Sapa a la réputation d’être devenue une caricature touristique, il se trame quelque chose dans les villages de montagnes des environs. L’intention est de fortifier le tissu social et de le rendre fier de ce qu’il est. Il n’est pas question de le tenir à l’écart du progrès, mais bien de l’aider à prendre les commandes d’un développement qui respecte la culture et l’environnement. Les guides, artisans et propriétaires de homestay que nous avons rencontrés ont la tête haute. Ils n’ont pas l’arrogance de certains nouveaux riches, mais la fierté de ceux qui se sentent prendre en main leur destin à une époque trépidante de leur histoire.

Je salue John, le rebelle, le voyageur qui a trouvé sa place et sa mission dans le monde. Mais quelque chose me dit qu’il n’a pas fini de voyager car Gap Yolo voit loin et ne se contentera pas de toujours rester au Vietnam.

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