Santé : de Radisson à Ray Kurzweil

Jacques Dufresne

 Version remaniée d'une conférence donnée à Québec le 27 avril 2016 dans le cadre d'une soirée organisée par la revue Relations et les Amis de la terre de Québec.

Je vous propose ici une réflexion conséquentialiste sur les systèmes de santé contemporains. Pour juger un acte médical, on tient compte d’abord de la compétence et de l’efficacité du praticien et de ses qualités humaines, son attention à l’autre notamment. Il faudrait aussi tenir compte de la tendance à long terme dans laquelle s’inscrivent les actes. Conspirent-ils à accroître l’autonomie ou au contraire à accroître l’hétéronomie? L’être autonome se gouverne de l’intérieur. Autos nomos : avoir sa loi en soi-même. L’autonomie est la caractéristique première du vivant. L’être hétéronome est gouverné de l’extérieur, comme une machine. Eteros nomos : avoir sa loi dans un autre que soi.ù


La prise en compte de l’autonomie implique que l’on croie, comme Hippocrate, au pouvoir guérisseur de la nature et que l’on fasse en sorte que toutes les interventions, tant préventives que curatives, aient pour but, outre la guérison et le simple mieux-être immédiat, de maintenir, voire de renforcer ledit pouvoir guérisseur.

«L’homme dégénéré disait Nietzsche ne sait plus distinguer ce qui lui fait du mal.» Il a de plus en plus besoin du diagnostic d’un expert ou d’une machine qui joue son rôle. Le célèbre médecin américain Lewis Thomas a dit la même chose dans une réflexion sur ses compatriotes :
« En tant que peuple, nous sommes obsédés par la santé. Il y a là quelque chose de fondamentalement, radicalement malsain. Tout se passe comme si au lieu de nous abandonner à l’exubérance de la vie, nous ne songions qu’à conjurer les troubles et à éviter la mort; nous avons perdu toute confiance dans le corps humain1».

Le cosmonaute et le coureur des bois

Il y a une trentaine d’années, on me demandait souvent une conférence ayant pour titre : «Branché ou autonome». Branché comme le cosmonaute ou autonome comme le coureur des bois. L’organisme du cosmonaute est littéralement gouverné depuis une tour de contrôle extérieur à lui. Radisson, le plus célèbre de nos coureurs des bois, a fait trois fois, au dix-septième siècle, le trajet de Québec à la Baie d’Hudson via les Grands lacs. On est pris de vertige à la pensée des risques auxquels il s’exposait. Sans doute connaissait-il les plantes médicinales utilisées par les Amérindiens, mais il n’a pu survivre que grâce à une prodigieuse capacité de distinguer ce qui lui faisait du bien et non du mal. Comme cultiver cette capacité en nous-mêmes? C’est la première question que nous devrions nous poser. Au lieu de cela, nous réclamons un médecin de famille pour chaque citoyen, bien portant ou malade.

Je demandais aux gens quelle était la tendance à leur avis et où nous mènerait-elle. En 1980, le cosmonaute avait déjà plus d’admirateurs que le coureur des bois. Le glissement vers l’hétéronomie était déjà manifeste à l’époque, mais la voie vers l’autonomie n’était pas fermée. C’était la première heure de gloire des médecines douces, le retour de l’idéal hippocratique. Cette tendance persiste mais elle est marginalisée par rapport à la tendance inverse vers l’hétéronomie. Nous serons bientôt bardés de capteurs qui nous feront ressembler à la voiture sans chauffeur.

Ray Kurzweil : un modèle d’hétéronomie

Nous pouvions depuis longtemps pressentir l’avènement de Ray Kurzweil.2Ce savant est en ce moment le chercheur en chef chez Google, il est aussi le fondateur du mouvement transhumaniste. Il se flatte de dépenser un million de dollars par année pour manger et se soigner correctement. Il avale 100 pilules par jour, selon les indications que lui donnent ses capteurs. On peut en effet greffer un grand nombre de capteurs sur un même organisme. Chaque capteur décelant de nouvelles anomalies crée ainsi de nouveaux besoins de médicaments. Ce que me dit la science est plus important que ce que me dit mon corps. Les souris ont toujours raison. Dans Un monde sans humains, John Smart, le bien nommé, futurologue, directeur de Acceleration Studies, pose la question cruciale. «Supposons, dit-il, que dans dix ans on puisse installer dans votre corps une puce électronique qui communiquera avec votre iphone pour vous apprendre que le taux de sucre dans votre corps est trop élevé, que vous devez cesser de manger du junk food, que vous réduirez votre taux de cortisol de moitié si vous allez faire une marche de trente minutes, etc. Et si je vous apprends ensuite, poursuit notre surhomme, qu'avec ce procédé on a réussi à doubler l'espérance de vie d'un groupe de souris, ne serez-vous pas tenter d'acheter l'appareil en question? »

 

Esquisse d’un portrait de l’être autonome

  • Il a confiance dans son corps. Il sait distinguer ce qui lui fait du mal.
  • Il consulte les experts et ne se soigne que lorsqu’il est malade.
  • Il boit quand il a soif!
  • Il fait de l’exercice et se soucie de bien manger beaucoup plus par une sorte d’instinct que par conformité aux recommandations d’Hippocrate reprises par la médecine actuelle. Il arrête de courir et de marcher quand il est fatigué.
  • Il vit autant que possible en symbiose avec son environnement, de façon à avoir un minimum d’efforts de volonté à faire pour bouger et se nourrir.
  • Il cultive sa faculté de distinguer ce qui lui fait du bien et non du mal. Comment? On peut présumer qu’en cultivant sa sensibilité à la nature extérieure il cultive aussi sa sensibilité à sa nature intérieure.
  • Il tempère par la poésie et la musique l’importance des chiffres dans sa vie.
  •  

    Esquisse d’un portrait de l’être hétéronome


  • Il n’a pas confiance en son corps, il ne sait pas distinguer ce qui lui fait du mal.
  • Il consulte les experts à temps et à contretemps parce qu’il est persuadé comme le docteur Knock que «le bien portant est un malade qui s’ignore».
  • Il suit la règle du 8 verres d’eau de 8 onces par jour plutôt que de boire quand il a soif.
  • Il fait de l’exercice sous contrôle médical et attend pour se reposer qu’un capteur lui dise qu’il est fatigué…
  • Il fait ses exercices à coup d’efforts de volonté dans des centres spécialisés généralement laids et purement fonctionnels et il mange en suivant les indications des agences gouvernementales.
  • Il laisse s’atrophie sa faculté de distinguer ce qui lui fait du bien en s’entourant de machines, dans un environnement fonctionnel.
  • L’auto mesure lui tient lieu de poésie.

  • Cette hétéronomie, il y a trente ans, on pouvait l’estimer inévitable, mais on ne s’en réjouissait pas. Dans le contexte du transhumanisme actuel, elle est devenue un idéal. Le transhumanisme est un courant de pensée selon lequel l’homme fragile, mortel, mais autonome et résilient évolue vers une nouvelle espèce, le cyborg, caractérisé par la greffe de prothèses et de capteurs sur l’être de chair et de sang que nous sommes, greffe qui devrait permettre de vaincre la mort dans un avenir rapproché.

    Ce glissement vers l’hétéronomie est-il irréversible?

    Il est soutenu par divers facteurs dans la société :

  • un besoin de sécurité beaucoup plus fort que le besoin de liberté,
  • un hédonisme qui accroît l’intolérance à la souffrance,
  • l’effondrement de la religion qui rend le rêve d’une immortalité sur terre plus séduisant,
  • la montée du formalisme qui nous éloigne de l’incarnation et nous rapproche de l’emmachination,
  • le complexe d’Anders, ou la honte d’être né, qui nous pousse inconsciemment vers l’hétéronomie, vers l’identification à la machine,
  • la cupidité de l’industrie pharmaceutique,
  • La volonté de puissance des professionnels de la santé. (Tout groupe et tout individu tend à accroître sa puissance. Dans le cas des professions de la santé la volonté de puissance devient irrésistible en raison du besoin de sécurité des gens).
  • La démagogie des gouvernements. Quel est le gouvernement qui oserait dire à ses citoyens que leur inclination à l’hétéronomie est ruineuse pour l’État?

  • Inclination ruineuse! Là se trouve le premier obstacle. Caractéristique de la vie, l’autonomie ne coûte pas cher. Elle fait partie, comme les insectes pollinisateurs et les arbres qui produisent de l’oxygène, des services écosystémiques. Dans un domaine où les besoins sont illimités, l’hétéronomie coûtera de plus en plus en plus cher. Déjà en 2010, les téléphones portables et autres gadgets qu’on veut mettre au service de la santé, consommaient 6% de l’énergie disponible à l’échelle mondiale!

    Ray Kurzweil et ses amis sont bien conscients de cet aspect de la question. Ayant compris que ce type de médecine n’est viable que pour le 1% de milliardaires…ils rêvent d’aller vivre ensemble sur une île artificielle du Pacifique.

    Et ce n’est là que l’aspect le plus superficiel de la situation. L’aspect le plus profond se ramène à la question suivante : préférons-nous rester mortels mais vivre, ou nous limiter à fonctionner dans l’espoir de devenir immortels sur terre? Le coureur des bois est-il mort à jamais? Ray Kurzweil est-il le seul modèle dont nous pouvons nous inspirer?

    La question déborde le cadre de la médecine. Nous sommes de plus en plus nombreux à le dire : le nouveau clivage se trouve entre les «bio conservateurs et les transhumanistes.» Ce sont les mots de Laurent Alexandre, le leader des transhumanistes en France. Dans l’Express du 5 novembre 2015, Jacques Attali, allait dans le même sens : «Depuis longtemps déjà, j'annonce le moment où deux forces considérables, porteuses du meilleur et du pire, pourraient se rejoindre en une idéologie nouvelle, absolument explosive.» À la place de ce que Alexandre appelle les bio conservateurs, il voit deux forces à l’œuvre: «Ces deux forces, dit-il, sont encore distinctes. L'une s'occupe de la protection de la nature, tant qu'elle existe ; l'autre de la protection de l'âme, si elle existe. L'une et l'autre ont en charge une certaine forme d'immortalité. L'une et l'autre sont éminemment respectables. L'une et l'autre sont menacées par le choix fait par l'humanité, et d'abord par l'Occident, de privilégier une valeur, celle de la liberté individuelle, contre toutes les autres, et d'en accepter les conséquences, notamment la priorité donnée à la croissance marchande, au caprice, à l'immédiat.» Il manque un mot à cette phrase : transhumanisme.

    Le jardinier et le démiurge

    Dans son dernier livre, La haine du monde3, Chantal Delsol oppose plutôt, mais dans le même esprit, le «jardinier» et le «démiurge», le jardinier qui veille sur le monde, sans prétendre le refaire et le démiurge qui veut le refaire à son image. Le jardinier qui compose avec la nature et en respecte les limites et le démiurge qui veut substituer ses inventions à la nature sans s’imposer à lui-même la moindre limite.
    Les catégories de jardinier et de démiurge sont plus englobantes que celles de gauche et de droite, et pour cette raison, rendent mieux compte des grandes orientations actuelles. Une partie de la gauche (écologiste et antimatérialiste) est du côté du jardinier, l’autre partie, (égalitariste et progressiste) est du côté du démiurge. On observe une division semblable dans la droite, la droite traditionnaliste étant du côté du jardinier et la droite libertaire du côté du démiurge.

    La médecine de pointe actuelle étant le fer de lance de l’approche démiurgique et transhumaniste, c’est par une mise en question de cette médecine que la tâche des jardiniers et des bio conservateurs devrait logiquement commencer. Encore faudrait-il pour cela qu’il y ait dans les partis politiques une certaine familiarité avec ces nouveaux enjeux et ce nouveau clivage. Il y a des démiurges et des jardiniers dans tous nos partis politiques. Si l’on veut éviter de continuer à dériver béatement vers le paradis sur terre transhumaniste, il faut que les jardiniers de tous les partis se regroupent. Si les partis politiques laissent tant de gens indifférents en ce moment, c’est peut-être parce qu’ils constatent que lesdits partis restent enlisés dans des clivages et des enjeux dépassés.

    La révolution délibérante

    Rien toutefois n’oblige à attendre le réveil intellectuel des partis pour lancer la révolution qui s’imposent dans le secteur de la santé. Cette révolution consiste à faire exactement l’inverse de ce qu’a fait notre gouvernement de médecins, c’est-à-dire à remettre les responsabilités essentielles à la population plutôt qu’à les concentrer dans le bureau du ministre de la santé.

    Le modèle de l’Oregon constitue un précédent fort intéressant à ce propos. Il y a une vingtaine d’années, dans cet état progressiste de l’Ouest des États-Unis, on a eu recours à la formule des sondages délibérants pour demander à des représentants du public de dresser, dans le cadre d’un budget établi à l’avance, la liste des actes médicaux offerts gratuitement. Rien ne nous empêcherait d’ajouter à l’ordre du jour, les choix politiques suscitant la controverse dans une expérience québécoise du même genre.

    Dans un sondage délibérant, les citoyens élus ou choisis se réunissent pendant quelques jours et entendent le point de vue de divers experts avant de prendre leurs décisions. Accepteraient-ils de dépenser plusieurs centaines de millions par année pour des statines destinées aux bien portants? De débourser 80 000 $ pour un traitement contre l’hépatite C? Pour réduire le temps d’attente des chirurgies nécessaires et efficaces, accepteraient-ils d’interdire le remboursement de tout traitement, de tout médicament, dont l’efficacité se limite à quelques semaines ou quelques mois de survie en mauvais état?

    Dans la pire des hypothèses, l’écho de ces discussions dans les médias aurait pour effet d’élever d’un cran le niveau de la culture médicale commune. Une paix sociale plus authentique s’ensuivrait. Les gens pourraient difficilement se plaindre des conséquences des choix qu’ils auraient faits. Tant qu’un exercice de ce genre n’aura pas eu lieu, les gens continueront à chanter le triomphe de la médecine à l’unisson avec le docteur Knock (cette fameuse pièce de Jules Romain).

    Le magazine Newsweek nous apprenait hier qu’un chirurgien italien s’apprête à tenter la greffe d’une tête en deux étapes. Nouvel espoir pour la médecine transhumaniste qui rêve de greffer sur un corps humain ou un robot un logiciel calqué sur un cerveau humain afin d’assurer l’immortalité du porteur dudit cerveau.

    Notes

    1- Lewis Thomas The Medusa and the Snail, Bantam New Age Books, New-York 1980, P.37-38
    2- Business Insider, 13 avril 2015
    3-http://www.businessinsider.com/ray-kurzweils-immortality-diet-2015-4

    P.S. Pour en savoir plus, visiter notre page sur l'autonomie.

     

     

     

     

    À lire également du même auteur

    Résurrection de la convivialité
    Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

    Mourir, la rencontre d'une vie
    Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

    Bruyère André
    Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

    Noël ou le déconfinement de l'âme
    Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

    De Desmarais en Sirois
    Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

    Le retour des classiques dans les classes du Québec
    Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




    Articles récents