Vieillir sans perdre le goût de vivre
« Mon pays ce n’est pas un pays, c’est un hôpital. » C’était le titre d’un article que j’ai signé dans Le Devoir au moment de la mise en chantier des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal. Nous achevions alors de relever le grand défi d’hier, remontant à la Leçon d’anatomie de Rembrandt (1632): accent mis sur la technologie, l’efficacité, l’asepsie et la santé centrée sur la physiologie jusqu’à l’exclusion de l’autre dimension. Ici on répare des machines dans des chambres ressemblant à ce que sera la nature quand le prédateur humain y aura achevé son œuvre.
On a compris qu’il fallait célébrer la vie dans les chambres d’accouchement. Un tel retour à la vie a autant de sens pour ce qui est des chambres de la fin de vie. Qu’il s’agisse des soins à domicile, souhaités par la majorité ou des soins en institution, il faudra, pour rendre ces pratiques possibles, prélever des sommes importantes sur les budgets déjà insuffisants des hôpitaux-usines.

Tel est le grand défi de demain. C’est dans un autre hôpital que j’en vois le modèle et le symbole, les Hospices de Beaune, devenus un grand marché des vins. Fondés en 1441, ressemblant à la fois à un château et une cathédrale, ils illustrent, par la beauté de leur architecture, intérieure comme extérieure, un égal souci de l’âme et du corps. On y voit Le jugement dernier de Roger van der Weyden .
Les vins de cette région, la Bourgogne, étaient déjà appréciés en 1441. Tout nous incite à croire que les plats servis aux malades y étaient savoureux, en harmonie avec la beauté des lieux… et donnaient le goût de vivre.
Je propose que les cuisines de nos hôpitaux et RPA soient placées sous la responsabilité de l’École d’hôtellerie et de tourisme. Une crêpe de sarrazin peut être délicieuse et coûter moins cher que la banane, laquelle semble être le seul fruit frais que peuvent manger les vieux malades du Québec. Dans la fadeur de plats que nous leur servons, il y a, avant le louable souci d’épargner, un mépris inavoué pour le corps en tant que lieu de volupté.
De même que la volupté, qui séduit d’abord le corps, a des échos dans l’âme, de même le sentiment de beauté qui réjouit d’abord l’âme a des échos dans le corps. Les Hospices de Beaune nous incitent à miser sur la thérapie par la beauté. Il vaut mieux en effet vieillir et de mourir en se récitant à soi-même des poèmes de Rilke, en contemplant un tableau de Giotto ou en écoutant une cantate de Bach que les yeux braqués sur un appareil de mesure de la pression artérielle. Cette question a autant de sens pour un incroyant que pour un croyant. Le premier pourra voir dans la beauté l’accomplissement de sa finitude humaine, au second la beauté donnera la nostalgie de son pays natal et le pressentiment de sa destination finale. La beauté suscitant l’amour, elle comble dans l’un et l’autre cas le besoin d’aimer.
Les Hospices de Beaune nous incitent à miser sur la thérapie par la beauté. Il vaut mieux en effet vieillir et de mourir en se récitant à soi-même des poèmes de Rilke, en contemplant un tableau de Giotto ou en écoutant une cantate de Bach que les yeux braqués sur un appareil de mesure de la pression artérielle.
Au commencement était l’amour. « Je veux bien mourir ô déesse, mais pas avant d’avoir aimé. » Ces mots que Victor Hugo met dans la bouche du jeune Sophocle au moment où il part à la guerre, tous les vieux pourraient les reprendre à leur compte, même s’ils ont déjà aimé. Les liens qui se tissent dans les RPA en sont la preuve. Je pense à cette dame, gravement atteinte, qui rentre de l’hôpital pour se jeter une dernière fois dans les bras de son amoureux de 98 ans. Elle retournera à l’hôpital deux jours plus tard pour y mourir.
Dans les RPA toutefois, comme dans la société en général, c’est la solitude qui retient l’attention. Tous désirent secrètement aimer et être aimés, mais le plus souvent ce désir n’est satisfait qu’au compte goûtes par les petites attentions bienveillantes de leur entourage. L’effet de la plus petite de ces gouttes sur les êtres les plus solitaires est l’une des vraies merveilles du monde, rappelant le tardigrade, ce minuscule vivant qui semble mort mais reprend vie dès qu’une goutte d’eau le touche.
D’où l’importance des conversations qui suivent ce premier éveil. Elles sont une façon de renouer avec un passé lointain. La médecine occidentale est née en Grèce dans les temples. Il en fut de même dans bien d’autres cultures, comme nous le rappelle le chamanisme. C’est un même lien qui unit le soignant aux dieux et aux malades. Point d’ouverture à l’autre sans une participation à ce qui le dépasse. Ce qui suppose de la stabilité dans les tâches assignées aux soignants, lesquels ne sont pas des serveurs dans un fast food. il est aussi souhaitable qu’ils donnent une transfusion de vie par leur seule présence. The doctor as a pill! D’où l’Importance chez eux, outre la compétence, de la vitalité et de la bonté, lesquelles sont des signes de santé créateurs de liens avec les patients.
Soigner sans médicaliser
Comment soigner une population sans la médicaliser par un dépistage excessif et intrusif? Il faut prévenir d’abord par l’éducation, l’exercice, le travail bien tempéré, la nourriture appropriée’ en un mot par la bonne vie, Vient un moment où le détournement vers la médecine des ressources nécessaires à cette bonne vie, nuit à la santé elle-même. La part du PIB consacrée au système de santé est l’un des indicateurs de ce moment. L’exemple des États-Unis est éloquent : 18% du PIB, et une réduction de l’espérance de vie, contre 11% en moyenne dans les autres pays riches.
Autonomie
De tous les grands philosophes, Nietzsche est sans doute celui qui fut le plus préoccupé par la santé, celui aussi qui a connu le plus intimement la maladie. « L'homme dégénéré, a-t-il écrit, est celui qui ne sait pas distinguer ce qui lui fait du mal », nous laissant ainsi sur cette question: comment, pour bien mûrir et vieillir, cultiver en nous-mêmes cette faculté mystérieuse, proche de l'instinct, par laquelle nous distinguons spontanément ce qui nous fait du bien de ce qui nous fait du mal ? De nombreuses découvertes récentes nous incitent à penser que la symbiose avec la nature prédispose à la symbiose avec soi-même évoquée par Nietzsche.
Le dernier mot de cet article et de toute vie à la poétesse Hélène Dorion : « Lorsque la mort touche notre vie, c’est pour en révéler le tronc. En manifester l’essence et la vérité. Le dénuement permet de ne conserver avec soi que ce qui tient à la beauté. » (Recommencements, p.71)






