Renaud Garcia : une critique de gauche de la déconstruction

Stéphane Stapinsky

Sur le plan idéologique, nous vivons sous l’empire des déconstructeurs. Depuis au moins trois décennies, dans tous les domaines, nous subissons leur action dissolvante. Politique, médias, luttes sociales, tout y passe. « L’effet de ce ‘’déconstructivisme’’ frénétique est d’ouvrir par force sur un complet chaos de la pensée où rien ne demeure des anciens concepts admis et discutés – ni le réel (si contradictoire qu’il se révélerait inassimilable), ni le pouvoir (si multiple qu’il en deviendrait insaisissable), ni la nature humaine (si floue que sa seule réalité relèverait de la fiction), ni la vérité (si conditionnée qu’il serait, par avance, vain de distinguer le vrai du faux), ni le langage (si normé qu’il tiendrait de la prison), ni le corps (si biologiquement indéfinissable qu’il n’aurait d’existence possible que dans le transgenre). »

Dans le débat public d’aujourd’hui, les questions identitaires occupent désormais le premier plan, surtout lorsqu’elles sont le fait des minorités. Comme l’a dit Deleuze, « C'est ça, être de gauche : savoir que la minorité, c'est tout le monde. » (Abécédaire, cité par Garcia (dorénavant G.), p. 47) Le social est « marqué par la prolifération, le surgissement imprévisible de nouveaux motifs de discrimination, d'exclusion, de ‘’stigmatisation’’ ou d’ ‘’invisibilisation’’ » (G., p. 23).

Un exemple récent de cette réalité : fin novembre, le gouvernement canadien de Justin Trudeau a fait adopter, sous la pression de groupes militants et presque sans débat public, des modifications à la charte des droits et au code criminel qui s’appuient sur cette déconstruction des genres traditionnels.

Pour le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté, ce qui a été rejeté avec l’élection de Trump et le Brexit, c’est « un multiculturalisme agressif qui a semé la pagaille en Occident ». On pourrait, à mon sens, élargir le propos en disant que le rejet a porté sur l’ensemble des entreprises déconstructrices mises en œuvre dans nos sociétés depuis quarante ans. Il s’agit d’un refus des théories postmodernes qui nous été rentrés dans la gorge. Évidemment, l’électeur moyen n’a pas conceptualisé les choses de la sorte. Mais je pense qu’on touche là une partie de la vérité.

La critique du postmodernisme et des pensées de gauche de la déconstruction a souvent été le fait du camp adverse, soit de la droite et de l’extrême droite. Pensons, en France, à Éric Zemmour et à son fameux « Il faut déconstruire les déconstructeurs  », dans le Suicide français. Ou à l’ouvrage s’attaquant au mythe Foucault, par François Bousquet, de la revue Éléments. Sur un mode moins polémique, dans son livre-testament, L’homme dévasté, Jean-François Mattei réservait une place essentielle aux intellectuels déconstructionnistes. Cette critique « externe » paraîtra souvent moralisatrice; elle est donc généralement rejetée du revers de la main par les gens de la gauche qui reprochent à ses auteurs une méconnaissance des textes. L’homme de droite est toujours le vieux schnock qui refuse le changement social. La critique par Robert Maggiori de l’ouvrage de Mattei dans Libération est éloquente à cet égard (1). Pour le journaliste de gauche, le livre n’est en définitive qu’un simple « symptôme » de la « droitisation » de l’opinion publique en France.

S’attaquer à cette critique des idées postmodernes, à gauche, est cependant plus malaisé. Sans doute parce que la « boîte à outils » de Foucault (et des autres déconstructionnistes) fait depuis longtemps partie de l’arsenal de bien des groupes militants de notre époque. Si la critique à gauche est moins souvent audible, elle existe néanmoins. On se rappellera, il y a des lustres, l’opposition de Noam Chomsky à Michel Foucault lors d’un débat mémorable. En France, une mouvance anarchiste ne fait pas mystère de sa critique des dérives postmodernes (http://acontretemps.org/)

Renaud Garcia, agrégé et docteur en philosophie et professeur au lycée, appartient à cette mouvance anarchiste, un anarchisme de la « vieille école », qui se rattache à Kropotkine, Bakounine et même Murray Bookchin. Paru en France, fin 2015, son ouvrage, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, en dépit de sa très grande qualité, a eu peu de retentissement dans les médias de gauche grand public. L'Obs, Libération, Les Inrocks n’en ont, à ma connaissance, glissé mot (à droite, par contre, Le Figaro (Sébastien Lapaque) et la revue Limite en ont parlé). L’auteur avoue même avoir rencontré de l’hostilité lors de causeries qu’il donnait à la suite de la publication de son livre. Cela n’est guère étonnant. Il remet bien trop de choses en question pour l’homme de gauche ordinaire…

L’ouvrage de Garcia arrive à point nommé dans la conjoncture actuelle. Sa lecture permet de comprendre que même à gauche, les idées extrêmes des déconstrutionnistes de tout acabit font problème. Et l’on ne pourra pas cette fois balayer du revers de la main cette analyse sous prétexte qu’elle serait spirée par les idées de droite ou qu’elle participerait de la « droitisation » de la société.

L’auteur dit en effet s’attaquer à son sujet d’un point de vue « anarchiste et, dans un sens très précis, socialiste. Par ‘’socialiste’’, on entend le postulat philosophique selon lequel l'homme est un être dont la nature ne se construit que par les liens avec ses semblables. » (G., p. 12) Il s’inscrit également dans la filiation de la pensée des Lumières – une pensée critique et dialectique (Adorno, Bertrand Russell, etc.).

Garcia navigue allègrement dans le corpus des auteurs qu’il analyse et critique. Il garde une hauteur de vue, reste serein dans sa critique. On se tromperait en pensant qu’il s’agit d’un pamphlet. Il ne refuse d’ailleurs pas toute pertinence aux penseurs de la déconstruction. Garcia est explicite à cet égard dans le post-scriptum d’une entrevue qu’il a accordée : « Ayant été moi-même biberonné à Foucault, Deleuze, Guattari et consorts, il me paraîtrait absurde de décréter que leur pensée est inconsistante ou inintéressante. Il ne s’agit donc pas d’un jeu de massacre, orchestré depuis une posture de pureté théorique. Par contre, que certaines de leurs perspectives soient, avec le recul, éminemment critiquables, et plus encore en ce qui concerne leurs émules plus ou moins médiatiques, est un autre problème. C’est celui du livre. » Pour lui, les auteurs postmodernes ont à tout le moins eu le mérite de « prendre en compte des oppressions autres qu'économiques » (G., p. 183).

Nous sommes donc en présence de quelqu’un qui juge en connaissance de cause.

Garcia amorce sa réflexion à partir d’un étonnement : l’omniprésence des vocables « déconstruire » et « déconstruction » dans l’espace médiatique et critique, qui remplace « d'autres termes en désuétude accélérée, tels que ‘’analyser’’, ‘’réfuter’’, ‘’démystifier’’›, ou simplement ‘’critiquer’’ » (G., p. 7).  Je n’ai pour ma part jamais aimé les mots « déconstruire » et « déconstruction ». J’ai toujours trouvé qu’en faire usage était signe d’arrogance, qu’ils suintaient la supériorité morale. Car prétendre qu’on peut « déconstruire » la pensée de tel ou tel, c’est se poser au-dessus de lui, c’est prétendre en savoir plus que lui sur lui-même, prétendre « manifester une lucidité supérieure ».

Garcia entend poser dans son livre un diagnostic. « Peut-on rendre raison d'un tel glissement de vocabulaire, qui témoigne également d'un glissement dans la manière de juger la réalité ? Si nous le traitons comme un symptôme, vers quelle maladie de la critique peut-il nous faire remonter ? La prolifération du terme [i.e. déconstruction], et son emprise sur les modes d’expression, sont-ils sans recours ? » (G., p. 10)

Dans mes années d’études, au début des années 1990, il m’est arrivé de rencontrer des jeunes conditionnés aux idées postmodernes, tout imbus de faire partie de l’avant-garde intellectuelle du monde. J’ai toujours éprouvé un malaise profond à les écouter car je constatais le saccage sans doute irréversible de jeunes esprits par un mode de penser qui ne pouvait que les emprisonner dans une cadre extrêmement rigide et limité (comme pouvait l’être un certain marxiste, dans les années 60 et 70, dont on ne sortait finalement jamais). Il suffit de voir la profonde bêtise qui règne dans ce milieu, dont Garcia donne plusieurs exemples dans son livre, pour s’en convaincre. J’ai par ailleurs toujours été sensible à la violence dont est porteur le geste déconstructif. Une violence dont Derrida était lui-même parfaitement conscient, ainsi qu’on peut le voir dans cette vidéo saisissante : https://www.youtube.com/watch?v=nnwtlb4yvd4&feature=share (on lira avec intérêt l'analyse qu'en propose Philippe Grasset sur son site Dedefensa.org : La révélation de Jacques Derrida, 27 avril 2015).

La déconstruction, précise Garcia, peut être définie comme « le geste consistant à défaire une réalité instituée. Plus précisément, il s'agit de mettre en évidence la dimension construite, biaisée, de valeurs et de notions qui se présentent habituellement sous les dehors du normal, du naturel, de l'objectif ou de l'universel. (…) si tout cela résulte d'une construction et ne présente en définitive rien de naturel, alors il demeure toujours possible de le déconstruire, et de recoudre, pour ainsi dire, quelque chose d'autre à partir des lambeaux restants. » (G., p. 13-14)

Pour la pensée postmoderne, rien n'est naturel puisque tout est au bout du compte construit. Pour elle, qui ne veut surtout rien « stabiliser », le péché absolu, c’est l’essentialisme.  « Un ‘’essentialiste’’ serait ennemi de la pluralité, donc un partisan de l'ordre, puis de la totalité sociale, et en un nostalgique d'un monde stabilisé autour de références partagées et immuables. De l’essentialisme à la réaction, il n'y aurait donc qu'un pas, qu'une critique digne de ce nom devrait s'éviter de franchir. » (G., p. 23-24)

C’est Derrida qui a créé le concept de « déconstruction » à la suite d’une relecture de Heidegger. Dans son ouvrage, Garcia rattache au courant de la déconstruction des penseurs comme Foucault, qui ne revendiquent pas nommément le concept. En fait, on pourrait dire que déconstruction, pour lui, dans son livre, équivaut à peu près à ce que les Américains désignent comme la « French Theory ». On pense ici outre Foucault et Derrida, à Deleuze et Guattari, à Lyotard, à Baudrillard, pour ne nommer que les principaux. Doivent également être pris en compte dans ce tableau les champs d’études et les courants de pensée qui en dérivent : post-anarchisme, post-féminisme, mouvement queer, études postcoloniales, etc.

La déconstruction nous fait marcher non sur un sol bien solide, mais au milieu de sables mouvants. On flotte dans une sorte de no man’s land. « Fomenter la subversion de tout royaume, autrement dit de tout domaine reposant a priori sur une assise stable, se référant à un principe directeur qui lui confère sens et cohérence : telle pourrait être une bonne caractérisation de la déconstruction. » (G., p. 16)

Second sujet d’étonnement pour Garcia : le constat de l’influence extraordinaire de l’œuvre de Michel Foucault dans le milieu de la critique sociale et chez les groupes militants (et même dans l’univers médiatique). Foucault est d’ailleurs le point focal de son analyse. Sa théorie du pouvoir est sans doute l’aspect de sa pensée qui s’est le plus diffusé dans les milieux militants de gauche : « Il estime que le pouvoir a été mal compris par les marxistes et par les anarchistes au premier chef. Ces derniers auraient une conception rudimentaire du pouvoir : c'est l'État (ou le capital) et il s'exerce de manière verticale sur les individus qui auraient une capacité et des potentialités de s'y opposer en s'alliant collectivement et en menant une lutte au nom de principes abstraits du type plus de justice, plus de liberté. Selon Foucault quand on est dans ce schéma on est dans l'erreur car on alimente la domination qu'on subit parce que le pouvoir ce n'est pas quelque chose d'extérieur à nous, il nous traverse, on est produit et construits par lui et c'est donc un leurre de vouloir s'opposer à l'État ou au capitalisme au nom de potentialités qui seraient réprimées... impossible parce qu'il n'y a rien d'autre à retrouver en dehors du système. » (transcription d'une causerie de Garcia) Le pouvoir est donc partout, et la résistance aussi.

J’aimerais souligner quelques lignes directrices de l’ouvrage.

Selon Garcia, la déconstruction détruit purement et simplement les assises intellectuelles permettant une critique sociale de l’exploitation et de l’aliénation dans une société capitaliste. Pour les déconstructeurs, et Foucault au premier chef, c’est la critique de la domination qui passe au premier plan. Les conflits entre classes sociales disparaissent du tableau. La « critique sociale revient alors à déconstruire toute norme, à desserrer ‘’l’étau’’ des règles de vie collectives, ce qui conduit logiquement à une recherche frénétique de la singularité, à une sorte d'exode pour échapper à toute contrainte. » (source) La critique radicale du pouvoir, les luttes émancipatrices disparaissent au profit d’un jeu sur les identités. 

Si Garcia estime que Foucault est en quelque sorte le « fossoyeur » de la critique de l’aliénation, il a recours, comme antitode, à d’autres penseurs, principalement Debord, Marcuse et Henri Lefebvre. « Mais il faudra alors assumer pleinement que ces auteurs prennent appui, d'une façon ou d'une autre, sur une théorie de la nature humaine, justifient une critique transcendante et non immanente du pouvoir, en ne reculant pas devant des notions prétendument ‘’essentialistes’’ comme la vérité, l’authenticité, l’intentionnalité d'un sujet qui s'efforce, un tant soit peu, de contrôler ses actions et son devenir. C'est à partir de cette grille conceptuelle que les phénomènes tenus pour marginaux par les foucaldiens redeviennent centraux : manipulation par la propagande, idéologie spectaculaire, consommation des signes de notre bien-être, rapport falsifié au monde et aux autres, enfermement dans l'univers liquide de la technologie fait d'obsolescence programmée. Selon cet ancrage conceptuel, on peut véritablement penser autre chose que le système social existant, et non pas seulement un autre agencement de normes (G, p. 145-146).

Autre critique qu’il fait. Le postmodernisme a « une méfiance vis-à-vis de tous les concepts qui permettent de mener une lutte englobante et commune » (source). Si cette méfiance est parfois justifiée, « la question est de savoir jusqu'à quel point se méfier, car il y a un seuil qui est toujours franchi avec la déconstruction. Certes la déconstruction a mis en évidence des oppressions, pas seulement de classe, qui n'étaient pas toujours vues et prises en compte dans le cadre marxiste ou anarchiste. Mais cette critique poussée au-delà de ce seuil conduit à diluer et à fragmenter les oppressions que nous subissons et qui devraient permettre de mener des combats communs. Ces multiples fragmentations peuvent se multiplier à l'infini autant qu'il y a de dominations. » (source) S’il n’y a plus de notions partageables, la critique de l’oppression devient impossible.

Garcia donne l’exemple du discours politique postcolonial, qui « paraît se livrer à la seule issue plausible : la fragmentation sociale en fonction de critères ethniques (…), revendiquée comme horizon ultime par les apôtres du multiculturalisme. Sur ce sol mouvant, disparaissent les manières de penser le commun ainsi qu'une approche du social en termes de rapports de force économiques. » (G., p. 103-104)

Pour lui, les déconstructeurs franchissent la limite au-delà de laquelle une vie véritablement humaine, solidaire et collective, n’est plus véritablement possible. « On saisit alors ce que manque irrémédiablement une critique déconstructionniste de l'universalisme. En prétendant démasquer sous l’universalisme un projet de domination occidentale destructeur des identités particulières, elle se débarrasse dans le même mouvement de toute présupposition d’universalité susceptible de fédérer ces mêmes identités » (G., p. 110)

En guise de remède, Garcia propose « un retour assumé à la catégorie philosophique du commun » qui « permettrait de contrer les effets de la pensée de la déconstruction, désormais délayés dans le corps social. » (G., p. 110)

S’il est impossible d’avoir une cadre général et partagé pour l’action, il l’est tout autant, pour les déconstructeurs, d’avoir une extériorité sur laquelle fonder la critique. Nous sommes pour eux englués dans des rapports de pouvoir et de domination auxquels nous ne pouvons jamais échapper. « C'est typiquement ce que signifie [Fredric] Jameson lorsqu'il dit que ‘’la distance a été abolie dans l'espace du postmodernisme’’, autrement dit la possibilité de se mettre à l'écart en ayant un point de référence qui permette d'organiser un critique sociale et culturelle. » (source) Pour Garcia, les déconstructionnistes ont une vision pessimiste du social, puisque « aucune voie de sortie ne nous est permise, de sorte que nous n'ayons plus d'autre horizon qu'un jeu stratégique de desserrement des normes. » (G., p. 147)

Un des reproches fondamentaux qu’il fait aux théories de la déconstruction, c’est de conforter le système capitaliste en place. D’ailleurs, Foucault, dans les dernières années de sa vie, avait, on le sait, une vue très favorable des thèses néolibérales. « Dans sa version américaine, le néolibéralisme présente en effet des analyses susceptibles de s'agencer avec la critique foucaldienne des normes. » (G., p. 19) Comme le dit crûment un autre penseur anarchiste, Freddy Gomez, dans sa recension de l’ouvrage, « au bout du compte, les théories de l’anéantissement du sujet ont joué un rôle fondamental dans l’adaptation des ‘’ élites intellectuelles’’ au monde tel qu’il est devenu. (…) la déconstruction a, en effet, permis, par néantisation de tout repère et abolition de toute limite, une exacerbation nihiliste des nouvelles subjectivités, toujours séparées et infiniment marchandes. » Pour Sébastien Lapaque (évoquant lui aussi l'ouvrage de R. Garcia), « l'insistance sur les ''différences'' — de genre, de sexe, de race — est une ruse du Capital pour pouvoir continuer à manœuvrer et grandir dans un contexte d'accumulation illimitée que plus personne ne remet en cause»

Garcia souligne quelques réalités de la sociologie des déconstructeurs, qui peuvent même nous aider à comprendre l’élection récente aux États-Unis, et le sentiment d’abandon des classes inférieures par une certaine élite progressiste :

« La pensée de la déconstruction, tournée vers le progrès des mœurs et l'affirmation de subjectivités libérées des pesanteurs des normes, connaît certes un franc succès chez les intellectuels critiques ‘’de gauche’’. Mais que dire des gens qui, a priori, sont placés dans des conditions matérielles et symboliques telles qu'ils auraient un intérêt radical à un changement de système ? Que penser des pauvres, des ouvriers délocalisés, des petits employés, de la jeunesse au chômage, des cadres pris dans la dynamique de la performance au travail, et plus largement de tous les salariés enferrés dans le cycle mortifère surtravail-consommation-surtravail - toutes catégories de personnes qui éprouvent de plein fouet, autant physiquement que psychiquement, la violence de l'organisation capitaliste de la société ? N'auraient-ils pas des raisons tout à fait objectives de grossir les rangs sinon d'organisations socialistes (au sens précis que nous avons donné), du moins des personnes qui en partagent les idées ? Dès lors, la question est bien de savoir pourquoi ils ne le font pas davantage, voire, dans certains cas, comme l'a montré Thomas Frank sur l'exemple américain, pourquoi les pauvres votent à droite, c'est-à-dire pour une représentation politique qui sous couvert de restaurer des ‘’valeurs’’ entreprend avec une intransigeance redoublée la mise au pas sociale à coup de réformes ‘’nécessaires’’. (…) nous défendrons l'idée suivante : la reprise de la ‘’boîte à idées’’ déconstructionniste par les courants les plus radicaux de la critique sociale contribue en fait à rendre cette dernière inintelligible pour la plupart des personnes qui pourraient s'y intéresser. Et cela, entre autres choses, parce qu'elle traite comme d'intolérables crispations essentialistes les principes mêmes qui favoriseraient une démarche critique commune, voire universelle. » (G., p. 24-25) On ne saurait mieux analyser la situation américaine.

Nous évoquions plus haut le rejet, par les pensées décontructionnistes, des grands concepts de la modernité, notamment la notion de vérité. Pour Foucault, par exemple, « un savoir n'est jamais en définitive ni vrai ni faux, mais qu'il se manifeste davantage comme un certain ‘’ régime de vérité’’ qui découpe dans la réalité, à un certain moment, des objets intelligibles » (G., p. 21).  « Selon Foucault, ce que l'on appelle la ‘’vérité’’ n'est pas vraiment lié, comme on pourrait le penser selon une définition classique (aristotélicienne), au rapport de concordance entre un énoncé et des faits qui existent indépendamment de l'énonciateur. La vérité est davantage conçue comme un système de règles, toujours instable, intriqué dans un réseau complexe de pratiques et de discours, qui s'alimentent l'un l'autre. » (G., p. 20-21)

Ces propos éclairent également, à mon sens, les débats récents autour de la notion de « post-vérité ». Peu d’analystes rappellent que si un Trump peut jouer allègrement avec le mensonge et la vérité, c’est qu’il apparaît dans un monde ou la notion de vérité, depuis des décennies, est déconstruite par les universitaires postmodernes. Trump, en définitive, n’a rien inventé. C’est la thèse que soutient notamment l’intellectuel britannique Andrew Calcutt dans un article particulièrement éclairant.

C'est aussi l'idée défendue par l’essayiste britannique Joanna Williams, à l'occasion du débat sur le Brexit. Pour elle, les universités sont devenues depuis longtemps des sortes de “bulles idéologiques” au sein desquelles sont professées des idées totalement déconnectées de l’expérience réelle des gens. « Alors que les commentateurs se sont attardés à mettre en lumière les pitreries d’étudiants pratiquant la censure, certains professeurs ont pu transformer, mine de rien, les universités en bulle idéologique. Pour de nombreux universitaires, l'enseignement supérieur est devenu un Espace politique sécuritaire (political safe space), un lieu où ils peuvent se mettre à l’écart des pensées et des personnes avec lesquelles ils sont en désaccord. Cette position de sécurité permet à certains chercheurs de glorifier leur radicalisme auto-proclamé, leurs travaux soi-disant progressistes sur l'identité de genre, l'intersectionnalité, la théorie critique de la race et l'hétéronormativité, sans jamais avoir à tester leurs points de vue sur le grand public. » (source)

Et beaucoup, parmi ceux qui  aujourd'hui défendent l’expertise et la connaissance face aux Trump de ce monde et à un peuple ignorant, ont contribué, par leurs travaux,  à semer la pagaille.  Ce « nouvel amour de la connaissance, des faits et de la vérité est le fait des mêmes personnes qui ont fait leur carrière universitaire en affirmant qu'il n'y avait pas de vérité – que, dans le meilleur des cas, il pouvait y avoir plusieurs vérités, et que la connaissance est dépendante de la perspective et de l'identité du chercheur. Tel est donc leur amour de la connaissance. Ils ont mis au rebut les textes de la grande tradition occidentale (« canon ») afin de transformer le cursus universitaire en une célébration relativiste de la politique identitaire. » (source)

Garcia démontre également très bien la faillite de la pensée postmoderne lorsqu’il s’agit de nous prémunir des excès de la technologie et du transhumanisme, faillite sur laquelle avait déjà insisté les néoluddites du collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre. Un Derrida, qui tenait les propos suivants, ne peut absolument pas nous préserver des effets mortifères du développement technique :

« Ce qui se prépare à un rythme incalculable, de façon à la fois très lente et très rapide, c'est un nouvel homme bien sûr, un nouveau corps de l'homme, un nouveau rapport du corps de l'homme aux machines. [...] le suis attaché aux formes existantes ou héritées de la condition humaine, du corps de l'homme, [...] et en même temps je ne veux pas dire non à tout ce qui vient de l'avenir. Qu'il s'agisse du vivant, des prothèses, des greffes, du génome, de toute l'aventure génétique, ou qu'il s'agisse de la technique, de la technologie de communication, des médias qui transforment profondément l'espace public et politique ». (cité par Garcia, p. 165-166)

Garcia retrouve ici, avec Derrida, cet impensé de la critique déconstructionniste : « l'idée que si tout est construit et si la nature ou une forme de nature résiduelle n'existe plus en nous alors tout ce qui nous vient de la technologie, de la haute technologie, qui nous permet de nous hybrider avec les machines est bienvenu car ça accélère notre désidentification, cette fascination de n'être jamais le même. » (source)

Et Garcia de conclure : « Il semble donc y avoir un prix à payer pour l'hybridation, loin des rêves d'une humanité transformée et libérée des contrôles normatifs. La figure du cyborg n'exprime-t-elle pas le reniement névrotique de l'humanité par elle-même, incapable de s'accepter dans sa faiblesse constitutive, et prise par conséquent dans une dynamique d'emballement sans visée déterminée ? » (G., p. 169)

Un peu d’espoir…

L’auteur du Désert de la critique entend proposer un diagnostic et des explications de nos errances idéologiques. Il tente également de suggérer quelques pistes nous permettant de dépasser la situation actuelle.

Je trouve d’abord très rafraîchissante, chez un intellectuel de gauche, cette réhabilitation de la nature humaine, envisagée bien sûr de manière critique.  Garcia s’en prend ainsi à l’antinaturalisme essentiel des pensées déconstructrices : « le geste de déconstruction (…) nous prive d'une vision possible de ce que pourrait être la nature humaine dans une autre société, instituée différemment » (p. 23). Il importe, pour lui, de retrouver, dans son intégrité, « une forme optimale des capacités humaines ».

Il remet également au premier plan de sa réflexion la notion d’incarnation. « Quitte à passer pour ringard il serait bon de revenir au fait que la condition humaine est aussi une condition corporelle, que nous sommes des êtres incarnés qui ont besoin d'un certain milieu stable pour exercer leurs capacités. » (source)

Afin d’échapper à l’individualisme outrancier des théories postmodernes, il propose un « recentrage sur ce qu'il y a d'immédiatement commun entre l'autre et moi-même » (G., p. 183). « Nous proposons de le chercher au plus près de l'expérience, dans le rapport social que les gens nouent en face-à-face. » (G., p. 183)

Refus de l’accélération du monde capitaliste et technique, décroissance, communautés à échelle humaine, voilà d’autres voies qu’il entend suivre. Il « s'agit (…) de reconnaître que la prise en compte du corps propre, du monde de la vie et de l'individuation dans un milieu familier supposent une expérience du localisme qui n'a rien de paroissial, de nostalgique ou de folklorique : elle rend plutôt compte de structures universelles incompatibles avec la dynamique d’accélération du capitalisme contemporain. » (G., p. 192)

On ne se surprendra pas de ce que, dans les dernières pages du livre, soit introduite la notion de limite : « C'est pour cette raison que nous avons besoin de trouver, au-delà des perpétuels procès en ‘’essentialisme’’ ou ‘’conservatisme’’ que s'adressent réciproquement telle ou telle catégorie sociale, telle ou telle frange de la gauche et de l'extrême gauche, un terrain d'entente qui puisse organiser le domaine de la pensée critique autour d'une certaine ligne directrice. Peut-être la notion de limite n'est-elle pas la plus mal placée pour polariser ce travail. » (p. 193)

Et Garcia de citer l’œuvre d’Ivan Illich comme étant peut-être la plus stimulante, « probablement celle qui pourrait donner le plus de grain à moudre autour d'une réévaluation du concept de limite dans la critique sociale ». Un excellent guide, il va sans dire. (Il y en a bien d'autres, il faut le dire, qu'il nous présente tout au long de l'ouvrage : Jacques Ellul, Christopher Lasch, etc.):

Il conclue sur cette la nécessité de rétablir au centre de la vie la communauté humaine : « Contrairement à l'adage libéral selon lequel ''ma liberté s'arrête là où commence celle des autres'', pour l'anarchiste ma liberté ne peut pas être atteinte sans les autres, sans compter sur un autre qui reconnaîtra ma propre liberté. Autrement dit sans une forme minimale de communauté humaine entre lui et moi. » (G., p. 197) On retrouve ici l’admirateur et le spécialiste de Kropotkine.

L’ouvrage de Renaud Garcia a un mérite immense, celui de présenter des pensées complexes, souvent absconses, de manière intelligible, et surtout en nous faisant comprendre les enjeux de leur existence. Si je donnais un cours d’histoire des idées, j’en ferais une lecture OBLIGATOIRE pour mes étudiants.




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