Plonger dans la vie ou aller à la pêche?

Youri Pinard

Voilà dix mois maintenant que nous avons commencé en famille notre lent périple un peu improvisé en Europe et en Asie. Nous essayons de voyager lentement et de voyager léger. Comme nous le souhaitions, nous prenons le temps de vivre des expériences nouvelles avec les enfants. Il est parfois difficile de faire un tout avec les expériences vécues, particulièrement lorsqu’on se déplace plus fréquemment. Difficile d’apprendre une langue, de comprendre les conventions et l’ambiance d’une culture.

 

J’ai parfois l’impression de collectionner les perles sans pouvoir en faire un collier. Il y a pourtant quelques impressions, quelques sentiments qui, me semble-t-il, valent d’être partagés et qui sait s’il y a un lien entre eux.

L’habitude de l’étrangeté

Le voyageur aime relativiser sa propre culture, sentir qu’il va au-delà, qu’il transcende les conventions. Mais il doit peu à peu réaliser qu’en étant étranger, il demeure pour l’essentiel en dessous des conventions. C’est-à-dire qu’il n’a pas accès à la subtilité parce qu’il n’a pas pu aplanir les aspérités du vulgaire.

Il n’est pas aisé de mesurer la portée du handicap dans lequel on se trouve en tant qu’étranger; et je parle ici du voyageur et non de celui qui a pris le temps d’apprivoiser son nouvel univers. On a souvent l’impression de se retrouver dans la peau d’un petit enfant: on ne sait plus parler. On ne comprend plus ce que disent les gens. La lecture est souvent impossible. La mémoire refuse de retenir des mots quand la racine de la langue est très différente ou quand l’alphabet n’est pas le même. Un grand nombre de nos réflexes sont devenus désuets et on n’a pas développé les réflexes normaux que tout le monde autour possède. Rien d’étonnant qu’on soit souvent l’objet de regards amusés. Les incidents ne manquent pas qui, avec un peu de sens de l’humour de part et d’autre, sont généralement cocasses et sans gravité.

Mais ce dépaysement souvent recherché lors des vacances revêt un autre sens lorsqu’il est répété régulièrement pour une longue période.

Le dépaysement chronique est un phénomène paradoxal

Avec l’habitude de l’étrangeté vient l’acceptation d’une certaine vulnérabilité. Cela fait naître une nouvelle assurance en même temps, une sorte de sécurité intérieure. On apprend à rester ouvert face à l’inconnu, à faire confiance à son intuition. On s’amuse des particularités propres à chaque culture, incluant la nôtre, mais on discerne mieux les traits fondamentaux de ce qui est profondément humain. Naît progressivement une sorte de calme dans la tourmente excitante de l’exotisme. On cherche moins à sentir ce qu’on comprend et on cherche plus à comprendre ce qu’on ressent.

Regard neuf et superficialité

En voyage, on a l’avantage du regard neuf et de l’ouverture sur le monde. On est constamment invité à la curiosité, ce qui est très formateur. Pour ma part, cette nouveauté omniprésente m’a tout de même fait prendre conscience de l’interprétation constante, souvent erronée, que j’avais de mon environnement.

Lorsqu’on ne comprend ni la langue ni la coutume, notre perception des situations est plutôt superficielle. Comme le mental humain a horreur de ne pas savoir, il doit interpréter les données fractionnées et incomplètes dont il dispose. L’esprit connecte les points comme il peut en remplissant les vides avec ses propres repères. Le portrait qu’on se fait ainsi d’une situation est parfois bien plus un reflet de soi-même qu’une compréhension de l’autre. Et comme on est impatient de comprendre “la culture”, on est prompt à généraliser les observations et à les attribuer à des réalités culturelles, incapable de discerner le particulier du général dans un contexte tout nouveau.

Avec notre mental prédateur, impatient de posséder la connaissance, on va à la pêche, on abrutit la vérité. Trop souvent, j’ai dû m’avouer faire fausse route après la généralisation abusive d’interprétations sommaires basées sur des perceptions superficielles… Le voyage a braqué les projecteurs sur une zone d’ombre de mon univers cognitif; et quelque chose me dit que cette ombre n’est pas le propre du voyageur. Il fallait en fin de compte renouer avec une des plus sages maximes de l’histoire de la pensée humaine “je ne sais pas”.

Ma culture est le règne de l’opinion et m’a habitué à avoir une opinion soi-disant personnelle sur tout dans une ambiance de “avec nous ou contre nous?”. La vérité n’est plus à l’ordre du jour mais il faut à tout prix avoir son opinion. C’est en voyageant que “je ne sais pas” est devenu ma profession de foi, ma déclaration d’indépendance. Avant de défendre ses idées, ne faut-il pas défendre son droit à l’ignorance intelligente, à l’écoute, à l’observation, à la contemplation?

Peut-on être plongeur et pêcheur à la fois?

Peut-être sur une note plus personnelle, j’aimerais conclure cet effort de relier mes perles. J’ai pris conscience de cette transformation intérieure lors d’une expédition de pêche au Japon avec notre hôte.

La pêche évoque pour moi de bons souvenir d’enfance: le bon temps avec mon père et les oncles, la nature, la proximité de l’eau, l’anticipation de ce contact fugace avec les êtres d’un monde mystérieux que sont les poissons. Certes, comme plusieurs j’ai ressenti le malaise lié à la souffrance de l’animal et à sa mise à mort dans un contexte de loisir. Mais on se raisonne; on passe par-dessus n’est-ce pas? Il doit bien y avoir dans notre instinct de prédateur quelque chose de naturel et donc de juste, non? On lance sa ligne à l’aveuglette, on tente sa chance dans l’invisible de l’autre côté du miroir, on se convainc qu’on a du talent et surtout, on se raconte des histoires de pêche.

Il se trouve que dans les mois précédant cette partie de pêche, j’ai eu l’immense privilège de passer des centaines d’heures à observer la vie marine dans son état naturel, en tant qu’humble visiteur. Réalisant un rêve d’enfance, je me suis consacré à la plongée suffisamment pour en faire un second métier, mais c’est surtout demeuré une grande histoire d’amour.

Chez eux, dans cet univers parallèle qu’est l’océan, les poissons sont maîtres: des êtres puissants, légers, véloces et colorés. Ils sont curieux et débordant d’une vitalité semblable à celle des oiseaux. Si vous pourchassez un poisson en pensant qu’il nage vite, il est surprenant de le voir disparaître à la vitesse intergalactique lorsqu’il ne désire plus votre présence. Si vous vous trouvez attaqué par un poisson, suite à une négligence, vous prenez la mesure de votre maladroite lourdeur. Bref, plonger c’est non seulement apprendre à voler, mais c’est aussi s’inviter dans un univers de beauté, de profondeur et de silence, un univers plein de vie en voie d’extinction.

J’étais enthousiaste pour cette partie de pêche jusqu’à ce que la première prise atterrisse dans un bac. Je pouvais deviner les couleurs vives que j’aurais vues sous l’eau mais déjà elles tournaient au vert-de- gris. La taille de ce poisson en aurait fait une rencontre impressionnante: il était à peine plus petit que le “triggerfish” qui m’avait intimidé la semaine précédente en défendant son territoire. Mais il était là au fond du bac, lourd, paralysé, vainement agité de tremblements chaotiques, manifestement en train de s’étouffer comme un homme qui aurait épuisé sa réserve d’air par 30 mètres de fond. Il souffrait en silence, dans une dignité insensible à l’homme. Il criait comme un noyé ouvre la bouche en vain par 30 mètres de fond…

Mon hôte m’a sorti de mes rêveries en me demandant pourquoi je ne pêchais plus. “C’est juste que j’ai peut-être trop plongé... je ne vois plus les poissons de la même manière soudainement, tu comprends, mais ne t’inquiète pas pour moi.” J’étais ému et j’avais envie de plonger par-dessus bord dans le silence. Ce n’était pas les poissons, c’était la vie que je ne voyais plus de la même manière.

Le petit garçon qui nous accompagnait continuait d’être émerveillé par les beaux poissons dans le bac, et les hommes continuaient de ressembler à des petits garçons.

Peut-on être plongeur et pêcheur à la fois? C’est sur ce bateau que je me suis demandé jusqu’où pouvait aller l’analogie avec notre monde intérieur et nos relations au monde. Je laisse ces réflexions au lecteur.

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