Philippe Grasset ou les identités contre le Système

Mario Pelletier

Voici une grande fresque historique qui explique aussi bien les catastrophes écologiques que les guerres actuelles en montrant comment le choix, au début de la révolution industrielle, d'un développement basé sur l'énergie fossile, a été déterminant, comment une logique de feu, de puissance, via l'Allemagne d'abord puis via les États-Unis a prévalu contre une logique de perfection d'origine latine, comment enfin la guerre de 1914-1918 a marqué cette époque.

 

 

Qui désespère de trouver un sens à la folie guerrière répandue sur la planète en ce moment - cent ans après la grande tuerie de la Première guerre mondiale -, aurait intérêt à lire Philippe Grasset.
Philippe Grasset
Sans prétendre résoudre l'énigme du futur qui nous attend, cet auteur et fin observateur nous montre clairement comment le monde en est arrivé là. Pourquoi les pires barbaries sévissent au Moyen-Orient et ailleurs, malgré les «progrès» de l'humanité, et pourquoi la planète, menacée déjà par des catastrophes écologiques sans précédent, se trouve au bord d'un affrontement nucléaire apocalyptique entre la Russie et les États-Unis.

Oui, pourquoi l'humanité en est-elle encore revenue là, c'est-à-dire revenue en situation de guerre mondiale, après des décennies où on a tant vanté les progrès de la démocratie, de la liberté et des droits de l'homme dans le monde ? Comme dit Philippe Grasset, « un cataclysme intellectuel et spirituel nous a frappés ».

C'est la crise ukrainienne, le printemps dernier, qui m'a fait découvrir Philippe Grasset. Sur son site DeDefensa.org, il observe et commente, jour après jour, les menées de plus en plus chaotiques d'un système d'hégémonie mondiale courant vers son autodestruction. Et justement, pour lui, le coup d'État en Ukraine - avec la crise qui s'est ensuivie - est l'une des étapes majeures d'autodestruction du Système. (L'irruption d'un califat sauvage à cheval sur l'Irak et la Syrie en est une autre, qui s'y rattache de près.)

Ce système qui mène de plus en plus le monde au chaos - tout en prétendant vertueusement l'ordonner (Nouvel Ordre mondial) - semble avoir perdu toute direction, entraîné dans un mouvement qu'il ne peut plus arrêter : c'est-à-dire que ses acteurs eux-mêmes ne peuvent plus arrêter. C'est là le point majeur défendu par Grasset. Le système hégémonique développé et imposé par les États-Unis est une mécanique implacable de puissance, appelant toujours plus de puissance (une surpuissance), qui mène fatalement à l'autodestruction. Les Grecs anciens savaient que la démesure - l'hubris - est toujours punie par les dieux. Sauf qu'aujourd'hui, la démesure du système américaniste menace la survie même de l'humanité.

Le déchaînement de la matière et l'idéal de puissance

Dans son livre La Grâce de l'histoire - qu'il a commencé à publier en feuilletons sur son site dès 2009 et dont le premier tome est paru sur papier cette année -, Philippe Grasset illustre fort bien les tenants et aboutissants de la crise de civilisation qu'on connaît. Pour lui, cette crise est l'aboutissement d'une dynamique historique qu'il appelle « le déchaînement de la matière ». Une dynamique remontant à la fin du XVIIIe siècle. Plus précisément, à la Révolution industrielle, où on a fait le « choix du feu ». En Angleterre c'est, en effet, le choix de la thermodynamique - la vapeur, l'énergie du feu - pour activer les machines qui a été à l'origine de ce qu'on a appelé la « Révolution industrielle ».

Philippe Grasset indique bien qu'il a emprunté l'expression « choix du feu » au titre d'un ouvrage du socio-anthropologue Alain Gras (Le choix du feu, Fayard, 2007). Gras, qui axe son propos sur la crise climatique, parle aussi de la Révolution industrielle comme d'un « moment de rupture » :

L’évincement des énergies renouvelables par la puissance du feu fut une véritable rupture dans l’Histoire des techniques et dans l’Histoire de l’humanité.

 Grasset, de son côté, lui donne une ampleur historique (voire métahistorique, comme il dit) en le raccordant à deux autres « événements de rupture » presque simultanées : la Révolution américaine et la Révolution française. C'est là qu'il voit se déclencher la dynamique du déchaînement de la matière.

D'une part, la puissance motrice du feu a apporté la locomotive et le train, le moteur à explosion, l'automobile et l'avion. Avec les conséquences néfastes qu'on sait pour l'environnement. Mais aussi, une puissance jamais vue de l'armement, qui aboutira à l'arme ultime : la bombe atomique. D'autre part, la Révolution française a été une rupture radicale avec le cours de l'Histoire - sous le couperet froid et mécanique de la guillotine - et les armées de Napoléon, par la puissance de feu des armes, en ont répandu les forces de destructuration dans toute l'Europe.

Ces forces destructurantes, à la fois physiques (feu) et sociales (révolution), ont inspiré un « idéal de puissance » que l'empire allemand en gestation fera sien au cours du XIXe siècle. Après sa victoire sur la France en 1870, l'Allemagne poursuit son unification et sa montée en puissance jusqu'au grand affrontement de 1914-1918. La Grande guerre, que Grasset appelle le « laboratoire du déchaînement de la matière ». Pour lui, une rupture de civilisation, « première crise paroxystique de la globalisation enfantée par le choix du feu. ». Et cette idée qu'il reprend de l'historien italien Guglielmo Ferrero : la Première Guerre mondiale était un conflit entre l'idéal de puissance (représenté par l'Allemagne) et l'idéal de perfection (représenté par la France).

Guglielmo FerreroDans Génie latin et germanisme (1917), Ferrero définissait l'idéal de perfection comme « un legs du passé » dont les éléments les plus importants sont « la tradition intellectuelle, littéraire, artistique, juridique et politique gréco-latine ; la morale chrétienne sous ses formes différentes, les aspirations morales et politiques nouvelles nées pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. C’est l’idéal qui nous impose la beauté, la vérité, la justice, le perfectionnement moral des individus et des institutions comme les buts de la vie ; qui entretient dans le monde moderne la vie religieuse, l’activité artistique et scientifique, l’esprit de solidarité ; qui perfectionne les institutions politiques et sociales, les œuvres de charité et de prévoyance. »

Quant à l'autre idéal (puissance), Ferrero le disait « né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine. »

Et il finissait sur ce constat d'une grande portée prophétique :

C’est pour cette raison surtout que la guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée. Cette immense catastrophe a montré au monde qu’il n’est pas possible de vouloir en même temps une augmentation illimitée de puissance et un progrès moral continuel ; que tôt ou tard le moment arrive où il faut choisir entre la justice, la charité, la loyauté, et la force, la richesse, le succès.

 Dès 1815, Talleyrand l'avait pressenti. En annonçant, au congrès de Vienne, que la France abandonnait toutes ses conquêtes territoriales depuis 1789, il déclara : « La France renonce à être gigantesque pour devenir grande. » En une phrase, il avait saisi l'opposition irréductible entre deux idéaux. Gigantisme ou grandeur. Puissance ou perfection.

Contre la puissance du feu qui se déchaîne à la Première guerre mondiale, la France se trouve en première ligne pour défendre l'idéal millénaire de la civilisation occidentale. Une bataille résume le conflit, selon Philippe Grasset, qui d'ailleurs en a fait un livre : Verdun.

Verdun 1916Telle qu’elle s’est déroulée, la bataille de Verdun a vu se déployer, dans un fracas de fin du monde, la panoplie complète de la guerre déstructurante et de l’armement déstructurant. Verdun fut le théâtre d’une offensive de la guerre déstructurante à cause du caractère brisant extrême des armements. Ce sont les armements – la puissance inouïe, surtout initiale, de l’artillerie – qui tendirent à bouleverser, à déstructurer complètement le “pays” (le périmètre de la bataille, si bien clos et délimité), sa géographie, son être même, et les psychologies de ceux qui le défendaient à mesure. L’événement est sans précédent dans l’histoire guerrière par le volume et le poids de la force, par l’intensité de cette force, par son dynamisme destructeur, par son effet déstructurant général.

 Aussi, entre février et décembre 1916, contre cet enfer de feu et d'acier hurlant qui leur tombe dessus, la résistance victorieuse des Français à Verdun prend-elle valeur de symbole. C'est le triomphe de l'homme face à la machine. Pour le moment. Pour le temps de cette guerre. Car le nouvel armement déployé, le summun technologique de l'époque, n'en est qu'à ses débuts, on le sait. Et l'idéal de puissance aussi.

Philippe Grasset souligne, à plusieurs reprises, la destructuration profonde opérée par la Première guerre mondiale, parce qu'elle aura des conséquences jusqu'à nous : La violence même de l’événement, sa longueur, sa persistance, son enfermement dans un processus de destruction aveugle, conduisent effectivement à une déstructuration révolutionnaire presque achevée, jusqu’au nihilisme même, une déstructuration pour laquelle aucune alternative n’a été conçue, aucune suite n’est prévue, comme si la déstructuration devenait l’événement même de la guerre, dépassant la guerre.

Il y en aurait long à dire sur les mouvements parallèles de destructuration dans les arts et les lettres, mais c'est une autre affaire. Continuons de suivre Philippe Grasset et revenons à l'idéal de puissance, qui poursuit sa carrière au XXe siècle, et notamment à un acteur important qui s'impose sur la scène internationale à la fin de la Première guerre : les États-Unis d'Amérique.

L'idéal de puissance et les États-Unis

Grasset montre à l'évidence comment les États-Unis étaient tout désignés pour épouser l'idéal de puissance - prendre le relais du feu, en somme, de l'Allemagne - et pousser plus loin le déchaînement de la matière.

Au départ, dit-il, l'« Amérique » est un mythe, né en bonne partie dans les salons en vogue du Paris des Lumières, avant 1789, autour de messieurs les ambassadeurs Jefferson et Franklin. C'est une construction, une fabulation, qu'il s'agit par la suite d'imposer : le pays de la liberté et de l'égalité, la démocratie idéale, etc. Y compris l'idée d'une « révolution » américaine.

L’Amérique est née hors de l’Histoire et contre l’Histoire et, pour cette raison, parce qu’il fallait justifier cette construction extrêmement précise et ajustée à des intérêts bien déterminés en l’habillant d’atours moraux et démocratiques d’une allure irréfutable, le verbe et tout le reste devenus description avantageuse devaient circuler à leur guise par toutes les voies possibles de la communication. Ce pays fut construit sur un réseau, une infrastructure serrée de communication, que les distances considérables de la géographie justifiaient d’autant pour fixer les rassemblements patriotiques. Il s’ensuit qu’avec l’Amérique, nous sommes sur le territoire de l’“empire de la communication” que nous avons déjà signalé, où tromperie et faux-semblant sont les règles du jeu et l’essence de l’art;  pas moins au XXème-XXIème siècles qu’au XIXème, sans aucun doute, et même un peu plus, et finalement de plus en plus.

 Puis cette nouvelle Amérique, en quête d'identité et de territoire, Grasset la voit très proche de l'Allemagne qui se constitue au cours du XIXe siècle. Il y a là deux expansions parallèles, propulsées par une même industrialisation. En somme, pangermanisme et américanisme, même combat :

L’Allemagne est cette confédération morcelée qui se réunit par le fer et le feu prussien, pour passer directement au modèle de l’empire qui ne parvient pas à se fixer dans l’espace, qui dispose d’une identité utopique mais qui reste éternellement en quête de territoires nouveaux ou d’espaces voisins sur lesquels elle prétend avoir un bail caché ; l’Amérique, évidemment, dont on sait l’origine, qui repousse les références historiques, qui ne peut s’accomplir que dans une quête éternellement expansionniste promise à ne se satisfaire que des frontières du monde, qui ne peut vivre qu’en poursuivant un but éternel d’expansion de l’américanisme.

 Il s'agit, dans chaque cas, d'une « course sans fin à la puissance pour trouver une identité ». Ce rapprochement - cette parenté - explique bien des accointances et complicités entre Américains et Allemands jusqu'à nos jours, et notamment : pourquoi les grands industriels américains - et bien des responsables politiques - ont soutenu, plus ou moins ouvertement, le régime hitlérien ; pourquoi les USA, après 1945, ont protégé - et même employé - des criminels de guerre nazis (dans les services secrets, dans les coups d'État en Amérique latine et dans les opérations Gladio de l'OTAN, entre autres). Le complexe militaro-industriel y trouva aussi des assises solides :

Dans son développement, dès ses origines, cette entité massive qu’est le Pentagone ne dissimula pas, à plus d’une occasion, sa fascination pour l’orientation de la science nazie, et notamment pour ses méthodologies, principalement à l’occasion de l’incorporation dans son vaste domaine de scientifiques et chercheurs allemands en 1945-1947 (Operation PaperClip), qui avaient travaillé durant plus d’une décennie dans des structures et selon des orientations contrôlées et déterminées par le parti national-socialiste, et, précisément, la SS.

La communication, atout majeur de la puissance

L'idéal de puissance, sans doute, était commun aux deux pays, mais, dès les années 1920, se dessine une distinction radicale : alors que l'idéal de puissance germanique dégénère dans le racisme aryen puis la brutalité nazie, celui des États-Unis s'avance masqué, camouflé sous la fiction confortable et souriante de l'American Dream. Il faut lire Philippe Grasset pour suivre l'évolution du mythe américain : sa première émergence dans la France de Voltaire et Rousseau, et sa seconde avec la naissance du cinéma, la féerie d'Hollywood et l'expansion des mass-médias (journaux à grand tirage, magazines illustrés, radio et télévision). Cette nouvelle ère de « la communication » fondera vraiment la puissance impériale des États-Unis. Elle instaurera peu à peu une dogmatique, une doxa, une narrative, qui finiront, comme on le voit aujourd'hui, par s'écarter de la réalité des faits, voire la réfuter.

Les États-Unis, on le sait, ont mis le point final à Deuxième guerre mondiale en lançant la bombe atomique sur le Japon. Exemple sans précédent de déchaînement de la matière par la main humaine. Par deux fois, ils l'ont fait. À Hiroshima, le 6 août 1945 (140 000 morts) et à Nagasaki, le 9 août (80 000), cette deuxième bombe - parfaitement inutile pour la stratégie militaire, mais lancée pour l'expérience et aussi par acharnement tactique, comme on dit acharnement thérapeutique sur une personne condamnée. Hiroshima 1945

Les USA inauguraient ainsi, avant la lettre, la doctrine du Shock and Awe (choc et terreur) - une démonstration de force paralysante contre tout adversaire ; pour dissuader toute volonté de résistance - qu'ils emploieront contre l'Irak en 2003, et ensuite garderont contre toute menace potentielle : sorte d'épée de Damoclès suspendue sur tout ennemi désigné, comme Obama a désigné la Russie, le 24 septembre dernier à l'ONU.

Comme toutes les démonstrations de puissance américaines sont enrobées de motifs vertueux, les États-Unis défendent les opérations du type Shock and Awe en disant qu'elles visent à minimiser les pertes humaines.

Après 1945, les USA se sont retrouvés sur un pied de guerre permanent avec l'Union soviétique - qui avait été, en réalité, le véritable vainqueur de la Deuxième guerre mondiale. L'affrontement direct étant devenu impossible entre les deux super-puissances - même si des généraux jusqu'au-boutistes comme Curtis LeMay le préconisait -, les conflits éclataient dans d'autres pays

Cette situation dite de « Guerre froide» n'a donc pas empêché Washington de poursuivre sa politique de puissance, en s'engageant dans une guerre désastreuse au Vietnam, en soutenant les guerres éclairs d'Israël, en installant des bases militaires sur tous les continents et en télécommandant des coups d'État dans plusieurs pays pour installer des régimes à sa dévotion.

Quand l'URSS s'est écroulé avec le Mur de Berlin, en 1989, les États-Unis se sont retrouvés presque désemparés. Un conseiller de Gorbatchev les avait prévenus : « Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi ». Imaginez, pour une nation qui a soif de puissance, se retrouver sans ennemi ! Même si le capitalisme pouvait désormais se répandre sur toute la planete, même si les Américains sortaient grands vainqueurs du long bras de fer avec les Soviétiques et que des historiens comme Fukuyama proclamaient déjà « la fin de l'Histoire », Washington restait sur sa faim. Comme un fauve tout à coup privé de proie.

L'entre-deux ne dura guère. Il ne fallait pas laisser rouiller les nouvelles armes de la guerre des étoiles. Bush père trouva l'ennemi tout désigné : le dictateur irakien Saddam Hussein. On lui tendit un piège au Koweit, et il marcha dessus. Ce fut la guerre du Golfe. Un désastre pour l'Irak, qui ne s'en relèvera jamais.

Le président Clinton poursuivra de plus belle l'expansion de la puissance américaine, qui s'avançait désormais sans entraves. Par la guerre des Balkans, le Kosovo et l'extension de l'OTAN dans les anciens pays de l'Union soviétique - en reniant sans vergogne la promesse faite à Gorbatchev. La Russie était à genoux, à terre, ivre morte avec Eltsine, il fallait l'écraser, la saigner à blanc par tous les oligarques voleurs et corrompus qu'on pouvait trouver, de Vladivostok à Saint-Petersbourg. Et la ligoter enfin au char du libéralisme triomphant.

Mais il fallait plus encore pour satisfaire l'appétit vorace des faucons à Washington et, surtout, du très pesant complexe militaro-industriel. Alors arriva, bien à propos, le 11 septembre 2001. 11 septembre 2011

Comme le souligne Philippe Grasset, « l’une des premières conséquences de l’attaque 9/11 fut effectivement de déchaîner une ivresse de puissance » qui rejoignait l'enthousiasme économique de l'époque, avec ses bulles technologiques et surtout la multiplication effrénée de produits dérivés qui avaient de moins en moins de rapports avec la réalité, des spéculations sur de pures virtualités.

On connaît la suite, sous Bush junior, avec la guerre portée en Afghanistan puis en Irak, l'explosion des dépenses militaires, qui creuseront une dette colossale. On aurait pu croire, on a espéré un moment, que la grave crise économique entraînée par le krach boursier de 2008 et l'élection d'un nouveau président prometteur allaient freiner les orientations désastreuses de Washington. Obama, hélas ! Non seulement n'a-t-il rien changé, au fond, mais il a accru l'emprise financière, politique et militaire des USA dans le monde ; il a assujetti davantage l'Europe, par le biais de Bruxelles ; il a déstabilisé l'Afrique du Nord et ruiné la Libye; déchiré la Syrie, laissé éclater l'Irak, divisé l'Ukraine, et maintenant il menace la Russie, tout en menant la guerre contre un groupe d'islamistes sauvages que les USA avaient suscité eux-mêmes pour renverser Assad.

De fait, la politique de puissance effrénée poursuivie par les États-Unis est en train d'atteindre le niveau de folie du IIIe Reich. C'est devenu un empire du chaos, un système « au bord de l'effondrement », comme le dit Grasset, qui en relève chaque jour les signes.

Communication totalitaire, technologisme et résistance

Ce que Philippe Grasset expose aussi, dans son livre comme dans ses chroniques quotidiennes sur le Web, ce sont les aspects plus profonds, plus intériorisés, du Système, qui caractérisent la grave crise de civilisation qu'on traverse.

Notamment le totalitarisme de la communication, favorisé par une concentration des médias aux mains d'industriels et de financiers qui sont intéressés de près au maintien du Système.

La pensée générale du monde est réglée désormais par la communication et l’information que véhicule cette communication, est celle qui dit que l’originalité révolutionnaire du jugement se niche dans le conformisme de la pensée. Il s’agit du stade suprême de la pensée de type orwellien, qui dépasse la démarche orwellienne où l’inversion de valeur porte sur les objets de la pensée ; la forme même de la pensée est elle-même objet de l’inversion orwellienne, avec ce paradoxe intellectuel monstrueux de l’identification de l’enfermement conformiste en une libération révolutionnaire.

 Ce qui fait que « nos esprits sont enfermés dans une prison sans barreaux, dont les gardiens, c’est-à-dire nous-mêmes, parfois gardiens de nous-mêmes, veillent à nous répéter les consignes d’un système général qui représente la nouvelle et cette fois “définitive” vertu du monde ».

Autre aspect de la crise, le technologisme : les super-machines, les super-bombes, la dévastation de l'environnement et... la robotisation. Pour Grasset, la robotisation est la fin ultime de l'idéal de puissance, car elle est « élimination de l'être humain en tant que possibilité de modérer la puissance par le sens de la perfection et le sens de la mesure ».

Combien je repousse, dit-il, cette vision de la modernité qui prétend transformer notre imperfection en perfection humaine, grâce à l’outil de la puissance.

 Tout cela fait de Philippe Grasset un penseur radicalement dissident. Un penseur anti-Système, voire même anti-moderne : ce qui le rapproche d'un Philippe Muray, dont il a l'insolente liberté de pensée.

Arguant que « l’esprit est complètement et irrémédiablement tombé sous l’empire de la matière », dans un monde devenu «une contre-civilisation», il invoque la nécessité de la résistance à la dictature du Système pour le salut de l'humanité et de sa planète.

Pour le Système, comme il le montre souvent, il n'y a pas de pires ennemis que les défenseurs et promoteurs de tout ce qui est identité, légitimité et souveraineté nationales.

Comme on l’a déjà vu, il n’est pas de principes et de conceptions plus structurants que l’identité, la légitimité, la souveraineté nationale, toutes ces choses caractérisant le gaullisme et qui forment l’âme de la résistance, qui devient l’outil même du combat.

 Le général de Gaulle a été, en effet, une grande figure de résistance. Et c'est pourquoi les Anglo-Saxons, Roosevelt en premier, l'ont tant détesté. Songez au tollé qu'avait suscité son « Vive le Québec libre » en 1967. De Gaulle 1967

Pour revenir à la crise de l'Ukraine à laquelle nous avons fait allusion au début de ce texte, Philippe Grasset faisait remarquer dans une chronique récente : « La Russie représente aujourd’hui le nœud et la source de la Résistance du monde face à l’agression du Système. »

En refusant de s'incliner devant la déstabilisation de l'Ukraine opérée par les États-Unis, Poutine incarne maintenant la résistance face à l'hégémonie américaniste. Comme jadis de Gaulle, dernier grand sursaut de l'âme française, s'est dressé contre la domination anglo-saxonne ; et comme, en 1916, à Verdun, les soldats français ont résisté à l'écrasante mitraille allemande. L'idéal de perfection contre l'avidité de la puissance. Un espoir au milieu de l'effondrement apocalyptique de l'Empire du chaos.

Bien sûr, je n'oserais prétendre avoir ici fait le tour de la pensée foisonnante de Philippe Grasset. Il ne s'agit, tout au plus, que d'une introduction à cette vision originale de l'Histoire qui éclaire si bien le présent.

Et peut-être serait-il bon d'ajouter que plusieurs observateurs bien informés et avisés aux États-Unis - comme Paul Craig Roberts, Robert Parry (Consortium News), Tyler Durden (Zero Hedge) et bien d'autres - n'en pensent pas moins que Grasset sur les méfaits de l'Empire américain. Et ils le disent aussi, presque chaque jour, sur Internet.

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