La concentration de la presse hier et aujourd'hui

Mario Pelletier

Quand j'étais journaliste au Devoir, au début des années 80, j'ai pressenti l'arrivée de cette nouvelle ère, si je puis dire. J'avais été alors détaché momentanément du journal, en 1981, pour participer aux travaux de la Commission royale d'enquête sur les quotidiens, la Commission Kent. À titre de rédacteur en chef francophone, j'ai eu l'occasion de rédiger trois articles du rapport final qui sonnait l'alarme sur la concentration de la presse et pressait le gouvernement d'agir, au risque de voir disparaître de plus en plus de journaux et s'éroder la diversité des opinions, la liberté de presse et la liberté d'expression qui sont essentielles à la démocratie. Je me souviens d'avoir vu nos magnats de la presse -- les Irving, Thomson, Fisher, Péladeau, Desmarais -- défiler devant les commissaires et de l'obséquiosité, de la flagornerie avec lesquelles certains avocats de la Commission les interrogeaient comme s'ils s'excusaient de mettre ces seigneurs sur la sellette. J'en parle dans mon livre La Traversée des illusions. La Commission recommandait, entre autres, d'abolir les chaînes, de subventionner des journaux menacés de disparition (on y revient) et de créer un ou des journaux d'État sur le modèle de Radio-Canada. Inutile de dire que le rapport a pris vite le chemin des poubelles du gouvernement. Cette commission n'avait été qu'un écran de fumée. Trudeau s'en fichait comme de l'an quarante. Il était, à ce moment-là, fort occupé par son grand coup d'État déguisé derrière le rapatriement de la Constitution et l'adoption d'une Charte qui saborderait les bases de la fédération canadienne en révoquant la notion des « peuples fondateurs », en imposant un multiculturalisme abolisseur d'identités nationales et en donnant le pouvoir ultime aux juges... qui veillent sur les « droits » de communautés et de groupes multipliables à l'infini. Depuis, les métastases de ce coup d'État n'ont cessé de se propager dans notre société, et nos médias alignés y travaillent assidûment.

Pour faire du mauvais esprit, je dirais que la crise actuelle des journaux ne me fait pas verser de larmes, étant donné ce qu'ils sont devenus. La disparition des restes de l'empire Desmarais est un mal pour un bien, vu le tort immense que cet empire de presse a fait au Québec, contribuant de façon décisive, sans doute, à l'échec du référendum de 1995 et au refoulement de l'idée d'indépendance.

Il faut dire que la concentration de la presse est devenue un fléau dans tout l'Occident, à tout le moins. J'avais trouvé des chiffres ahurissants à ce propos il y a cinq ans, et je suis sûr que la situation a dû empirer depuis... En 1983, aux États-Unis, 90 % des médias appartenaient à 50 entreprises. En 2014, six entreprises seulement contrôlaient plus de 90 % des médias. En France, cinq empires financiers détenaient la plus grande partie des médias. La concentration était du même ordre en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Italie. Ces entreprises qui contrôlaient la presse faisaient partie, la plupart du temps, de conglomérats industriels et financiers intéressés par-dessus tout au maintien d'un système qui asservit les États et les peuples au pouvoir démesuré des banques... allié à ce qu'on appelle aux États-États le Deep State, émanation plus ou moins occulte d'un tout-puissant complexe militaro-industriel.

Puisque nous y sommes, prenons la fameuse acquisition du Washington Post par Jeff Bezos, propriétaire du site Amazon. Bezos a acquis le vénérable journal pour 250 millions de dollars US en 2013, après avoir obtenu un très lucratif contrat de 600 millions de la CIA quelques mois auparavant. Ce contrat de cloud computing ou infonuagique a été le coup de baguette magique qui a transformé  Amazon en entreprise rentable... des plus rentables en fait, parce que Bezos depuis a été propulsé à la vitesse d'un missile supersonique dans l'olympe des dieux du Web, devenant le plus grand, le plus riche.

Et surtout, il a fait du Post un instrument d'appui sans faille au complexe militaro-industriel et aux guerres sans fin menées par les USA dans le monde, ne serait-ce que pour vendre la quincaillerie -- de plus en plus défaillante, d'ailleurs -- des Lockheed Martin et compagnie. Donc, tout ce qui s'imprime maintenant dans les pages du journal est lié ou, du moins, ne doit pas nuire à cet impératif du boss d'Amazon. Sans parler d'autres entreprises de Bezos, comme les technologies de reconnaissance faciale qu'il développe au service des agences d'espionnage américaine, ainsi que pour les besoins de contrôle de la clientèle d'Amazon. Et disons, pour être bref, que le New York Times et le Wall Street Journal sont dans la même mouvance de contrôle et de propagande qui sont aux antipodes de la liberté d'expression.

Pour terminer sur une note plus personnelle, j'ai vu comment on pouvait être ostracisé par le système quand j'ai publiéLa Caisse dans tous ses états, en 2009. J'avais eu le tort de démontrer clairement que la perte énorme de 40 milliards de dollars par la Caisse de dépôt résultait de la mauvaise gestion de Henri-Paul Rousseau, bien plus que de la crise économique. Je m'attaquais à forte partie, parce que Rousseau venait d'être récupéré en catastrophe par Desmarais qui lui avait offert une niche en or dans son empire. Alors j'ai eu droit à une mise en demeure de la Caisse qui a forcé mon éditeur à retirer tous mes livres des étagères des librairies et j'ai été boycotté systématiquement par tous les médias, sauf le Journal de Montréal. Le livre est revenu en librairie, mais les médias n'en ont plus parlé. J'ai eu beau envoyer des lettres aux journaux, rien n'y a fait. Et je me suis retrouvé à une interview à la radio en compagnie d'Alain Deneault, qui subissait aussi les foudres du système pour son livre Noir Canada. Comme quoi, quand on parle des « vraies affaires »...

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