Naissance du concept de «littérature»

Heinz Weinmann
Voici une défense et une illustration de la littérature. On croit tout savoir sur le littérature. Elle nous vient des anciens, elle fut classique, puis moderne et contemporaine. Heinz Weinman situe à une date plus précise le début de la littérature, au sens fort du terme: après l'imitation des Anciens, telle qu'on la pratiqua à la Renaissance, au moment où les génies entrèrent en scène et firent des langues maternelles leur matière première.

Conférence prononcée à l’ouverture du colloque annuel de l’APEFC, le 30 mai 2005
APEFC: Association des professionnels de l'enseignement du français au collégial.


I Langage et littérature comme métaphore


«Littérature« dérive de «littera», «lettres», laissant entendre que «littérature« se définit comme l’écrit par opposition à l’oral qui, justement, ne se sert pas de lettres. Réservons à plus tard l’analyse de cette opposition entre oralité et lettres pour énoncer une vérité première, fondamentale que le réalisme, inhérent à toute littérature, a tendance à occulter et que Nietzsche, lui-même à l’origine philologue de lettres anciennes, a mis à jour. Dans un écrit posthume très important datant de 1870, intitulé «La vérité et le mensonge dans un sens extramoral«, il note que le langage est une triple métaphore, une triple «translation« (sens premier de «métaphore«): première métaphore/translation : un stimulus venant des sens, stimulus neuronal, provenant du «monde« est transposé en une image mentale; deuxième métaphore : laquelle image mentale est transposée en un son du langage articulé désignant l’objet venu du «monde«. L’écrit, à son tour, constitue une troisième métaphore/transposition du son en signe écrit, en symbole. En procédant ainsi par métaphorisation, c’est-à-dire par un saut d’une sphère d’être à une autre, le langage est le contraire d’un critère de vérité; il est plutôt, suite à cette triple métaphorisation, résultat d’un grand flou, d’un à peu près, d’un «arbitraire«. N’est-ce pas ainsi que de Saussure a désigné la nature du langage qui choisit arbitrairement, par convention et non par nature –comme le croyait Cratyle—un mot, un genre (masculin/féminin) pour désigner un référent? Ainsi, par exemple, le soleil (die Sonne), masculin en français, est féminin en allemand; à l’inverse, la lune, féminine en français, est masculin en allemand (der Mond).

Car le langage est un code qu’il faut d’abord, dans un premier temps, apprendre—langue maternelle, langue seconde, tierce etc--, pour pouvoir le décoder, en le parlant et en l’écrivant. Le décodage de l’écriture s’appelle « lecture», de lire, «legere», cueillir, ramasser des signes. La lecture, c’est une cueillette de signes, lente et progressive, dépendant évidemment de la longueur du texte.

La «littérature» comme résultat d’une triple métaphorisation n’est accessible qu’aux seuls lettrés grâce à la lecture des signes écrits. Par contrecoup, les illettrés en sont radicalement exclus. La littérature, vue ainsi comme dernière étape d’une translation lente et pénible appelée «lecture«, comparée à la captation immédiate, instantanée de l’image cinématographique, cathodique, du son musical, nous fait mieux comprendre la mission de plus en plus difficile—pas impossible—de la littérature et de son enseignement, en concurrence redoutable avec notre culture ambiante du fast, du court, du clip, du changement instantané, du zapping, tous des termes anglo-saxons qui se sont acclimatés mondialement. Comme l’a dit un auteur, MacDonald et devenu Mac World.

La culture du fast a d’énormes conséquences que nos psychologues de l’apprentissage et nos pédagogues ont négligées parce que trop cantonnés dans leur seule discipline. Je comprends maintenant pourquoi, sauf exceptions, nos étudiants sont psychologiquement, presque physiologiquement, incapables de lire des livres comme Moby Dick ou Le père Goriot de Balzac, avec une description, d’entrée de jeu, de plus de cent pages incluant la généalogie de la pension Vauquer—-maison et habitants!—ou le «nouveau roman«, avec la description d’un quartier de tomates pendant des pages et des pages!

La lecture, aujourd’hui, est tout d’abord un problème de concentration. Elle nous oblige, malgré les sollicitations neuronales, cathodiques, cinématographiques ultrarapides à la vitesse absolue de la lumière, elle nous oblige, à chaque séance de lecture d’une œuvre littéraire, de nous reconcentrer pour entrer dans un monde de lenteur, afin de saisir ses niveaux multiples de sens, bref sa complexité.

Certes, il existe ce qu’on appelle «lecture rapide« qui capte les signes non pas suivant une séquence temporelle, mot après mot, mais spatialement, en bloc, comme on capterait une image, un tableau, page après page. Or la lecture rapide est ce qu’il y a de plus contre-indiquée pour la saisie d’une œuvre littéraire, justement parce que cette dernière ne porte pas uniquement, comme la lecture rapide, sur le signifié mais avant tout sur le signifiant dont une lecture progressive et méthodique—-donc relativement lente-- doit dégager les différents niveaux de sens : sémantique, phonétique, syntaxique, stylistique etc. On voit que la complexité de l’œuvre littéraire, surtout poétique, polysémique, connotative est tout à fait incompatible avec le simplisme d’une lecture rapide, utile pour des textes d’information, des textes administratifs. Pour la lecture d’un texte littéraire, plus que pour tout autre activité, convient ce que suggère le titre d’un livre Milan Kundera : Eloge de la lenteur.

On se rappelle que le gourou torontois des médias des années 60, M. Mcluhan, face à la montée fulgurante des mass médias électroniques, avait prédit la disparition du livre imprimé. Il s’est trompé parce qu’il n’a pas prévu la montée spectaculaire d’un autre mass média, se servant justement de l’écrit, le pc, l’ordinateur personnel. Avec les imprimantes individuelles, l’imprimerie a perdu le monopole qu’elle avait acquis depuis Gutenberg. Grâce au traitement de texte, chacun peut maintenant mettre en pages et publier son œuvre.

Cependant, avec l’ordinateur qui se sert de l’écrit, de la lettre, la bataille de la littérature et de la lecture est loin d’être gagnée, tout au moins chez les jeunes. En effet, ils ont inventé un code raccourci, genre de sténo de leur groupe d’âge, appelé texto qui accélère la communication—encore la culture du fast!— en rendant rapidement mais aussi grossièrement le discours oral avec un mépris total de la syntaxe (par exemple «C« pour «c’est«).

Mais revenons à la littérature à proprement parler en essayant de voir comment, dans un premier temps, l’écrit, constitué de lettres, de façon prépondérante, se pratique par une élite, en latin, alors que la langue de la masse, du vulgus est en langue vulgaire. Ce qui nous conduit à notre deuxième étape.



II. Défense et illustration des langues et littératures vulgaires

A l’origine, la littérature est faite des lettrés, des «literati», des érudits écrivant en latin. La «littérature» est donc écrite, manuscrite, par opposition aux expressions orales.

La première révolution qui va dans les sens de la chose littéraire, c’est lorsqu’on donne à la langue parlée par le peuple le même statut que la langue latine écrite par les literati. Le premier à franchir ce pas, c’est Dante qui dans son écrit érudit, rédigé en latin, De vulgari eloquentia, De l’éloquence en langue vulgaire (1305), fait l’éloge de la langue vulgaire. D’emblée, Dante introduit une notion fondamentale pour toutes les littératures modernes, celle de «langue maternelle« et de «langue seconde«, notions dont nous nous servons continûment sans savoir d’où elles originent. Jusqu’à Dante, la langue première—dans tous les sens du terme, par son prestige, sa noblesse—a été le latin, la langue secondaire, secondarisée, la langue vulgaire. Dante renverse complètement—-premier sens de «révolution«-- les rapports entre les deux :«J’entends par langue vulgaire celle que nous parlons sans aucune règle, imitant notre nourrice [langue maternelle]. Venant de ce parler en second lieu, nous avons aussi une autre langue, que les Romains ont appelé grammaire (1) «. Il faudrait ajouter surtout «que les Grecs ont appelé grammata«, lettres. Dante continue : «De ces deux langues, la vulgaire est la plus noble : aussi bien parce qu’elle fut la première dont usât le genre humain (…)et encore parce qu’elle nous est naturelle, alors que l’autre est faite plutôt par l’art (2) «. Dante fait ensuite l’analyse de la première «littérature« écrite en langue vulgaire, poésies des troubadours en langue d’oc, en provençal et en catalan. Cette révolution de la langue vulgaire, inaugurée par Dante en 1305, s’achève en 1549 avec Défense et illustration de la langue française de Joachim Du Bellay. Entre-temps, le français est devenu la langue maternelle des Français, leur langue nationale, comme on dira plus tard. Le beau poème des Regrets, «France, mère des arts«, montre que l’idée de mère patrie et partant de langue maternelle, s’est bien affirmée depuis Dante.


«France, mère des arts, des armes et des lois
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle:
Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois«.


«Défense et illustration de la langue française», le titre du traité de Du Bellay le dit assez : qui aime sa langue et donc aussi sa littérature faite dans l’étoffe même de cette langue, doit aussi la défendre et en même temps l’illustrer. Car la défense est trop souvent l’affaire de puristes qui cherchent à protéger frileusement leur langue. Puretés linguistique et sexuelle vont souvent de paire. Or, comme l’a montré l’Allemand Jean Paul (Richter), la langue n’est pas une vierge—fût-elle offensée—mais une prostituée, une «guidoune«--en bon québécois-- qui s’offre au premier venu. Donc défense et illustration de la langue veulent dire: la langue française, jeune comparée aux langues anciennes, étant pauvre, démunie, il faut d’abord l’enrichir de mots, de termes de métier par exemple, emprunter aux Anciens des termes latins comme «exceller«, «inversion«, «révolu«, des termes grecs comme «orgie«, «périphrase«, «stratagème«.

Mais malgré toutes ces avancées de la langue vulgaire à la Renaissance, la poésie de la Pléiade reste sous l’emprise de l’Antiquité classique, idéal hors d’atteinte qu’on ne peut qu’imiter. La poésie de la Pléiade, comme d’ailleurs la Poétique d’Aristote, ne connaît pas de théorie de l’invention, de l’imagination, seulement une de l’imitation, de la mimésis, de la poiesis (fabrication). Non, on ne naît pas poète selon Du Bellay, on le devient à force de travail: «Qu’on ne m’allègue point que les poètes naissent(…)Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doit demeurer longuement en sa chambre; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintesfois, et, autant que nos poètes courtisans boivent , mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel« (Défense..II,3 ). Autrement dit, l’inspiration du poète, c’est son travail.





III. Naissance de la «littérature« sous l’emprise du «génie»

C’est de la notion de «génie«, qui émerge à la Renaissance, que naîtra le concept de «littérature«. Car c’est autour du «génie« que se cristalliseront les idées qui contribueront à la formation de notre conception de littérature. : son caractère fictif, imaginaire, totalement inventé. Or, pour cela, l’auteur qui, traditionnellement «fabriquait« (poiein) l’œuvre, devait cesser d’être un simple imitateur pour se muer en «inventeur« au sens fort du terme, en «créateur«. Le génie créateur signifie donc une extraordinaire mise en valeur, une réévaluation du don d’écrivain et partant, du statut de la «littérature« qui de ce fait se singularisera, se distinguant, du coup, des autres disciplines auxquelles elle a été associée jusque-là.

Montrons en quelques traits rapides comment s’est fait ce passage du «génie« à la «littérature«. Tout d’abord, la théorie de la mimésis et de la poieisis aristotélicienne est remplacée, à la Renaissance, par la théorie de l’enthousiasme et de l’inspiration comme folie aliénante de Platon (Phèdre). Chez ce dernier, le poète est un simple porte-parole du dieu(théos), des Muses. Or le génie renaissant devient lui-même le maître d’œuvre da sa propre création, autonome. Le terme «génie« vient d’ingenium qui a donné aussi ingénieur, inventeur au sens fort du terme des machines artificielles, originales. A la Renaissance l’«ingenium« est associé au divin, signe d’un esprit humain exceptionnel, dépassant de loin les capacités d’un être humain ordinaire. Dans son Traité de la peinture (1500), Léonard de Vinci constate que le peintre a le pouvoir de faire exister ses tableaux comme «maître et Dieu« (signore et Dio), comme «créateur« (creatore)(3). Dans les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1568) de Giorgio Vasari, à l’inverse, Dieu devient carrément un artiste qui crée l’être humain. On peut donc affirmer qu’à cette époque, faculté artistique et divinité créatrice s’équivalent.

Si, dès la Renaissance, se dégage quelque chose qui possède, dans le domaine de l’art, les caractéristiques de la littérature (fictionnalité, création originale), il faut attendre le milieu du XVIIIe siècle avant ne se dégage la notion même de «littérature«. En effet, c’est seulement en Allemagne, en 1759—année de la conquête anglaise en Canada—que Lessing introduit pour la première fois le terme «littérature« dans notre acception moderne. Or grosso modo jusqu’à la Révolution française, le sens ancien du mot «littérature« prévaut. C’est le sens de «littérature« dans la définition qu’en donne L’Encyclopédie : «Elle (la littérature) désigne l’érudition, la connaissance des Belles-Lettres [..]Voyez le mot Lettres où en faisant leur éloge on a démontré leur intime union avec les sciences proprement dites«.(De Jaucourt). On voit, littérature, érudition et savoir, sont des synonymes. Comme le note Robert Escarpit, un des rares à s’être intéressé au phénomène :«La littérature telle que la comprenait encore Voltaire, impliquait essentiellement l’appartenance à une élite, une aristocratie intellectuelle. Son antonyme était le public, mot péjoratif, qui précisément s’est trouvé valorisé quand littérature a changé (4) «. Bref, en simplifiant, on pourrait dire, on avait des lettres selon l’ancienne acception du mot, alors qu’on fait de la littérature selon son sens moderne.

Mais ce sera en fait Kant qui, dans sa troisième Critique, Critique de la faculté de juger (1770), magistralement tissera ensemble les différents fils pendants, décousus jusqu’à maintenant, qui composeront l’œuvre littéraire et, de façon générale, l’oeuvre esthétique : fils tressés du génie, de l’imaginaire, de l’autonomie de l’œuvre. C’est cette troisième Critique, portant essentiellement sur l’esthétique, qui sera la Bible des Romantiques allemands.

IV Kant : définition du génie original et autonomie de
l’objet esthétique

Il faut se rappeler la définition traditionnelle de la littérature par l’Encyclopédie pour se rendre compte de la révolution esthétique kantienne. Nous avons vu, cette révolution passe, obligatoirement, par la notion de «génie», élaborée péniblement de Léonard de Vinci jusqu’à Diderot qui en fait une célèbre description dans son Encyclopédie. La définition de Kant tient en une seule phrase : «Le génie est le talent (don de la nature) qui donne à l’art la règle [… ];l’originalité est sa première qualité[…];la manière dont il produit son œuvre est indescriptible [..]; le génie est à l’opposé de l’imitation (5) «.

En tenant compte des œuvres esthétiques, (littérature, musique, peinture), le philosophe de la Raison a dû admettre une faculté «plus ou moins autonome qui juge selon ses propres lois, par un «libre jeu» de l’imagination (Einbildungskraft) (6)». Contrairement à l’objet littéraire d’avant la révolution esthétique kantienne—définition de l’Encyclopédie—qui avait sa finalité, son centre d’intérêt en dehors de lui-même (érudition, savoir etc), l’œuvre esthétique issue de la révolution kantienne a sa fin, son intérêt en elle-même, dans sa forme. «Tout intérêt [autre que celui qui réside en l’œuvre elle-même] gâche le jugement du goût (7) «.

Les romantiques allemands iront encore plus loin en gommant ce que le «jugement de goût« kantien avait de trop relatif, subjectif, en faisant de l’œuvre littéraire un «absolu«, tel qu’exprimé dans le titre de Ph. Lacoue-Labarthe/J.-L.Nancy, L’absolu littéraire, en rendant l’œuvre littéraire autonome, régie par d’autres lois que celles de la «réalité«, plus contraignantes, plus puissantes. Cette autonomie de l’œuvre littéraire s’exprime fortement dans la célèbre métaphore du «hérisson«, conçue à l’origine pour le fragment mais valable aussi pour tout œuvre esthétique :«Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson (8) «.

V Analyse de deux œuvres «littéraires« d’avant-garde

Pour illustrer notre propos, faisons l’analyse de deux œuvres d’«avant-garde«, chacune ouvrant une voie—l’une allemande, l’autre canadienne française/québécoise- vers ce que nous entendons aujourd’hui par «littérature» :

Ephraim Lessing, Lettres concernant la littérature la plus récente, 1759.
Philippe Aubert de Gaspé, fils, L’influence d’un livre, 1837, premier roman de la littérature canadienne française.

Commençons par le premier. Le titre le montre, Lessing veut inscrire la «littérature« dans le champ des productions «les plus récentes«. Par ce geste, il coupe le lien ombilical traditionnel de la «littérature« avec l’Antiquité classique. Il est d’autant plus remarquable que ce geste ait été accompli par un des érudits allemands les plus fins des lettres gréco-romaines, alors que Madame de Staël, dans son De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), hésite encore à l’assumer. L’article partitif «de la littérature» du titre en fait foi.

En guise d’introduction, Lessing a recours au procédé littéraire convenu du narrateur qui se présente sous le masque de l’éditeur. Le narrateur éditeur communique ses lettres au public, note-t-il,«parce que je crois qu’elles peuvent être utiles à quelques-uns des soi-disant érudits qui écrivent et lisent (9) «. On le voit, la «littérature« au sens moderne du terme qui se fait jour ici commence par dévaluer son premier sens d’«érudition«, de «savoir« (Gelehrsamkeit), devenu ici impropre et souligné par le «soi-disant«. D’autre part, «littérature«, se définit ici selon son faire et selon la double fonction d’un public qui, pour exister, a vitalement besoin de ceux qui «écrivent« («schreibenden«) et de ceux qui «lisent« («lesenden«). La littérature est devenu un processus interactif entre ces deux parties complémentaires essentielles, formant un ensemble complexe.

Ce rapport symbiotique entre écrivant et lisant est mis en abyme littérairement, dès l’introduction, par des personnages représentant chacun une des deux fonctions littéraires. Le public est incarné par M . de N., un officier valeureux, également «un homme de goût et d’érudition» qui a été blessé lors d’une bataille de l’armée prussienne. Mis au repos par le médecin, il s’ennuie et est pris d’un dégoût «devant les nouvelles politiques». Alors, dans son désarroi, il s’adresse aux




Muses qui, lors de la guerre, l’ont «abandonné contre son gré». C’est bien connu, dans la clameur de la guerre, les Muses se taisent, se meurent. Elles ne prêtent plus leur souffle à l’in-spiration, puisqu' elles ex-pirent.

Le vide laissé par la mort des Muses est comblé par la
«littérature«, par les lettres. En effet, le soldat,
orphelin de Muses, écrit à ses amis pour leur demander de «combler le vide que la guerre a laissé pour ce qui est de la connaissance de la littérature la plus récente». Or cette littérature trouvée par un soi-disant éditeur et présentée sous forme de lettres, est en fait une invention de toutes pièces, sortie de l’imagination, du «génie« d’un auteur appelé Ephraim Lessing. La «littérature» chez Lessing est une œuvre d’imagination qui a coupé ses amarres avec l’éruditon—-bien que son lecteur soit encore un «homme d’érudition»--, «littérature» donc qui ne sert plus, sans autre finalité autre qu’elle-même, puisqu’elle remplit le temps mort d’un oisif, impuissant à créer lui-même. La littérature est autonome, autoréférentielle, portant exclusivement sur ses propres lois de production. Dans ce sens, elle est aussi radicalement contemporaine, «moderne«, «littérature la plus récente«. Cette modernité, Lessing la souligne par la périodicité hebdomadaire des lettres, commençant le 4 janvier 1759, l’année même de la publication des lettres.

Au fur et à mesure que le modèle littéraire de l’Antiquité s’évanouit, le modèle littéraire national prendra la relève. C’est le sens de la célèbre lettre 17 de Lessing qui joue un rôle central dans l’histoire de la littérature allemande. Ici Lessing s’en prend avec virulence à l’influence néfaste du «professeur Gottsched« qui a mis le théâtre allemand sous la tutelle du théâtre classique français«sans examiner si ce théâtre francisant convient au mode de pensée allemand« (Denkungsart).

La «littérature«, cessant d’être une collection d’œuvres «mortes« que l’on peut s’approprier grâce à l’érudition en les imitant, se crée maintenant suivant un «mode de pensée«, en prise directe avec le «génie» de la langue d’un peuple, d’une nation. En conséquence, toute influence étrangère n’est acceptable que si elle ne gauchit pas ce génie. Or le génie national a les mêmes caractéristiques que le génie individuel, cerné plus haut : il est original, infiniment créateur, obéissant à ses propres règles, donc réfractaire à toute idée d’imitation. De là cette sortie fulgurante au milieu du texte de Lessing :«Seul un génie peut être allumé par un génie«. Seul un génie étranger est susceptible d’allumer le génie allemand : Shakespeare. Non, contrairement aux vœux du professeur Gottsched, le génie de la littérature allemande ne saurait s’inspirer
de la langue et la littérature françaises. Culturellement dominantes -–le roi de Prusse et Leibniz écrivent dans la langue de Racine--, elles manquent cruellement de génie, régies qu’elles sont par «les trois unités«, alors que le génie de la langue anglaise l’est par «le grand, le terrible et le mélancolique.
A la fin de sa lettre, Lessing trouve un sujet dramatique vraiment «autochtone», puisqu’il a germé sur le terreau allemand. Il s’agit de Faust. Sa première version allemande, le Urfaust date de 1587. Le jeune Goethe qui, à la publication des Lettres de Lessing n’a que dix ans, se souviendra des suggestions de Lessing, pour exprimer dans ses deux Faust (1808 et 1832) le «génie» de la langue et de l’«âme» allemande comme aucune autre oeuvre allemande avant ou après ne l’a fait.



Passons à L’influence d’un livre de Philippe Aubert de
Gaspé, fils, annoncé au printemps 1837, publié à la mi-septembre au milieu de la Révolte des Patriotes en Canada. Si on n’avait pas annoncé le changement de sujet, on aurait pu croire qu’on est toujours chez Lessing en Allemagne.

Dès la première phrase de la Préface, le mot «littérature« au sens moderne fait son apparition : «Ceux qui liront cet ouvrage, le cours de Littérature de Laharpe (sic) à la main, et qui y chercheront toutes les règles d’unité requises par la critique du XVIIIe siècle, seront bien trompés (10) «. De Gaspé fait allusion à Jean-François LaHarpe et son Cours de littérature ancienne et moderne, publié en 19 volumes entre 1799 et 1805. Ce dernier prône une esthétique classique, mimétique, fondée sur les trois unités. Ce qui a été vrai pour Lessing, l’est aussi pour de Gaspé: seul un génie peut être allumé par un génie. Un génie national—là allemand, ici canadien-, un génie national ne saurait être allumé par des imitations serviles des trois unités que respecte le théâtre classique français. De Gaspé continue :«Le siècle des unités est passé; la France a proclamé Shakespeare le premier tragique de l’univers et commence à voir qu’on est ridicule de faire parler un valet dans le même style qu’un prince (11) «.

Comme Lessing, de Gaspé trouve le génie incarné en Shakespeare sur lequel il jette son dévolu malgré l’hégémonie politique anglaise et la Révolte des Patriotes qui gronde. C’est pour cette raison qu’en Canada le choix de Shakespeare se fait au nom de la France : «la France a proclamé». De Gaspé s’attaque ensuite à l’unité de style que combattront également les futurs réalistes et naturalistes littéraires. Lessing avait reproché à la littérature française d’être régie «par le conventionnel, le tendre et l’amour«. De Gaspé adresse les mêmes reproches à la littérature française, regardée dans le rétroviseur :«C’est la nature humaine qu’il faut exploiter pour ce siècle positif, qui ne veut plus se contenter de Bucoliques, de tête-à-tête sous l’ormeau, ou de promenades solitaires dans des bosquets. Ces galanteries pouvaient amuser les cours oisives de Louis XIV et de Louis XV (12) phrase clef de ce passage c’est bien :«C’est la nature humaine faut exploiter dans ce siècle positif». Or nous avons vu plus haut que la «nature humaine« est incarnée par le «génie«, qui est, Kant l’a dit, «un don de la nature«, lui-même hors règle, et «qui donne ses règles à l’art«. Il ne se cultive que dans les activités libres du cœur et de la pensée. «Maintenant c’est le cœur humain qu’il faut développer à notre âge industriel (13). La pensée! Voilà son livre (14)

Autre signe que l’auteur se situe dans la nouvelle conception de la littérature, c’est qu’il s’adresse à son public, faisant de l’opinion publique le juge de son travail : « L’opinion publique doit décider si je dois m’en tenir à ce premier essai (15)

Or, les manifestations du génie et de l’invention littéraires, si évidentes dans la Préface que nous venons de passer en revue, s’évaporent, pour ainsi dire, dans les alambics de l’alchimiste Charles Armand. Car l’alchimie est un mauvais génie, puisque contrairement au «bon génie» qui, comme nous l’avons vu chez Léonard da Vinci, prend Dieu pour modèle, celui de l’alchimiste, par sa magie et ses sciences occultes, fait concurrence à l’ordre et à la création divines, prenant ainsi le parti du Démon, du Diable ( de dia-ballain, «jeter entre, séparer» qui) circule incognito dans ce roman.

Quant à l’autre caractéristique de l’œuvre esthétique en général et de l’œuvre littéraire en particulier, suivant Kant, celle de trouver son intérêt, sa finalité en elle-même, elle est quasiment inexistante –en de hors de sa Préface—dans le corps du livre qui, de ce fait, se rattache encore fortement à son ancien sens utilitaire, relevant de l’érudition, d’un savoir que l’on peut s’approprier. L’œuvre doit servir à quelque chose d’autre qu’elle-même, dans notre cas, à trouver, à fabriquer de l’or. C’est pourquoi, le livre dont l’alchimiste subit l’«influence«--notons que le terme est d’origine astrologique—est Le Petit Albert, un ouvrage de magie noire. Le seul livre qui intéresse le quasi-illettré qu’est Charles Amand, c’est celui qui serve : un ramassis de formules magiques qu’il faut répéter servilement sans changer un iota. C’est du mimétisme intégral. Nous sommes donc ici aux antipodes du «génie»

Or, l’alchimiste adulte, illettré, a besoin d’un lettré, jeune, étudiant en médecine, Saint-Céran. Il a tellement besoin de lui qu’il fait de lui son gendre, encore pour des raisons utilitaires. Le mariage entre Saint-Céran et Amélie, fille d’Amand, donne lieu à un étrange échange, de troc (16) beau-père donne sa fille en échange des livres dont son gendre lui fait cadeau, pour ainsi dire en guise de dot.

«Saint-Céran lui fit aussitôt une demande, dans toutes les formes, de la main d’Amélie, à laquelle Amand se hâta d’acquiescer. Le jeune médecin le pria d’accepter un petit présent de noces, ajoutant que connaissant sa soif de la science, il le priait de trouver bon que son don fût tout-à-fait littéraire. En conséquence il lui présenta le Dictionnaire des Merveilles de la Nature, en trois volumes, magnifiquement reliés, ouvrage qu’il lui assura avoir été écrit par des philosophes comme lui. Il y ajouta une vingtaine de manuels des arts et métiers. Amand, au comble de la joie, se retira avec son trésor, et l’on dit même qu’il alla consulter son français (sic) pour savoir si ce n’était pas une édition contrefaite des Merveilles de la Nature qu’on lui a donné (17)

Nous avons souligné les incidences qui montrent à quel point nous avons régressé vers l’ancienne conception de la littérature, synonyme de science, d’érudition, de philosophie. Ces livres sont précieux, considérés comme un «trésor« parce qu’utiles, pouvant servir son alchimie. On constate également la hantise de la contrefaçon, de la «vérité«, du domaine de la philosophie, du savoir (ou du pseudo savoir) dont l’alchimiste est un des «amants«, plutôt que de celui de la «littérature». Il n’empêche, Saint Amand a évolué depuis le premier chapitre où on l’a vu pratiquer l’alchimie. Aujourd’hui, il ne l’exerce plus. Il lit seulement, pas de la «littérature» dans notre sens mais des livres de sciences occultes.

Or, dans ces lectures faites devant le foyer -–qui ne sert plus comme outil de travail mais comme décor, comme élément déclencheur de son imagination-- l’atelier charbonneux de l’alchimiste s’est transformé en cabinet d’artiste, domicile du «génie« tel que décrit par Diderot dans son article de l’Encyclopédie. «Il (Amand) aurait pu s’enfermer dans son cabinet, méditer sur les poètes (18)ainsi, Amand accède au monde «littéraire« de l’imagination, des rêves où il cherche un dédommagement face à la «réalité« dure, brutale, utilitaire. «N’est-ce pas parmi ces brasiers, aux images fantastiques, que votre imagination cherche une autre existence qui puisse vous dédommager d’un monde où vous ne trouvez que des intérêts plus vils les uns que les autres, et qui s’entrechoquent sans cesse (19) «?

Si Charles Amand accède ainsi, en «jonglant«, au royaume de l’imaginaire, «antichambre» de la «littérature» telle que nous l’entendons, la porte qui y mène lui sera, malgré tout, à jamais verrouillée. Pour cela il faudrait qu’il soit autre chose qu’un illettré fonctionnel, ce qu’il est en termes contemporains. Par ce biais, on jette un regard nouveau, contemporain sur ce premier roman de la littérature canadienne française/québécoise, sur ce million d’illettrés du Québec, ces exilés intérieurs de sa culture, sur l’aliénation de ce groupe gens qui dépend de personnes ressources, souvent plus jeunes—- leurs enfants--, comme, dans le roman, l’adulte qui dépend du jeune Saint-Céran.

L’influence d’un livre devient ainsi une des plus belles défenses et illustrations de la littérature canadienne française/québécoise, en particulier de la lecture, de la culture en général, défense et illustration de l’enseignement, puisque celui qui a initié Charles Amand à la lecture des livres, c’est son gendre qui a bénéficié d’un enseignement, même universitaire. Grâce à son savoir, à sa culture, le jeune, le «fils» prend le dessus sur l’adulte, le «père».

N’est-ce pas non plus ce qui est arrivé lors de la Révolte des Patriotes-- dont la synchronie avec ce roman est frappante—où des «fils» ont contesté la légitimité de celui qui se disait leur «Père», le roi d’Angleterre, au nom d’une langue et d’une culture autres—-dont L’influence d’un livre est la première manifestation--, pour devenir eux-mêmes des Pères?
Mais ceci est une Autre Histoire…

1 Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, Œuvres complètes, La Pléiade, 1965, p.552.
2. Ibid.,552-553
3.Cit. d’après Edgar Zilsel, Le génie, Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance,
Les Editions de Minuit, 1993, p.243,
4.«Défnitions du terme Le littéraire et le social, Eléments pour une sociologie de la littérature, dir. Robert Escarpit, Champs Flammarion, 1970, p.265.
5. Immanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, Suhrkamp, Frankfurt, 1992, p 241-43; comme dans la suite, notre traduction; l’auteur souligne.
6. Ibid., p.160.
7. Ibid., p.138
.
8.Ph. Lacoue-Labarthe/J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Seuil, 1978, p.126.
9.Lessing, Aus den Briefen die neueste Litteratur betreffend (Lettres concernant la littérature la plys récente) in Lessings Werke,t..III, Stuttgart, p./69. Notre traduction.
10. Philippe Aubert de Gaspé, fils, L’influence d’un livre, Opuscule,Nouvelles Editions de Poche, Montréal, 1980, Préface. Nous avons gardé le tire originel du livre, l’abbé Casgrain, dans son édition de 1864, s’étant arrogé le droit de changer de titre (Le chercheur de trésor), reléguant, du coup, L’influence d’un livre en sous-titre.

11. Ibid.
12. Ibid.
13. «Industriel« a ici encore son sens«préindustriel«, ayant rapport à l’augmentation des richesses de l’agriculture, du fermier, du marchand.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Voir pour les rapports entre échange, troc et mariage, Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris, 1947.
17. Op. cit. p 146-147; nous soulignons
18. Ibid., p.149-150.
19. Ibid., p.150; nous soulignons.


Heinz Weinmann











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