Mégantic et autres poursuites en responsabilité : une réflexion s’impose

Jacques Dufresne

Au cours de l’été 2013, le déraillement et l’explosion, au milieu de la ville de Mégantic au Québec, d’un train transportant du pétrole a entraîné la mort de 47 personnes. Le 19 janvier 2017, tout le monde, ou presque, au Québec, s’est réjoui de de l’acquittement des trois cheminots accusés suite à la catastrophe. On a plutôt blâmé leur employeur. Je partage cet avis, mais je suis aussi convaincu que les litiges de ce genre, d’une extrême complexité, obligent à une longue et difficile réflexion susceptible de modifier l’opinion qu’on a au départ sur l’un ou l’autre aspect de l’affaire.

J’ai trouvé une telle réflexion dans un roman de Russel Banks paru en français en 1994 sous le titre de De beaux lendemains. La version originale en anglais, datant de 1991, A sweet hereafter a été portée au cinéma par le cinéaste canadien Atom Egoyan, ce qui lui a valu le grand prix du Festival de Cannes en 1997.

Le roman n’est pas une œuvre de pure fiction. Russel Banks s’est inspiré d’un accident semblable survenu à Alton, au Texas, en 1989. On peut considérer le roman de Banks comme un classique sur le droit comparable à Knock, la célèbre pièce de théâtre de Jules Romain consacrée à la critique de la médecine. Je présente brièvement ce classique avec l’espoir qu’il permette de nourrir et d’approfondir la réflexion sur une tragédie, comme celle de Mégantic, ou celle récente de Millas en France, impliquant un autobus scolaire. De telles tragédies ont pour effet de mettre à l’épreuve, et par là en évidence, les valeurs d’une société à un moment précis de son histoire, aussi bien que les invariants de l’âme humaine. Dans un tel contexte, un bon roman, comme Dostoievsky nous l’a appris dans Crime et châtiment, atteint des sommets inaccessibles à la méthode sociologique.

Nous sommes dans une petite ville montagneuse du Nord de l’État de New York appelée Sam Dent. Par un matin d’hiver très froid, un autobus scolaire sort de la route pour plonger dans une ancienne carrière au fond de laquelle se trouve un large plan d’eau gelée dans lequel, brisant la glace, le véhicule s’enfonce. 14 enfants de 6 à 15 ans y trouvent la mort et une adolescente, appelée à jouer un rôle déterminant dans la suite des choses, y est grièvement blessée: elle ne pourra plus jamais marcher.
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Les deux personnages principaux de De beaux lendemains incarnent des visions du monde incompatibles entre lesquelles le lecteur devra choisir. Le premier, Billy Ansel, garagiste, est un ancien du Vietnam aimant sa communauté et aimé d’elle. Il a perdu dans l’accident les deux enfants, des jumeaux, fille et garçon qu’il élevait seul, leur mère étant morte d’un cancer quelques années plus tôt. La profondeur de son malheur lui rend absolument odieuse l’idée qu’il puisse s’en consoler prématurément en rêvant aux millions que des avocats ne tarderaient pas à lui offrir. Ils viennent justement d’atterrir dans la ville, ces vautours, (c’est le sentiment qu’ils inspirent à Bill). Ils se disputeront les mandats des proches des victimes, retenant 30% des compensations promises. Nous suivrons l’un d’entre eux, Mitchell Stpehens, esquire, associé dans un grand bureau de New-York et père d’une fille junkie qui le hantera pendant toute sa chasse aux mandats.

Il a vite compris, à partir des confidences de ses futurs clients, que les millions dont il rêve aussi pour lui-même, ne seront au rendez-vous, que s’il est clair que la conductrice, Dolorès Driscoll ne peut pas être tenue responsable pour excès de vitesse ou ébriété, par exemple. Elle est pauvre. Bon départ : tout le monde aime Nicole à Sam Dent. Il ne reste à l’avocat qu’à s’assurer qu’aucun témoin ne pourra mettre sa bonne conduite en cause. « C’est l’État de New-York ou n’importe quel possesseur de poches profondes qu’il faut accuser. » 178

Il se trouve que Billy Ansel suivait l’autobus scolaire au moment de l’accident. Quand il le rencontrera, aussi bien pour obtenir un mandat de lui que pour s’assurer qu’il n’incriminerait pas la conductrice, Stephens sera reçu comme un ennemi au Vietnam : « Vous ne pouvez aider aucun d’entre nous. Personne ne le pourrait. […]Nos enfants ne sont même pas encore enterrés. » 179

À un certain moment dans cette affaire Billy n’avait qu’un allié dans la ville, Abbott, le mari de la conductrice, un homme gravement handicapé mais d’une parfaite lucidité. C’est lui qui formula l’idéal de justice informelle dont se réclamait Billy Ansel. « Le vrai jury constitué de nos pairs, Ce sont les gens de notre village: Eux seuls, les gens qui nous ont connus pendant toute notre vie, et pas douze inconnus, peuvent juger de notre culpabilité ou de notre innocence. Et si Dolorès - c'est moi, évidemment -, si elle a commis un crime, c'est un crime contre eux, pas contre l'État, et c'est aussi à eux de décider de son châtiment. Ce qu'Abbott a dit, Mr Stephens, c'est-laissez tomber le procès. C'est ça qu'il a dit. »

Billy Ansel se limitait à décrire le lamentable état de la justice formelle et les torts irréparables qu’elle faisait aux communautés. Voici ce qu’il apprend au père d’une victime, ayant signé le mandat de Stephens : «Est-ce que tu sais que nous avons des avocats qui font des procès à des avocats, parce que des gens ont été assez stupides pour signer avec plus d'un de ces salauds ? Et on a des gens qui changent d'avocats, parce que ces fils de putes les achètent, ils leur font des prix et marchandent sur les pourcentages.»  Et Billy ajoute : «II y a des gens d'ici, que je ne me donnerai pas la peine de nommer - mais tu les connais, Sam, ce sont des amis à toi -, ils ont même intenté un procès au conseil d'administration de l'école, parce qu'ils ne sont pas satisfaits de l'usage qu'on a décidé de faire de l'argent qui a été récolté en ville l'hiver dernier et du fourbi que des gens ont envoyé de partout. »251

La vérité vous délivrera

C’est finalement Billy Ansel qui l’emportera grâce au témoignage de la jeune survivante en fauteuil roulant. On présumait qu’elle n’avait conservé aucun souvenir de l’accident ou peut-être avait- elle créé cette impression pour éviter d’incriminer la conductrice. Mitchell Stevens avait seulement voulu la faire témoigner en tant que victime qui inspirerait de la compassion aux jurés. Entre temps elle avait toutefois entendu une conversation entre ses parents et Billy Ansel, venu les voir pour leur demander de retirer leur mandat à l’avocat. Voici son diagnostic intérieur :

« C’était mal, ce procès. Purement et au regard de Dieu, ainsi que maman en particulier aurait dû le savoir, c'était mal; et en plus, ça rendait Billy Ansel encore plus triste que ne l'avait fait la vie elle-même, ce qui me paraissait stupide et cruel ; et voilà qu'on avait l'impression que la moitié des gens de la ville se conduisaient de cette façon, en rendant fous de chagrin tous ceux qui les entouraient, pareil que papa et maman avec Billy, afin de ne pas devoir affronter leur propre peine et la surmonter.

J'ai entendu la porte se refermer derrière Billy, et puis papa et maman sont montés dans leur chambre, sans doute pour discuter en privé de la situation, une chose qu'ils faisaient déplus en plus souvent, parler seuls dans leur chambre. Nous devenions une étrange ; famille, divisée : entre parents et enfants, et même entre enfants nous étions divisés, Jenny et moi d'un côté et les garçons de l'autre. Plus personne dans la famille ne faisait confiance à personne.»254.

Cet homme, Billy Ancel qui était déjà son héros, avait révélé à Nicole, par-delà les justices formelles et informelles, par-delà ses propres passions une vérité plus haute que les lois, faisant une Antigone d’une petite qui n’avait été jusque là que la championne des cheer leaders. Son père avait abusé d’elle sexuellement pendant des années. Le fait qu’après lui avoir ainsi volé son âme, il veuille maintenant l’utiliser pour gagner des millions la mettait hors d’elle au plus beau sens du terme. Voici l’essentiel de son témoignage :
—    J'avais peur.
—    Bon, alors, Nicole, à quelle vitesse diriez-vous qu'elle roulait ? Dans la mesure où vous vous rappelez.
—Soixante-douze miles à l’heure 273

C’était vingt deux de plus que la limite. La cause était entendue. Mitchell Stevens fut le premier à le comprendre. Le procès n’aurait même pas lieu.

Et la pauvre Dolorès? Sa communauté lui accorderait-elle son parton. Le roman n’est pas très clair sur ce point mais il donne des indices permettant de présumer que dans une communauté encore humaine on reconnaît que l’erreur est humaine. Pour elle, personnellement, ce fut une libération.

« Qu'ai-je éprouvé alors ? Je me souviens de m'être sentie soulagée, mais le mot est faible. Tout de suite, sans y penser, j'ai eu l'impression d'être débarrassée d'un poids énorme, un poids que je traînais avec moi depuis huit à neuf mois, depuis le jour de l'accident. Une gigantesque pierre, ou l'albatros du poème, ou un joug. Je le traînais, et parce qu'il y avait si longtemps que je le traînais, je m'y étais habituée ; et voilà qu'en un instant, il était parti, envolé, disparu et que je prenais soudain conscience du poids terrible que j’avais porté durant tant de mois. » […] 315

À ce moment, « le ciel a pris une belle teinte sombre et les étoiles ont paru s'allumer toutes à la fois, en un vaste éparpillement de semences scintillantes au-dessus de nos têtes. La nuit était claire, limpide et fraîche, et j'ai senti que l’automne allait arriver vite à présent, ainsi qu'il le fait dans ces montagnes. » 317

Admirable Russel Banks! Il a ce don d’associer le paysage intérieur au paysage extérieur.

P.S.
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Tout indique que les avocats américains et leurs complices québécois s’y sont comportés de la même manière qu’à Sam Dent, en haussant le pourcentage à 40%. Voici ce qu’on pouvait lire dans La Tribune de Sherbrooke du 16 mars 2017 : « En s'adressant aux tribunaux américains pour obtenir justice, les familles des victimes de la tragédie de Lac-Mégantic ont laissé dans les poches des avocats américains qui les représentaient environ 40 pour cent des indemnités qui leur ont été accordées soit quelque 40 millions. […] L’avocat québécois Hans Mercier agissait alors comme avocat-conseil et facilitait les communications en français.»
https://www.latribune.ca/actualites/estrie-et-regions/tragedie-de-lac-megantic--40-m--aux-avocats-americains-84f798b14c492ca61774fd1a2c819f29

Billy Ansel eut des émules à Mégantic. Il faut lire à ce sujet les articles de Sylvie Bernier d’Enquête, sur le site de Radio-Canada.  Voici des extraits de l’article 29 septembre 2017 :

http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1058570/lac-megantic-vulnerabilite-endeuilles-victimes-plainte-barreau

« Le Barreau du Québec a reçu une plainte en 2013 qui soulevait des inquiétudes sur la fragilité des familles des victimes de Lac-Mégantic, sollicitées pour entreprendre des recours judiciaires dans les jours suivants la catastrophe.
La plainte est survenue moins d’un mois après le déraillement et l’explosion d’un train de pétrole, qui a fait 47 victimes et qui a pulvérisé le centre-ville de Lac-Mégantic, en Estrie. Elle vise l’avocat Hans Mercier et l’accuse d’avoir sollicité des clients potentiels ou fait de la publicité auprès d'eux.

La plainte remet aussi en cause la validité des mandats accordés par les familles des victimes, dans les semaines suivant la catastrophe, à des cabinets d’avocats.

Au terme d’une enquête, le syndic adjoint du Barreau, Me Jean-Michel Montbriand, n’a retenu aucun des reproches et a fermé le dossier.
La décision, datée du 18 décembre 2013, a été remise par Me Mercier lui-même à Enquête, qui n’a pas pu prendre connaissance du libellé de la plainte. Le nom du plaignant n’a pas été divulgué.

Selon ce qu’on peut lire dans la décision du syndic du Barreau, le plaignant invoque « l’état émotionnel probable des endeuillés lors de la signature des mandats » et demande au syndic d’intervenir « dans le souci de protéger la population, dont les familles ».

Le plaignant va jusqu’à demander au Barreau de permettre à des clients d’annuler les contrats signés rapidement, ce qui va toutefois au-delà des pouvoirs de l’organisme. »

Le syndic adjoint rappelle que la sollicitation de clients potentiels n’est pas un acte dérogatoire, à moins d’être faite de manière pressante et répétée. « Nous n’avons recueilli aucune information qui indiquerait de tels agissements [...] de la part de Me Mercier », écrit le syndic adjoint. « Outre des entrevues que Me Mercier, et/ou d’autres avocats en partenariat avec lui ont pu donner à des médias, nous n’avons pu retrouver [...] quelque exemple de publicité que ce soit. »

http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1055716/vautour-de-lac-megantic-le-barreau-a-ignore-les-signaux-dalarme

Voici des extraits de celui du 14 septembre 2017 :

« Le Barreau du Québec était informé depuis 2014 que des avocats avaient eu recours à des méthodes de sollicitation « dérangeantes », dès les premiers jours suivant la tragédie de Lac-Mégantic. En dépit de ces signaux d'alarme, il n'est pas intervenu. […]

Dans une lettre transmise au Barreau, un témoin des événements rapporte que des résidents « en pleurs » et « ne sachant plus quoi faire » se sentaient victimes de « harcèlement ». Des avocats visaient spécifiquement les familles endeuillées, à qui on promettait des millions si elles acceptaient d’engager des poursuites aux États-Unis, avertit la lettre obtenue par Radio-Canada.

Le Barreau, dont la mission première est la surveillance de l’exercice de la profession, reconnaît aujourd’hui ne pas avoir perçu le danger qui guettait les victimes au moment du drame.

« Personne, que ce soit la mairesse, que ce soit certains citoyens sinistrés ou endeuillés... On n’a pas eu de téléphone, pas eu de drapeau rouge des gens en disant : “on aurait besoin de vous” », explique l’ex-bâtonnière, Claudia Prémont.

Le Barreau n’a cependant pas été en mesure d’expliquer pourquoi les informations qui lui ont été transmises en 2014 n’ont pas eu de suite.
Un reportage d’Enquête a révélé, depuis, qu’une firme douteuse d’avocats du Texas aurait empoché de 10 à 15 millions de dollars d’honoraires, sans avoir accompli de travail juridique, dans la foulée du tragique accident ferroviaire qui a fait 47 morts et détruit le centre-ville de Lac-Mégantic, en Estrie.

L’homme derrière cette firme, Willie Garcia, a la réputation d’être l’un des plus grands « chasseurs d’ambulance » des États-Unis, une personne qui court les catastrophes afin de rechercher des victimes.

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