Manipulés jusqu'à la liberté
Certains grands reportages ont sur l’esprit des effets aussi instructifs et libérateurs que les meilleurs livres d’histoire. C’est le cas de ceux qu’Adam Curtis présente à la BBC depuis plus de trente ans. Je pense en particulier à The Century of the Self, une série en quatre longs épisodes produites en 2002 et plus récemment à une émission de près de 3 heures intitulée Hyper Normalisation. Les thèses de Curtis peuvent paraître simplistes, même quand elles ont le simplisme pour cible, elles frôlent parfois le sensationnalisme, mais elles ouvrent néanmoins des perspectives inattendues dans lesquelles chacun peut s’engager en se promettant d’y introduire les nuances nécessaires.
Curtis est fasciné par Freud et plus précisément par l’influence qu’il exerça par l’intermédiaire de sa fille Anna et de son neveu Edward Bernays, citoyen américain. Dans The century of the self l’histoire de cette famille devient celle de l’Amérique entière et dans une moindre mesure celle de l’Occident et du reste du monde. Rares sont les idéologies, (car le freudisme est une idéologie) qui auront marqué à un si haut degré la vie privée, la politique et les affaires.
Freud a soutenu que loin d’être autonome, le moi conscient et rationnel n’est qu’une marionnette dont les ficelles sont tirées par les forces obscures de l’inconscient, tels les instincts et les pulsions incitant à violence sexuelle et à l’agression en général. Freud ayant aussi acquis la conviction qu’il y a risque de névrose quand on refoule ces instincts, plusieurs ont vu en lui un libérateur de la sexualité. Le même Freud a toutefois soutenu qu’il faut tenir ces forces obscures en respect, sans quoi aucune civilisation n’est possible. C’est sur ce second aspect que Curtis met l’accent dans le rôle qu’il attribue à Edward Bernays et Anna Freud.
Bernays était dans la jeune vingtaine quand, en s’inspirant des théories de son oncle, il aida le président Wilson à convaincre les Américains de soutenir son projet de déclarer la guerre à l’Allemagne. En 1919, à l’âge de 26 ans, il a participé, à Paris, aux discussions relatives au Traité de Versailles. De retour aux États-Unis, il n’eut qu’une idée : comment utiliser à des fins pacifiques cette propagande qui avait si bien servi la cause de la guerre? Le mot propagande ayant des connotations un peu trop germaniques, il créa la profession de Public Relations Counselor, profession dont il fut leader jusqu’à un âge avancé et toujours dans le sillage idéologique de l’oncle.
Ce qui l’amena à participer au mouvement féministe dans l’intérêt des multinationales du tabac. Au cours de la décennie 1920, la cigarette était encore interdite aux femmes, du moins en public, au grand regret des magnats du tabac, qui perdaient ainsi la moitié du marché convoité. Pour beaucoup de féministes de l’époque l’accès à la nicotine était une libération, un pas vers l’égalité avec les hommes. Les magnats du tabac rêvaient depuis longtemps d’une telle libération. Ils firent appel à Edward Bernays pour faire avancer leur cause et, accessoirement celle des femmes, le plus rapidement possible; Bernays, eut recours aux lumières du psychanalyste Brill, lequel, moyennant des honoraires fabuleux, accoucha, du conseil suivant : la cigarette c’est ce pénis que, selon le maître de Vienne, les femmes envient. Organisez une campagne de publicité à partir de ce thème et le marché tant convoité s’ouvrira du jour au lendemain.
Bernays passa à l’action immédiatement dans le cadre d’un événement hautement symbolique, la parade de Pâques à New-York. Il retint les services d’une dizaine de femmes et d’autant de photographes. Aux femmes formant une rangée il demanda d’allumer une cigarette à son signal. Les photographes avaient pour mission de croquer la scène et de diffuser leurs images dans l’ensemble des États-Unis. Bernays avait prévu un slogan digne de l’événement. La cigarette serait pour les femmes de Torch of Freedom. Il associait ainsi la statue de la liberté à son projet. Il avait aussi monté un album d’images à la limite du tolérable pour les mœurs de l’époque.
Quelle a été la part de la manipulation de l’inconscient des femmes dans tout cela, quelle a été celle de leur désir conscient d’égalité et celle de l’attrait d’un plaisir réel ? C’était sans doute le dernier souci de Bernays que de répondre à cette question avec précision. Il lui suffisait de faire converger tous ces facteurs le plus rapidement possible. Il lui importait surtout de créer un modèle pour l’avenir du commerce : apprendre à faire naître des désirs et à les satisfaire, alors que jusque-là on s’était limité à satisfaire des besoins. S’ouvrait ainsi non seulement un nouveau marché pour les cigarettes, mais un marché illimité pour tous les biens, illimité parce que fondé sur des désirs eux-mêmes illimités mettant en cause jusqu’à l’estime de soi. Les besoins étaient limités.
Cette histoire contient les plus précieux enseignements. Elle montre bien comment une manipulation grossière de la part d’une industrie peut être vécue comme une libération jusqu’à ce qu’on découvre qu’on est devenu l’esclave d’un poison. C’est là aussi une parfaite illustration de l’hétérotélie, ce phénomène, si fréquent dans l’action, où le résultat atteint diffère du but visé, chose qui dans bien des cas ne devient manifeste qu’après un certain temps. C’est là enfin une clé pour comprendre un phénomène paradoxal : la collusion entre les intérêts dans grandes entreprises et les désirs des individus, les caprices du moi. C’est après avoir observé ce phénomène à une large échelle que Jean-Claude Michea, parmi bien d’autres, a pu soutenir que le capitalisme et un socialisme faisant bon ménage avec l’individualisme sont des alliés
Les manipulations à la Bernays ont été dénoncés dès 1957 dans un ouvrage marquant intitulé persuasion clandestine. En lisant ce livre chaque consommateur pouvait comprendre que les symboles freudiens combinés avec la répétition conseillée par les psychologue behavioristes rendaient son sentiment de liberté illusoire. Les mises en garde contre ces manipulations se sont multipliés. En vain! Les gens préfèrent l’illusion de la liberté à la vraie liberté laquelle consisterait à toujours subordonner ses choix à un idéal de perfection. Ce détournement de la liberté du choix autonome entre le bien et le mal vers un choix hétéronome entre divers objets de consommation est une impasse morale qui est la cause directe de l’impasse écologique et bientôt de l’impasse économique.
Bernays avait pourtant publié un livre intitulé Propaganda où il exposait ses projets de manipulation. Ce livre a été publié en français chez LUX à Montréal en 2007, avec une préface de Normand Baillargeon. On l'a présenté ainsi: «Le manuel classique de l'industrie des relations publiques ", selon Noam Chomsky. Véritable petite guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, ce livre expose cyniquement et sans détour les grands principes de la manipulation mentale de masse ou de ce que Bernays appelait la " fabrique du consentement ".Comment imposer une nouvelle marque de lessive ? Comment faire élire un président ? Dans la logique des " démocraties de marché ", ces questions se confondent.Bernays assume pleinement ce constat : les choix des masses étant déterminants, ceux qui parviendront à les influencer détiendront réellement le pouvoir. La démocratie moderne implique une nouvelle forme de gouvernement, invisible : la propagande. Loin d'en faire la critique, l'auteur se propose d'en perfectionner et d'en systématiser les techniques à partir des acquis de la psychalanyse.Un document édifiant où l'on apprend que la propagande politique au XXe siècle n'est pas née dans les régimes totalitaires mais au cœur même de la démocratie libérale américaine.»
Sauf exception un consommateur averti n’est pas un consommateur repenti. Qui a vraiment besoin d’un drone aujourd’hui. Les ventes de ce pigeon voyageur mécanique progressent pourtant à un rythme endiablé : 770 000drones enregistrés en 15 mois. Nous assistons à un nouvel épisode de la saga des téléphones intelligents. Le fait qu’on les ait appelés intelligents indiquent que cette fois la manipulation a porté sur le prestige dont jouissent les hauts quotients intellectuels. Que dans l’opération on ait dégradé l’intelligence en la réduisant au fonctionnement des ordinateurs, cela n’a aucune importance, cela ne fait que rehausser le prestige et le mérite du légendaire président de Apple Steve Jobs, légende qui a son tour mousse les ventes de cet outil de communication obéissant aux caresses des doigts et tenant lieu de partenaire amoureux jusque dans le creux des lits.
Téléphones intelligents, GPS, drones, ces nouveaux instruments de libération sont aussi ambigus que les flambeaux de la liberté. Le téléphone devient une laisse électronique en plus d’allonger le temps de travail, le GPS permet aux services de renseignement de vous suivre à la trace. Quant aux drones et autres engins volants ils nous rapprochent davantage du Meilleur des mondes. Comme les téléphones, les drones sont équipés d’appareils photo/vidéo. Narcisse pourra se photographier de haut après s’être photographié à distance.
Après être entrées dans l’ère de la nicotine, les femmes dans le même élan progressiste ont eu accès au marché du travail, à la grande satisfaction des industriels encore une fois. Ce fut certes une étape cruciale vers l’égalité, mais sait-on vraiment quel en fut le prix ? Avant l’entrée des femmes à l’usine et au bureau, les entreprises devaient offrir aux hommes un salaire leur permettant de soutenir une famille. Aujourd’hui les salaires combinés de l’homme et de la femme suffisent à peine à assurer le bien-être de familles réduites. Et pour une femme dont le travail est vraiment libre, combien en sont réduites à des tâches mécaniques et serviles? Autre conséquence de ces changements, hommes et femmes ont de moins en moins de temps à consacrer à la vie sociale et politique, ce qui accroît la marge de manœuvre du Marché et sa mainmise sur l’État.
Hommes ou femmes nous n’avons jamais vraiment négocié notre libération. Nous n’avons jamais résisté à l’appât de la persuasion clandestine. C’est pourquoi l’écart entre riches et pauvres ne cesse de s’accroître.