L'eugénisme ou le refroidissement de la planète humaine

Jacques Dufresne

 

Tables des matières. Cliquer sur les titres des sections.

L’eugénisme ou la congélation de l’humanité  1

Manipulés et sans identité  2

Un phénomène complexe  3

Tels animaux, tels hommes  4

Les gaz à effet de glacière  5

De drones en clones  7

Les phénomènes extrêmes  7

Nature, culture  8

Devenir meilleur ou devenir autre  9

«Sentir l’être sacré frémir dans l’être cher» Hugo  10

 

Le saviez-vous? Le Québec est officiellement eugéniste, comme le furent de nombreux états américains et provinces canadiennes au début du XXe siècle. Le 24 mai dernier, lors de l’ouverture officielle du CPA (Centre de procréation assistée) de l’hôpital Ste-Justine, le docteur Élias Dahdouh, responsable de ce centre, a précisé, devant le ministre québécois de la Santé et des affaires sociales, que son CPA allait se distinguer des autres en pratiquant ouvertement l’eugénisme. Je corrige tout de suite. Ce n’est pas ce qu'il a dit formellement. Il s’est limité à dire que, dans son centre, on pratiquerait le dépistage préimplantatoire et qu'on éliminerait les embryons porteurs d’un gène prédisposant à une maladie que personne ne souhaite pour ses enfants. Il a donné la fibrose kystique comme exemple. C’est là une pratique eugéniste non déguisée et non déguisable. L’État québécois qui assume les frais de la fécondation in vitro subventionnera ipso facto l’eugénisme.

Ces faits semblent si normaux, ils suscitent si peu de réactions négatives à l’Assemblée nationale et dans les médias, qu’on est tenté de renoncer à rouvrir le débat. Il faut pourtant le faire.

Je l’ai dit moi-même dès 1986, dans La reproduction humaine industrialisée, le nouvel eugénisme passera dans les mœurs parce qu'il résulte du choix des couples, tandis que celui du début du XXe siècle dans les pays anglo-saxons, son lieu d’origine, aussi bien qu'en Allemagne, il était imposé par l’État. Les esprits les plus lucides engagés dans le débat, Chesterton par exemple, voyaient venir le jour où l’État serait l’entremetteur universel et obligé. L’État nazi a si cruellement pratiqué cet interventionnisme teinté de morale et fondé sur une fausse science, qu'entre 1945 et 1960 on avait tout lieu de croire que l’eugénisme était une erreur du passé dans laquelle l’humanité ne retomberait plus. Pourquoi 1960? C’est en 1953 que Crick et Watson ont découvert la structure de l’ADN. Les rêves les plus fous des eugénistes devenaient possibles à moyen terme. En 1971, le génécitien Robert K. Graham créait le Hermann J. Muller Repository for Germinal Choice.  Cette banque de sperme provenant de prix Nobel. Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes se serait montré favorable au Germinal choice, ce choix du sperme qui fécondera les ovules. En 1986 déjà la banque de spermes annonçait que ses précieuses gouttes congelées avaient déjà servi à la naissance de 16 enfants. Être prix Nobel n’était plus une condition pour accéder au temple de la progéniture, mais la tendance de ces savants à se servir de leurs découvertes pour assurer leur descendance demeurait manifeste. Qui allait choisir les donneurs et en fonction de quels critères? Cette question cruciale semblait à l’avance résolue. Preuve que l’eugénisme n’avait subi qu'une brève éclipse, de nombreux savants, parmi les plus réputés tels Ernst Mayr et James F. Crow appuyèrent le projet Germinal Choice. Crow était persuadé que «la reproduction naturelle est cruelle, peu sûre, inefficace tandis que la sélection humaine pratiquée de propos délibéré pouvait être basée sur des critères comme la santé, l’intelligence ou le bonheur.» [1]

Non content de donner son accord à ce mouvement Francis Crick, monsieur ADN, se demandait «pourquoi les gens auraient le droit d’avoir des enfants.»[2]

Dès lors qu'il devenait possible, d’une part d'associer un chromosome ou un gène à une maladie, la trisomie étant l’exemple le plus connu, et d’autre part de repérer ce chromosome ou ce gène, on pourrait en aviser les couples, lesquels, sauf exception, choisiraient la solution eugéniste : l’élimination de l’embryon ou du fœtus.

Manipulés et sans identité

Et pourtant il faudrait que cette pratique cesse. C’est notamment l’opinion de l’un des philosophes contemporains les plus réputés, Jurgend Habermas. J’emprunte à Cyrille Bégorre-Bret ce condensé de la pensée du maître allemand : «Selon Habermas, des êtres génétiquement programmés par leurs parents seraient victimes d'un très fort sentiment d'hétéronomie : ils éprouveraient les plus grandes difficultés à se considérer eux-mêmes comme des sujets auteurs de leur propre biographie et de leurs actes. En conséquence, le principe de responsabilité personnelle serait profondément mis à mal.

À ces conséquences psychiques et éthiques s'ajouteraient des coûts politiques considérables. D'une part, si chaque communauté transformait ses membres en fonction de ses propres valeurs, l'unité de l'espèce humaine pourrait être mise en péril et l'idée même d'humanité entendue comme somme des congénères interféconds et comme communauté fraternelle disparaîtrait.»

On n’en est pas encore là, m’objectera-t-on. Empêcher la naissance d’un enfant porteur du gène de la fibrose kystique c’est une chose, planifier la naissance d’un enfant ayant un quotient intellectuel de 160 en est une autre. Puisque le choix des parents est le seul critère reconnu, la seconde initiative, une forme d’eugénisme positif est aussi légitime que la première, qui relève de l’eugénisme négatif. Si on n’interdit pas la première, on ne pourra jamais interdire la seconde.

Un phénomène complexe

L’eugénisme est un phénomène complexe où tout se tient. C’est en tant que tel que nous l’étudierons ici. Il en est de l’eugénisme comme du changement climatique, lequel est déterminé par un grand nombre de facteurs en interaction constante les uns avec les autres, ce qui rend difficile la prévision exacte, mais pointe de plus en plus clairement dans la direction du réchauffement. De la même façon, des facteurs aussi divers que la croissance de la population, la rareté des ressources, la conception de la liberté et du bonheur, le formalisme, le progrès technique, le prométhéisme forment un système complexe qui converge vers une humanité qui ressemblera de plus en plus à celle qu'Aldous Huxley a décrite dans Le meilleur des Mondes. Il s’agit dans ce cas d’un refroidissement du climat humain.

Cette analogie avec leréchauffement climatique est plus qu'une figure de style. La pensée complexe est aussi nécessaire à la compréhension du second phénomène qu'à la compréhension du premier et elle comporte les mêmes risques. Les phénomènes extrêmes auront beau continuer à se multiplier sous nos yeux, la catastrophe finale a beau devenir de jour en jour plus probable, cela ne détourne pas les gens des activités, telle la course automobile de formule 1, dont l’empreinte écologique est démesurée.

La dérive vers Le meilleur des Mondes est plus manifeste encore que le réchauffement climatique, mais la catastrophe finale paraît encore si lointaine dans ce cas également que personne ne serait prêt aujourd’hui à renoncer à des pratiques eugénistes pour l’éviter ou seulement pour la retarder.

Tels animaux, tels hommes

De même qu'il faut situer l’actuel réchauffement climatique dans une perspective à long terme pour en prendre la juste mesure, de même il faut remonter à l’origine de la rationalisation des naissances pour prendre la juste mesure de la tendance actuelle.

Tout s’est précipité, après un long prélude, lorsque l’insémination artificielle est passée de la ferme à l’alcôve.

« L'homme s'empara de quelques espèces pour les asservir et les élever à son profit. De ce jour le monde animal fut divisé en deux parties: les esclaves et les ennemis. Les esclaves, ce furent par exemple, le mouton, le cheval, le porc, ainsi que le chien, à la fois serviteur de l'homme et garde-chiourme des animaux domestiques. Mais déjà cet asservissement des bêtes se retournait contre l'homme. L'esclavage, le despotisme s'introduisirent dans la société humaine sous la forme qu'on avait imaginée pour les bêtes. Le despote se mit à gouverner les troupeaux d'êtres humains de la même façon que le berger gouvernait les troupeaux de bœufs et de moutons. Nous sommes à l'âge de l'élevage industriel.»[3] Le même auteur dira plus tard que la disparition d’une espèce animale appauvrit le bestiaire intérieur de l’humanité. Il n’hésiterait pas à dire que le moindre progrès dans l’asservissement d’une espèce a le même effet.

Enjambons quelques millénaires pour observer avec Philippe Ariès le début de la rationalisation de la reproduction des animaux de la ferme. :

«Pendant longtemps, le bétail tenait une place importante dans l'exploitation, puisqu'il fournissait le travail et l'engrais, mais ne vivait pas aussi près de l'homme que dans nos systèmes agraires modernes. Sans être sauvage, il était, si l'on peut dire, moins domestiqué. Il vivait en liberté, un peu à l'écart, sur la  jachère ou dans les bois ou landes communaux, sans que l'homme n'intervînt guère dans son alimentation ou sa reproduction. Si bien que l'homme restait plus étranger au cycle animal qu'aujourd'hui et aux époques de symbiose. Au contraire, à partir du XVIIIe siècle, on cessa de laisser le bétail dans un demi-abandon, pour le considérer non plus comme un instrument d'exploitation, mais bien comme un objet de spéculation, pour la viande, le lait ou le fromage. Dès lors on a commencé à l'engraisser d'une part, à le sélectionner de l'autre. Il ne s'est plus reproduit naturellement. L'homme préside aux accouplements de son étable. C'est devenu une opération très importante dans la vie rurale. Ainsi l'homme a été amené peu à peu à diriger à son gré la reproduction animale et, par conséquent, à considérer la génération comme une technique, à l'instar des  autres techniques d'une ferme moderne. N'y a-t-il pas eu contagion de l'animal à l'homme? L'habitude de régler la vie animale n'a-t-elle pas gagné le couple humain? ou plutôt la sélection des espèces ne traduit-elle pas ce même sentiment d'utilisation rationnelle du monde qui conduit à régler l'instinct sexuel dans les rapports conjugaux ?» [4]

En 1980, paraît aux États-Unis, un livre d’une grande importance pour notre propos : Animal Factories[5]. L’un des deux auteurs, le philosophe australien Peter Singer deviendra l’un des professeurs d’éthique les plus influents aux États-Unis. On y décrit et dénonce la réduction des animaux de la ferme à des machines, des machines servant à la fabrication du lait et de la viande, mais aussi des machines servant à la reproduction, telles ces truies qu’on enferme toujours dans des cages où elles n’ont même pas assez d’espace pour se retourner.

C’est la lecture de ce livre qui m’a incité à écrire quelques années plus tard La reproduction humaine industrialisée. J’avais alors, à l’instar des auteurs du livre, sous-estimé un fait dont la signification me terrifie aujourd’hui. Déjà, en 1980, les animaux de la ferme n’avaient plus ni rapports affectifs ni rapports sexuels entre eux. Et la plupart n’allaient déjà plus aux prés. Les poules, hier encore oiseaux, vivaient dans des cages si étroites qu'elles ne pouvaient pas y déployer leurs ailes.

Faut-il s’étonner que dans une humanité où la fécondation in vitro devient peu à peu une routine, les couples soient de plus en plus fragiles et qu’il y ait de plus en plus de personnes seules? Nous sommes dans la complexité et non dans la causalité linéaire. On ne peut considérer l’emmachination des animaux comme la cause de l’emmachination des humains, de même on ne peut considérer les nouvelles techniques de reproduction humaine comme la cause de l’accroissement de la solitude des humains, mais de toute évidence ces faits appartiennent à une même constellation.

Les gaz à effet de glacière

La montée du formalisme, caractérisée notamment par la quantification des phénomènes et des procédures détaillées, fait également partie de ladite constellation et constitue un puissant facteur de refroidissement. Les chiffres qui occupent de plus en plus d’espace dans la noosphère sont l’équivalent des gaz à effets de serre; Puisqu'ils refroidissent le climat affectif plutôt que de le réchauffer nous dirons plutôt qu'ils sont des gaz à effet de glacière. L’abstraction est une extraction. Tirer un chiffre, le QI de l’intelligence en acte, cette interaction prodigieusement complexe entre le cerveau et le reste du corps, voilà en effet une opération violente, comme l’extraction d’une dent. Pour bien mener cette dernière opération, il faut recourir à l’anesthésie. Telle est bien l’essence du formalisme : le réel anesthésié pour l’abstraction et par l’abstraction. N’est-ce pas là l’explication de l’étrange sentiment que l’on éprouve en lisant le meilleur des Mondes où les diverses catégories d’êtres humains sont choisies avec un QI, plus ou moins élevé, comme critère : ces êtres sont anesthésiés en permanence par la drogue, le soma, qu'ils consomment quotidiennement bon gré mal gré.

Victor Hugo a eu à ce sujet d’étonnantes intuitions qu'il a rassemblées dans un poème prophétique de La légende des siècles, intitulé «Le calcul», brouillon génial qui, achevé et commenté adéquatement, deviendrait un essai de premier ordre sur la raison instrumentale et le désenchantement du monde.

La pensée, ici perd, aride et dépouillée,
Ses splendeurs comme l'arbre en janvier sa feuillée,
Et c'est ici l'hiver farouche de l'esprit. 

Tout se démontre ici. Le chiffre, dur scalpel,
Comme un ventre effrayant ouvre et fouille le ciel.
Dans cette atmosphère âpre, impitoyable, épaisse, 
La preuve règne. Calme, elle compte, dépèce,
Dissèque, étreint, mesure, examine, et ne sait
Rien hors de la balance et rien hors du creuset;
Elle enregistre l'ombre et l'ouragan, cadastre 
L'azur, le tourbillon, le météore et l'astre,
Prend les dimensions de l'énigme en dehors,
Ne sent rien frissonner dans le linceul des morts,
Annule l'invisible, ignore ce que pèse
Le grand moi de l'abîme, inutile hypothèse,
[…]
La loi vient sans l'esprit, le fait surgit sans l'âme;
Quand l'infini paraît, Dieu s'est évanoui. 

Ô science! absolu qui proscrit l'inouï!
L'exact pris pour le vrai! la plus grande méprise
De l'homme, atome en qui l'immensité se brise,
Et qui croit, dans sa main que le néant conduit,
Tenir de la clarté quand il tient de la nuit! 

À ce propos on note que les deux fondateurs de l’eugénisme en Angleterre, Francis Galton et son disciple Karl Pearson étaient, comme Daniel J.Kevles, se plaît à le souligner, des passionnés, sinon des obsédés de la mesure, de la quantification. Certes, leur volonté d’établir l’eugénisme sur des bases scientifiques les obligeait à faire grand cas de l’outil mathématique, mais d’autres mobiles plus personnels les poussaient aussi dans cette direction. Kevles qui donne le surnom de Saint Biometrika à Karl Pearson (considéré comme le fondateur de la biométrie) dit de lui qu’il avait tendance à aimer plus les gens à l’intérieur d’un groupe abstrait qu’en tant qu’êtres concrets de chair et de sang.»[6]

De drones en clones

Climat abstrait, climat de violence. Plus les victimes sont éloignées de vous par la culture et l’espace et plus ils se réduisent à des choses auxquelles on est insensible. Les drones illustrent en ce moment ce climat de la même manière que les pratiques eugénistes. Entre la cible pakistanaise du drone et la console de ce jeu vidéo en Californie, la distance est non seulement grande à tous égards mais en outre elle est médiatisée par un équipement si sophistiqué qu’il donne à celui qui appuie sur la gâchette toutes les raisons de ne pas se sentir responsable. Il peut déjà s’en laver les mains car il existe des drones capables de tuer sans laisser le temps à leur maître de leur en donner l’ordre.

L’équipement nécessaire pour repérer les gènes défectueux dans l’ADN d’une personne est tout aussi sophistiqué que celui qui permet de repérer la cible d’un drone et il crée entre le généticien de service et l’embryon à éliminer la même distance et la même déresponsabilisation qu'entre le lanceur de drone et sa victime. Et il n’est pas exclu qu'on invente une machine eugéniste qui éliminera l’embryon indésirable à la place du médecin.

Vue sous cet angle, la fécondation in vitro est une opération qui, en raison de l’importance qu’y ont le formalisme médical et le formalisme juridique, ressemble de plus en plus à n’importe quelle transaction financière complexe. Outre un génome modifié qui limite sa responsabilité, l’enfant naissant dans un tel contexte porte dans la chair de son inconscient les froids calculs dont sa conception a été l’objet. À quoi il faut ajouter qu'à l’hôpital il a été, comme sa mère, un «ipatient»: les experts qui supervisaient les opérations étaient en effet réunis non autour du lit mais dans une salle équipée des meilleurs écrans. Faudrait-il chiffrer les risques liés à ces pratiques, pour être en droit d’affirmer que c’est aux soignants qui s’éloignent ainsi de la vie qu’il appartient d’établir la preuve qu’ils ne font courir aucun risque à l’enfant à naître et à la mère?

Les phénomènes extrêmes

Dans le cas du réchauffement climatique, les phénomènes extrêmes annonciateurs du désordre croissant se multiplient; il en est de même dans le cas du refroidissement des rapports humains. Les chaires de lovotique où l’on éthicise sur la valeur des rapports sexuels entre un humain et un robot en sont un exemple. Autre exemple, qui devrait provoquer la plus vive indignation dans le monde entier, dans les mouvements de femmes en particulier : En Chine et en Inde, on n’a pas attendu les récents progrès des biotechnologies pour réduire le nombre de filles, mais il faut s’attendre à ce que les nouveaux outils intensifient cette pratique dont on sait maintenant qu'elle a cours dans des pays comme le Canada, comme l’a soutenu récemment le docteur Rajendra Kale: « quand les Asiatiques ont immigré dans les pays occidentaux, ils ont apporté avec eux non seulement des recettes appréciées de plats cuisinés au curry ou à la vapeur mais aussi hélas, dans certains cas, une préférence pour les naissances masculines et pour l’avortement des filles. L’élimination des fœtus féminins se produit en Chine et en Inde par millions. Elle commence à se manifester en Amérique du Nord de manière suffisamment nette pour déséquilibrer le ratio garçon-fille dans certains groupes ethniques. »

Ici il faut s’arrêter pour réfléchir. On peut considérer l’eugénisme chinois traditionnel comme semblable à l’eugénisme occidental du début du XXe siècle. Dans l’un et l’autre cas, les ordres venaient de l’État. Le même phénomène se produit toutefois au Canada sous le signe du sacro-saint choix individuel. Qu'une mode souffle sur l’opinion publique et voilà que les gens font spontanément ce que dans un autre contexte l’État leur aurait imposé.! 

Preuve que le nouvel eugénisme conduit à la même impasse que l’ancien. Dans le fait que l’élimination des fœtus de sexe féminin soit l’un des premiers grands choix dans le nouveau contexte eugéniste, il n’y rien de bien rassurant. La persistance dans le choix du QI comme critère de sélection est aussi inquiétante. Certes, quelques savants, dont le père de la sociobiologie, Edward O. Wilson, ont proposé l’altruisme comme critère combiné avec le quotient intellectuel, mais dans la très grande majorité des cas, c’est le quotient intellectuel seul qui a été retenu. Dans le projet chinois sur les quotients de 160 (voir notre article sur le sujet), il n’y a guère de place pour la compassion. Les quotients de 160 sont les forts en maths et en physique. Faut-il attendre d’eux, sous leur forme pure, le réchauffement de la planète humaine?

Nature, culture

Nous comprendrons mieux ce refroidissement quand nous l’aurons situé par rapport à l’oscillation entre les deux types d’actions par lesquelles les hommes espèrent améliorer leur sort : l’action sur la nature, l’action sur la culture. Par culture il faut entendre ici le milieu au sens large. Tantôt on mise surtout sur la première, tantôt sur la seconde; un œil exercé peut même lire l’histoire à travers cette grille. Depuis la fin du XIXe siècle, l’eugénisme, tantôt étatique, tantôt libéral est toujours la forme la plus recherchée d’action sur la nature, l’action sur la culture, quand il s’agit d’améliorer le sort des humains en luttant contre la pauvreté, va de la charité aux politiques sociales généreuses. Aux États-Unis, c’est par de telles politiques, le New Deal, que Franklin D.Rosevelt mit fin à cinquante ans de darwinisme social dans le monde anglo-saxon. Au début de la décennie 1980, Thatcher et Reagan remirent le cas dans l’autre direction. Une fois au pouvoir, l’une des premières décisions de Margaret Thatcher fut de nommer ministre de l’éducation Sir Keith Joseph, un eugéniste reconnu.[7] Aussi bien l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de croître depuis ce temps. Les pauvres! Les eugénistes ont toujours eu l’intention de les éliminer plutôt que de leur donner accès à une plus grande part de la richesse. Les pauvres, proclament-ils, se multiplient déjà trop dans la misère, donnez-leur de l’argent et ils se multiplieront encore davantage accélérant ainsi la dégénérescence de l’ensemble de la population! Ainsi raisonnent les eugénistes.

Devenir meilleur ou devenir autre

«Nous ne sommes pas faits pour le malheur, mais par le malheur.»[8] Les grandes traditions spirituelles, dont la tradition gréco-judéo-chrétienne, reposent sur le désir de devenir meilleur individuellement, non seulement en dépit du malheur ambiant, mais grâce à lui, en s’élevant par la compassion qu'il inspire. Pour les uns, le paradis est la récompense de cet effort, pour d’autres rares disciples de Spinoza, «la béatitude n’est pas la récompense de la vertu c’est la vertu elle-même.»

Tout esprit porté à transposer la productivité dans le domaine moral ne saurait se satisfaire de cette difficile montée individuelle vers la perfection. Cela rappelle l’artisanat de jadis où les objets étaient fabriqués un à un. Ne serait-il pas plus simple, se demandent les eugénistes, d’améliorer d’un seul coup l’ensemble de l’espèce par des procédés techniques n’exigeant aucune vertu héroïque des individus? Ils deviennent autres alors, en ce sens qu'ils migreront vers une nouvelle espèce supérieure; ils deviendront aussi meilleurs, non par vertu toutefois, mais par la naissance, comme les aristocrates du temps passé. Une telle amélioration par le changement d’espèce rappelle la production en série, autre aspect de la question qu'Aldous Huxley a bien perçu.

Le lien entre l’eugénisme et le post humanisme devient ainsi manifeste. C’est le biologiste Julian Huxley qui a forgé le mot transhumanisme. Si ce grand homme fut hostile à l’eugénisme de Galton parce qu'il reposait sur une fausse science, il accueillit l’eutélégenèse avec enthousiasme. Ce mot a été utilisé pour la première fois par Herbert Brewer en 1935 dans Eugenics Review. L’eutélégenèse était fondée sur la reproduction humaine par insémination artificielle qui permet de sélectionner les meilleurs donneurs, des hommes intelligents, à la carrière brillante, dotés, pensait-il, d’un patrimoine génétique supérieur.

 «Ainsi, déclara Julian Huxley, hommes et femmes, pourront accomplir la fonction sexuelle avec ceux qu'ils aiment tout en accomplissant leur fonction de reproduction avec d’autres personnes qu'ils admirent pour de tout autres raisons.»[9] Huxley suivait ainsi la règle morale édictée par son collègue et ami J.B.S Haldane : «L’immoralité d’hier est le devoir social de demain.»[10]

Et voici une pièce à ajouter au dossier de la femme victime de l’eugénisme. Brewer délirait de joie à la pensée qu'il serait un jour possible pour la majorité de la population de partager «l’innate quality» d’hommes comme Lénine, Newton, Leonard de Vinci, Pasteur, Beethoven, Omar Khayyâm, Pouchkine, Sun Yatpsen. Kevles note à ce propos que les femmes ont été délibérément exclues de cette liste. C’est que le rôle des femmes dans l’eutélégenèse se limite à n’être que des porteuses du sperme d’hommes admirables. C’est toujours, selon Brewer, la physiologie qui dicte cette loi. On estimait en effet qu'entre les âges de 25 et de 55 ans l’homme normal produit environ 340 milliards de spermes. Par comparaison, la femme ne produit qu'un nombre minime d’ovules. Si seulement un spermatozoïde sur 1000 était utilisé, notait Brewer dans le paroxysme de l’enthousiasme, un seul homme (un prix Nobel bien sûr) pourrait fertiliser en  une année 5 millions de femmes!»[11]

Avions-nous tort de soutenir que les chiffres sont les gaz à effet de glacière du refroidissement du climat humain? En passant, nos remerciements à Brewer pour nous avoir rappelé que les Orientaux ne sont pas les seuls à sacrifier la femme dans la vaste opération eugéniste! Pour ce savant elle n’était qu'un utérus, sinon artificiel, du moins commercialisable et remplaçable par n’importe quel autre. Si cet homme célèbre, qui faisait partie de la liste officielle des bons reproducteurs de l’Angleterre, a pu tenir impunément de tels propos, c’est de toute évidence parce que le mépris de la femme dans son milieu n’était pas une chose rare.

 Les mouvements de femmes ne semblant pas être disposés à s’opposer à la nouvelle vague d’eugénisme, par crainte de rouvrir ainsi le débat sur l’avortement, on voit mal d’où pourrait venir une opposition assez forte pour infléchir le cours actuel des choses. Ce pourrait être une mission que se donnent les grandes religions, à commencer par l’Église catholique. Mais cette dernière aurait-elle assez d’autorité sur ses membres pour les amener à renoncer à l’élimination d’un embryon porteur, par exemple, du gène de la trisomie? Parmi les 97% de Françaises qui choisissent l’élimination de l’embryon, plusieurs sans doute sont catholiques. L’Islam actuel aurait-il plus d’autorité sur ses membres, partout dans le monde? Du côté du bouddhisme et de l’hindouisme, la tolérance est encore plus grande. Quant au pouvoir de la raison dans une pareille conjoncture, il est encore plus faible que celui des religions. Tous les chemins de la raison en ce moment semblent conduire à la neutralité, à l’élimination de toute conviction pouvant en heurter à une autre. C’est là un facteur de refroidissement supplémentaire

«Sentir l’être sacré frémir dans l’être cher» Hugo

Seul un retour du sacré, à la fois dans les religions et dans les spiritualités, pourrait infléchir cet eugénisme. Il ne faut pas exclure ce retour a priori. Sacré à sa naissance, l’être humain le devient parfois de nouveau à sa mort. Le sacré est lié à la joie de découvrir les choses et à la peine de les perdre. Même si je vis depuis longtemps au milieu des fleurs sauvages, des légumes du potager et des arbres fruitiers, il y a quelques années à peine j’étais indifférent aux insectes pollinisateurs. Depuis que les abeilles sont menacées d’extinction, elles me deviennent de plus en plus chères; mon sentiment de reconnaissance quand je les vois et les entend dans les pommiers en fleurs est empreint de sacré. Les abeilles robots du MIT ne me consoleront jamais de la disparition de celles que Méléagre vénérait, il y a plus de deux mille ans.

Peut-être comprendrons-nous un jour que le réchauffement du climat physique et le refroidissement du climat moral ont les mêmes causes profondes : une reconnaissance mesurée pour les dons de la nature, et une fierté démesurée pour les produits de substitution de fabrication humaine?

Je ne suis sûrement pas le seul à avoir découvert au contact des êtres les plus fragiles et les plus démunis que sans eux, je ne me serais jamais connu jusque dans ce centre infinitésimal de mon être, lui-même fragile et démuni; que sans eux, le monde serait encore plus froid qu'il ne l’est aujourd’hui. N’est-ce pas à eux que je dois de pouvoir tirer de cette pensée de Simone Weil tout le sens dont ma vie a besoin? «Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du coeur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts ou observés, s’attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal.. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain»[12]

Là, dans ce puits de lumière situé paradoxalement au fond de notre être, là dans ce point de sensibilité extrême qu'on n’ose même plus appeler l’âme se trouve ce qui nous permet de comprendre non seulement que les êtres ne sont pas des choses, mais que les choses elles-mêmes sont des êtres. Certes, ce grand malade n’est plus qu'un légume si vous en décidez ainsi, mais il redeviendra un être si vous osez savoir que sa sensibilité à votre toucher enferme une part infinitésimale de conscience. Ce grand malade c’est vous-même. Le «connais-toi toi-même» ne s’accomplit que dans le sacré.

Telles sont les peines et les joies du monde imparfait accepté comme tel. Si au moins il était raisonnable de prévoir l’avènement d’un monde parfait de fabrication humaine! On risque plutôt d’avoir le pire de chacun des deux mondes : une humanité machine dont la première fin sera d’éliminer les femmes et d’où la compassion disparaitra parce que la perfection souhaitée l’aura rendue inutile et toujours autant de malheureux de plus en plus mal tolérés.

Les gènes ne sont pas la première cause des grandes imperfections. La première cause ce sont les maladies, les accidents, dont on peut présumer qu'ils deviendront de plus en plus nombreux, parmi les jeunes surtout, au fur et à mesure que la vie perdra son sens. On apprenait récemment que l’espérance de vie en bonne santé est en déclin depuis un certain temps. On voit déjà l’euthanasie progresser dans le sillage de l’eugénisme. Chose inévitable quand la naissance et la mort, les deux grands rendez-vous avec le sacré, sont envahies par la technique au point de plonger dans l’obscurité et l’insensibilité la dernière fibre qui brille et vibre au fond de nous.

 Chaque fois qu'on supprime un être imparfait à sa naissance, on réduit le capital de compassion de l’humanité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Daniel K. Revles, In the name ou Eugenics, Alfred F. Knopf, New-York 1985, p.263

[2] Ibid. p.263

[3] Henri F. Ellenberger, Étude en hommage à Roger Mucchielli, Paris, Édition E.S.S., 1984, p. 59.

 [4] Philippe Ariès, Histoire des populations françaises, Paris, Seuil, 1971, p. 36.

[5] Jim Mason et Peter Singer, Animal Factories, Crown, New-York, 1980

[6] Daniel J. Kevles, op.cit. p.223

[7] Ibid. p.269

[8] Hélène Laberge, L’Agora

[9] Kevles, op.cit. p.191

[10] Ibid. p.190

[11] Ibid. p.191

[12] Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres, Gallimard, Coll. Espoir, Paris 1957, p.13

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