L’étrange alliance de Naomi Klein et du Vatican

Stéphane Stapinsky

Les rapports, avérés ou imaginaires, du pape François à une certaine gauche colorent son pontificat dès ses tout débuts.

Pour les intellectuels catholiques conservateurs (et des membres de la hiérarchie de l’Église de même obédience), François « n’aime pas les catholiques de droite, et veut bien faire comprendre à tous qu’il n’est pas l’un d’entre eux » (John Zmirak) (1) Ils le soupçonnent de vouloir accommoder la doctrine, notamment sur les questions morales, aux goûts de l’époque, ainsi qu’ont tendance à le faire les catholiques de gauche. Ces derniers, selon Zmirak, « (…) laissent entendre qu’existe une équivalence morale entre des questions fondamentales comme l'avortement et les différends prudentiels au sujet des programmes de lutte contre la pauvreté et des niveaux d'immigration, et ce afin d’appuyer des candidats opposant à la loi naturelle et la sainteté de la vie » (2)

Pour ces conservateurs, François jouerait un jeu dangereux en rendant acceptables certains aspects du marxisme. Ceux parmi eux qui professent l’ultralibéralisme, ou qui se réclament même d’un certain libertarisme (par exemple l’Institut Acton), n’hésitent pas à le faire savoir de manière assez tranchante, parfois en utilisant de gros mots.

Les catholiques de gauche, pour qui l’option préférentielle pour les pauvres et la critique des « structures » de péché, qui remontent à Jean-Paul II, font partie des références courantes, n’ont, pour leur part, pas les mêmes appréhensions envers les concepts marxistes. Ce n’est pas parce qu’on mange du bœuf qu’on devient un bovidé… S’ils ne transigent pas sur l’avortement (la contraception, c’est une autre affaire), plusieurs militent ouvertement pour une plus grande place pour les femmes dans les structures de l’Église et même pour le mariage homosexuel. Ils voient certaines ouvertures du pape à cet égard comme le signal d’une prochaine réforme de la doctrine.

Où le pape se situe-t-il dans ce tableau contrasté ? Je pense que François n’est pas d’abord un homme d’idéologie, c’est plutôt quelqu’un qui voit l’être humain au premier plan. Ce qui explique la compassion qu’il manifeste en bien des circonstances. Ce qui explique aussi certaines ambiguïtés dans ses prises de position, notamment celles qu’il énonce lors d’entrevues en direct. L’historien italien Massimo Faggioli précise avec justesse que le pape François se situe au centre du spectre politique. Il se méfie à la fois des extrémismes politiques et des extrémismes religieux (3). Selon William Doino Jr, un collaborateur de la revue américaine bien connue First Things:

« Comme son homonyme, saint François, le pape est un esprit quelque peu libre, mais cette liberté est ancrée au plus profond de l'Église, et témoigne d’une parfaite orthodoxie. François est un novateur, ll est indépendant d'esprit et aspire à être un réformateur mais il n’est assurément pas un rebelle. » (4)

Il y a, me semble-t-il, de part et d’autre de la barricade partisane, méprise sur les intentions du souverain pontife, qui me semble bien plus conscient des impacts de ses interventions que certains peuvent le penser. Ce qu’on a souvent pu observer, par ailleurs, c’est, selon les termes de Doino Jr, la formation d’une « étrange alliance des commentateurs, tant de gauche que de droite, visant à dépeindre François comme quelqu'un qu'il n’est pas, et n'a jamais été. (..) Sur tous les sujets, de l'évangélisation à la conscience, de la moralité à la liturgie, les paroles du Pape ont été interprétées de telles manières que son orthodoxie en est devenue méconnaissable. » (5)

Tout ce que j’ai pu lire jusqu’ici sur François me fait abonder dans le sens de Doino Jr. Rien ne me permet de douter de la parfaite conformité des interventions du pape François avec la doctrine de l’Église, tant sur le plan social que sur le plan moral.

D’où ce malentendu, à mon sens, d’une partie de la gauche non religieuse, qui porte au pinacle François comme s’il faisait partie de leur écurie. Je n’ai ici qu’à rappeler l’exemple assez caricatural du magazine homosexual américain The Advocate, qui l'a désigné Personnalité de l'année en 2013… Je suis d’avis que cette gauche arc-en-ciel prend ses désirs pour des réalités. Ainsi que le souligne pertinemment Emma Green, dans un article paru le 22 septembre dans The Atlantic, François n'est pas un progressiste, il est simplement un prêtre. D’ailleurs, certains intellectuels de gauche ne sont pas dupes de la chose, comme cet auteur (Suzy Khimm) de la revue de gauche New Republic, qui exhorte les membres de son camp à « cesser de considérer le pape François comme le héros progressiste de l'Amérique » (« Stop Treating Pope Francis as America's Liberal Hero ») : Oui, le pape François a exprimé de la compassion pour les gays, oui, il a mis au second plan certaines questions sociales et a rendu temporairement la vie plus facile pour les femmes ayant eu un avortement. Mais François a soigneusement évité de remettre en question ou de modifier les doctrines fondamentales de l'Eglise sur la contraception, l'avortement et le mariage homosexuel, qui sont en contradiction avec une vision progressiste des choses. » (6) Et il est peu probable qu'il le fasse jamais.

La militante féministe et écologiste canadienne Naomi Klein, essayiste bien connue et féroce critique du capitalisme, ne se dissimule pas cette réalité. Ce qui ne l’empêche toutefois pas de travailler de concert avec le pape François. Invitée, les 2 et 3 juillet dernier, au Vatican lors d’un colloque sur le climat organisé par le réseau international des ONG catholiques pour le développement (CIDSE), elle « a souhaité (…) la diffusion la plus large possible de l’encyclique du pape François sur la protection de la nature, prenant fait et cause pour elle et saluant les « alliances improbables » qui se nouent face aux climato-sceptiques. » (7) « Lisez l’encyclique telle qu'elle est, non pas les résumés mais l'ensemble. Lisez-la et laissez-la pénétrer dans votre cœur! », a-t-elle dit.

L’intellectuelle de gauche prône une convergence des forces vives préoccupées par le sort de la planète : « Syndicats, communautés autochtones, groupes confessionnels et verts travaillent de manière plus étroite que jamais », même si « à l’intérieur de ces coalitions, nous ne sommes pas d'accord sur tout, loin de là » (8) Klein de préciser qu’il s’agit d’une « alliance concernant un enjeu spécifique. Il n’est pas question de fusion. (...) Mais nous sommes confrontés à une crise d’une ampleur telle que chacun doit sortir de sa zone de confort » (9). Une telle approche, bien sûr, n’est pas sans rappeler celle déployées par les “radicalités convergentes”, qui constituent l’un de nos axes privilégiés de réflexion.

On peut comprendre, à la lumière de ce que nous avons vu plus haut, l’aisance du pape à collaborer avec toutes les bonnes volontés, de quelque allégeance qu’elles soient, pour une cause commune, même si cela lui est reproché par les membres les plus conservateurs de l’Église. Étant assuré de l’orthodoxie de sa doctrine, le chef de l’Église catholique ne se sent nullement menacé en embrassant cette stratégie qui est, à mon sens, la seule porteuse d’avenir.

 

Notes

(1) Traduction libre de : « ... doesn’t like “right-wing” Catholics, and wants to make it clear to all the world that he’s not one of them » -- http://www.theamericanconservative.com/2013/09/27/what-is-pope-francis-saying-to-the-right/

(2) Ibid. Traduction libre de : « (...) pretends a moral equivalence between fundamental issues like abortion and prudential disputes over poverty programs and immigration totals, as a pretext for supporting candidates who oppose the natural law and the sanctity of life ».

(3) http://www.religionnews.com/2015/09/18/pope-francis-real-challenge-to-washingtons-pols-be-politicians-not-partisans/

(4) Traduction libre de : « Much like his namesake, St. Francis, he is a bit of a free spirit, but it is a freedom anchored deep within the Church, and completely orthodox. Francis is innovative, independent-minded and a would-be reformer”but certainly no rebel. » -- http://www.firstthings.com/web-exclusives/2013/10/in-defense-of-pope-francis

(5) Ibid. Traduction libre de : « strange alliance of commentators, on both the Left and Right, is an effort to depict Francis as someone he is not, and never has been” (..) On everything from evangelization to conscience to morality to liturgy, the Pope’s words have been interpreted in ways that make his orthodoxy almost unrecognizable. » -- http://www.firstthings.com/web-exclusives/2013/10/in-defense-of-pope-francis

(6) Traduction libre de : « Yes, Pope Francis has expressed compassion for gays, de-emphasized social issues, and made it temporarily easier for women to repent for having an abortion. But Francis has carefully avoided challenging or altering the Church’s fundamental doctrines on contraception, abortion, and gay marriage, all three of which are at odds with prevailing liberal positions. » http://www.newrepublic.com/article/122879/stop-treating-pope-francis-americas-liberal-hero

(7) La Croix, 2 juillet 2015 - http://www.la-croix.com/urbi-et-orbi/actualite/rome/naomi-klein-prend-fait-et-cause-pour-l-encyclique-du-pape-2015-07-02-1330439

(8) Ibid.

(9) Traduction libre de : « This is an alliance on a specific issue. It's not a merger. (...) But when you are faced with a crisis of this magnitude, people have to get out of their comfort zones. » -- http://www.nytimes.com/aponline/2015/07/01/world/europe/ap-eu-rel-vatican-environment.html




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