Les trois voies de la rénovation urbaine: utopie, poétique, cybernétique

Jean-Jacques Wunenburger

La progression rapide des nouvelles technosciences de l’ingénérie informatique modifie en profondeur la construction, l’aménagement, le contrôle, la régulation, l’optimisation de l’habitat, du travail, des déplacements dans la sphère urbaine, censées permettre de mieux maitriser le désordre de la ville en crise exponentielle (dysfonctionnements, excès, blocages, gaspillages, conflits, insécurité, etc.). Que devient dans ce contexte l’expérience vécue, existentielle, de la ville et des citadins, tissée de traditions, d’ancrages communautaires, d’habitudes, de rites, de rêveries poétiques, d’expériences ludiques, de projections symboliques, de références mythiques ? Risque-t-on de la sacrifier, la refouler, la détruire au profit d’une rationalisation de la transparence, de la norme, de l’optimalisation ? A quelles conditions peut-elle non seulement survivre, coexister mais trouver peut-être dans l’étape actuelle une nouvelle forme de développement ? Comment la culture poétique de l’urbanité peut-elle trouver sa place aujourd’hui dans les smart cities ?

Les villes résultent la plupart du temps de processus de développement et de croissance par agréation aléatoire, liés aux aléas de l'histoire, de l'économie, etc., mais aussi à certains moments d'une (ré)organisation volontaire, programmée, contrôlée par des architectes, urbanistes et politiques. L'agrégation urbaine constitue toujours une expérience ambivalente et paradoxale où se mêlent jusqu'a paroxysme, volontarisme et fatalisme, plaisir et souffrance, sociabilité et insociabilité, ordre et désordre. Les villes sont donc au carrefour de la nécessité aveugle et de la liberté contrôlée. La tentation est grande d'échapper à ces tensions, voire contradictions parfois invivables et de bâtir, aménager une urbanité ordonnée et heureuse, car belle et bien réussie (la kali polis, la belle cité platonicienne, qui implique aussi la cité bonne, kalos kai agathos). Plus que jamais la crise urbaine, par ses excroissances monstrueuses en mégapoles, par l'accélération des constructions, de la mobilité, de la  pollution, incite à faire croitre la part de prospective et de développement planifié, pour obtenir à nouveau la maîtrise de la ville. Par quelles méthodes peut-on espérer faire les meilleurs choix urbanistiques ?

Pendant longtemps, le projet urbain relevait d'un exercice nommé utopie, qui a permis de soumettre le plan de la vie urbaine à une anticipation et à une simulation largement rationalisées, au risque de solutions uniformisantes et coercitives. A l'opposé, la ville a donné naissance à des rêveries poétiques de villes idéales qui  permettent d'introduire dans le monde urbain des relations plus harmonieuses, plus émotives, plus symboliques, le bâti et l'habiter devenant des occasions d'enrichir le réel d'imaginaires. Aujourd'hui le projet urbain est pris en main par les sciences et les techniques d'ingénérie informatique, qui veulent perfectionner le monde de la ville en contrôlant et régulant en temps réel les éléments négatifs, pollution, déséquilibre écologique, perte de temps, mode de vie déshumanisé. Ce programme dominant dit des villes intelligentes,  de "smart cities" est-il à lui seul une réponse cohérente et adéquate ? Comment se distingue--il des options utopiques et oniriques ou n'est-il parfois qu'une version hybridée des deux autres ?

I-  La voie alternative de l' utopie

Le phénomène urbain engendre, depuis les Grecs anciens, une démarche utopique qui consiste à représenter, puis à réaliser, une socialité artificielle où l'architecture et l'habitat constituent le cadre d'habitudes, de règles et d'institutions censées apporter le bonheur, la paix et la justice, au moins dans une société limitée. Depuis les origines modernes des maquettes utopiques (Thomas More, Campanella), le cadre urbain rénové a remplacé le rêve d'insertion dans une nature idyllique voire édénique, celle des mythes de l'âge d'or. Le projet utopique moderne de construire une alternative à la société historique se confond avec des scénarios de législateurs mais surtout des plans d'architectes bâtisseurs de villes nouvelles1. L'utopiste devient alors une sorte d'ingénieur social doublé d'un constructeur d'espaces Car si l'on a coutume de centrer les utopies sur la personne du législateur-sage, on oublie souvent qu'il dépend lui-même de l'architecte. Car tout texte utopien, depuis l'Utopie de Thomas Morus, est confronté aux impératifs de l'architecte, prototype de la pensée technicienne, qui deviennent insensiblement les règles d'agencement et de fonctionnement de la société toute entière. L'homme de la Renaissance a cherché à construire un espace rationnel, un univers de formes  nouvelles, qui feraient de l'habitat le signe d'une maîtrise du pensé sur le perçu.

Renouant avec l'inspiration des premiers architectes grecs comme Hippodamos de Milet, Alberti ou Léonard de Vinci consacrent de nombreux travaux à la réorganisation urbaine. à l'ordonnancement rationnel et hygiénique de l'habitat2. Le rêve technocratique envahit le terrain de l'aménagement de l'espace, et prépare un arsenal de réponses pratiques, de solutions techniques, en rupture radicale avec l'organisation des villes moyenâgeuses, qui cumulent l'intimité et le désordre d'une histoire fragmentée. Les nouvelles normes d'urbanisme s'opposent à la technique architecturale du Moyen Age comme la science galiléenne des figures et mouvements mathématiques s'oppose aux théories finalistes et qualitatives de la science aristotélicienne. Les valeurs esthétiques et fonctionnelles dominantes vont enfermer la construction de bâtiments et de quartiers et surtout les plans de cités-modèles, dans un moule de lignes symétriques, de grandes perspectives qui découpent l'espace comme un réseau de figures géométriques. L'architecture utopiste s'irrite devant l'irrégularité et la cassure des volumes et lignes de démarcation des villes existantes. La raison architecturale y voit un défi à la clarté et à la distinction des formes, qui répète sur le plan de l'action, l'impératif de la clarté et de la distinction des idées sur  le plan théorique. C'est ainsi qu'Alberti estimait que les rues "seraient d'un plus noble aspect si toutes les ouvertures étaient uniformisées, si les bâtiments tous d'une égale hauteur, s'alignaient en deux rangées parfaitement parallèles"3. Descartes lui-même n'a-t-il pas déploré le fait que l'espace des cités médiévales traduisait encore la marque du hasard puisqu'en considérant leurs édifices chacun à part", on y trouve souvent autant et plus d'art  qu'en ceux des autres : toutefois à voir comme ils sont arrangés ici un grand, ici un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposées "4. Et tout au long des XVII et XVIIIème siècles on voit les villes anciennes raser leurs fortifications, percer leurs anciens quartiers et soumettre ainsi leur géographie aux modèles de leurs géomètres.

Ainsi l'évolution galiléenne de l'architecture, selon laquelle l'architecte ne se soumet plus à l'histoire, mais va au-devant de la nature pour lui imposer ses lois. met en place un réseau d'images et de concepts qui vont nourrir le projet d'un passage de l'aménagement de l'espace à la réforme de la vie de ses habitants, et servir de décor pour l'homme nouveau que rêvent dans leurs livres les utopistes. Les canons architecturaux ont d'abord servi de banc expérimental, de laboratoire à l'idéologie mathématique dans sa transposition culturelle. A la philosophie médiévale et antique d'un cosmos hiérarchisé correspondait un espace horizontal polycentrique où les différents lieux exprimaient les besoins et les rythmes spécifiques d'une communauté humaine. La ville médiévale se constitue comme une mémoire historique autour d'une âme et non d'un point géométrique. C'est une totalité organique dans laquelle aucun impératif exclusif, économique ou militaire, ne conditionne la disposition du tout. Au contraire, l'architecte galiléen soumet son esthétique à une logique unidimensionnelle et analytique. La ville doit devenir claire, efficace et s'ordonner autour d''un centre, palais royal ou quartier de production. L'impératif politique et économique scinde l'espace, et un plan d'ensemble unique fixe sa place et sa forme à chaque partie de la ville. La ville n'est plus le sillage d'une histoire plurielle d'hommes différents, elle devient une machine pré-industrielle qui définit pour ses outils-habitants des lieux de fonctionnement. Certes la prégnance de normes esthétiques masque encore pour quelque temps l'inévitable dérive du rationnel-esthétique au rationnel-fonctionnel, et les édifices publics tracés avec la règle ne sont pas encore des cités-dortoirs ; mais il reste que le primat du logique sur l'historique, de l'espace quantitatif et analytique sur l'espace qualitatif et synthétique, se transforme en idéal. L'espace urbain appelle déjà des hommes unifiés, standardisés, remplissant un espace comme dans un lit de Procuste.

L'utopiste des cités idéales trouve alors préformé dans la dogmatique architecturale, le plan de son livre. A la différence du poète des voyages imaginaires qui se projette dans des espaces oniriques ou exotiques, l'auteur des utopies importe dans son oeuvre l'espace interchangeable des villes géométriques. En ce sens, l'homme utopien n'est pas entouré d'un environnement sur mesure, mais il est lui-même fabriqué sur mesure, c'est-à-dire qu'il est moins l'habitant d'une cité idéale, que l'habitant idéal pour une cité déduite, moins selon l'ordre des valeurs morales ou politiques, que selon l'ordre des figures et mouvements. L'habitant d'Utopie, avant d'être un surhomme régénéré, est le prototype ou l'avant-garde d'un citadin. Bien avant la lettre, l'homme utopien est doté d'un gouvernement des hommes qui se réduit déjà à une administration des choses. Comme l'ordre esthétique de la ville exige que chaque propriétaire " se plie au règlement et suive le programme qui a été arrêté, le plus souvent sans qu'il ait été consulté"5, de même la perfection et la justice exigent que chaque citoyen se soumette aux contraintes uniformes de l'égalité et de l'efficacité. De même que l'esprit classique veut  "que chacun des côtés d'une rue forme un bloc uniforme et que, lorsqu'on se place à une extrémité, on ait l'illusion de ne voir qu'une façade continue"6, de même l'esprit de l'utopiste va niveler les différences individuelles et garantir que selon toute perspective ne se profilent qu'harmonie et bonheur continus. L'urbanisme est le levier technique par lequel on veut faire progresser le monde. La topographie rationnelle connote toutes les valeurs de rénovation, de dépassement historique, de maîtrise et contrôle de toutes les forces hostiles à l'homme. Poser un cadre urbain avant tout inventaire d'institutions, permet d'exorciser les résistances et le pesanteurs de l'histoire réelle.

Plus tard, le modèle du phalanstère de Fourier reste à cet égard exemplaire : l'homme total rêvé par Fourier (1712-1837) suivant le grand principe de l"'Harmonie universelle" ne pourra éclore que dans cet espace intégré qu'est le phalanstère, dont Fourier donnera une description exhaustive. en mettant l'accent sur la définition rationnelle et le classement systématique des lieux et des emplois, à l'intérieur d'une division du travail rigoureuse. L'égalitarisme et la collectivisation des tâches y figurent, comme dans la plupart des utopies, au premier rang des principes de construction. Owen valorisera de même les maisons communes, mettant fin à la vie individuelle des familles : un dortoir recueillera ainsi tous les enfants excédentaires de toutes les familles, dépassant le seuil de deux enfants fixé par la loi, ainsi que tous les enfants de plus de trois ans. Tout y est disposé pour que toutes les activités humaines restent conformes aux normes sociales définies en vue d'un intérêt général, fondement de l'ordre parfait : "les logements, plantations et étables d'une telle société doivent différer prodigieusement de nos villages ou bourgs affectés à des familles qui n'ont aucune relation sociétaire et qui opèrent contradictoirement : au lieu de ce chaos de maisonnettes, qui rivalisent de saleté et de difformité, de nos bourgades, une Phalange se construit un édifice régulier". Ainsi une aile contient tous les lieux de travail bruyants, une autre " doit contenir le caravansérail avec ses salles de bain et de relations des étrangers, afin qu'elles n'encombrent pas le centre du palais et ne gênent-pas les relations domestiques de la Phalange"7  L'architecture instaure donc un réseau de relations obligatoires, planifiées, délimitées, évitant qu'en chaque lieu et à chaque moment ne se croisent les activités et les intérêts. L'imprévu et le caprice sont enrayés par un espace dirigiste dans lequel l'individu se soumet à un environnement parcellaire et univoque. Cette utopie architecturale, sorte de discours de la méthode pour guider l'homme vers la société idéale, n'a pas manqué de se transformer en des tentatives d'architecture utopique. Owen acheta en 1825, un bout de terre dans l'État d'Indiana et construisit pendant trois ans sa colonie de " New Harmony", avant d'y perdre sa fortune. Les modèles de Fourier ne manquèrent pas d'aboutir à des pratiques enthousiastes. Victor Considérant fonda près de Dallas après 1849 sa colonie de la Réunion, et Jean Baptiste Godin son Familistère de Guise ; le " Voyage en Icarie " de Cabet nourrit plusieurs tentatives de communautés communistes aux USA après 1850. De toutes parts donc l'utopie s'est emparée du réel à travers le bâtir, conçu comme le foyer catalyseur des métamorphoses humaines.

II- La voie de l'alternance poétique

Il n'est pas toujours aisé de distinguer cependant, dans l'antiquité comme à la Renaissance, la méthode de l'idéal de la cité, incarné par la modélisation utopique sous contrôle de la rationalité géométrique, et la rêverie de la cité idéale, qui relève d'une imagination, plus libre, de normes, traversée par la fantaisie et l'onirisme. C'est pourtant cette dernière qui a souvent ouvert la voie à une critique de l'idéal utopique pour le subvertir et lui substituer une ville plus anarchique et poétique. Dans ce cas, le désir d'une autre ville va s'inscrire dans un ensemble de désirs, d'émotions, d'imaginations, de langages symboliques, de mythes et fictions qui vont transformer le paysage urbain sans la tutelle de la rationalité. La ville devient un objet poétique, même à travers ses excès, excédents, mixages, confusions, dénivellations, créées ou même héritées par l'imagination. Comment a-t-on pu faire place à une imagination urbaine, émancipatrice de l'héritage utopique passé et du futur de rationalité géométrique et totalitaire ? Comment rêves et mythes urbains ont-ils incarné une autre voie que celle des utopies technologiques ?

Dans ce contexte on peut renvoyer aux imaginaires des villes non utopiques, des villes rêvées, qui permettent à l’imagination d’exprimer un certain nombre de besoins profonds de la condition anthropologique en situation urbaine. La peinture des villes imaginaires, à travers les siècles, peut être considérée comme une mémoire culturelle de l’urbanité humaniste qui ne se réduit plus aux déterminants socio-économico-politiques8? Car la ville est de tout temps un catalyseur d’images créatrices, parce qu’elle stimule l’imagination, d’abord du bâtisseur, qui peut construire telle ou telle partie selon une diversité de modèles possibles, ensuite de l’habitant ou du voyageur, qui prolonge la logique et l’équilibre des formes par des sensations, perceptions, rêveries qui élargissent son esprit. Les oeuvres de cet imaginaire, qu’elles soient littéraire, poétique, graphique ou picturale servent ainsi d’archives ou de témoins d'une imagination urbanistique, de création ou de réception, illustrant la diversité des villes possibles, non encore réalisées, ou objectivant des dérivations narratives ou visuelles inspirées de paysages urbains réels qui correspondent à un certain nombre d’invariants et de contraintes symboliques et pas seulement fonctionnelles ou économiques ou politiques, c’est-à-dire rationnelles.

La ville a secrété historiquement un riche et abondant imaginaire mythique de construction et d’aménagement d’espaces qui pourraient constituer un patrimoine réutilisable pour nos modernes urbanistes. Bâtir de grands palais et temples pour les Princes et les dieux, doter les grandes fonctions institutionnelles (justice, armée, etc.), de monuments, planifier les occupations économiques et les habitations privées autour d’un système cadastré de lots de terrain ordonnés selon les points cardinaux, trouer des espaces saturés de maisons par de grandes places vides, etc., constituent autant d’actes imaginatifs, d’inventions inédites, qui ont produit de nouveaux espaces urbains. Les invariants qui surgissent des villes rêvées renvoient certainement à des besoins profonds et irrépressibles, au sens où la psychologie des profondeurs renvoie les thèmes des rêveries à l’existence d’archétypes psychiques, qui seraient des matrices universelles destinées à orienter et à encadrer de manière semblable des productions d’images. Car l’imaginaire permet, sur un mode sensible, non rationnel, non argumenté, d’approcher de la nécessité anthropologique de certaines formes architecturales.

Ainsi les façades, les rues, les places, les monuments, les tours, les perspectives et panoramas, les rives, les jardins et les collines, en un tout rassemblés, font d’une ville un dispositif artificiel qui suscite des émotions, des visions, des attentes, des rêves nouveaux par rapport à l’environnement d’un monde agraire, où les artefacts bâtis restent morcelés, séparés et à échelle humaine. Les architectes de la ville, amateurs ou planificateurs d’Etat, peuvent transformer des commandes en des projets à géométrie variable à l’infini. Ainsi la place fait se rencontrer du profane et du sacré, du sec et de l’humide, de l’ouvert et du fermé, de l’élevé et du bas, etc.  En servant à circuler, à échanger, à aérer, à rassembler, etc, elle fonctionne aussi comme un scénario formiste à partir duquel on peut expérimenter mille combinaisons possibles, au même titre qu’un scénario narratif peut aboutir à une déclinaison en d’infinies combinaisons d’histoires. Chaque unité de la forme urbaine peut jouer alors le rôle d’un module qui peut être plus ou moins isolé ou intégré, et dans ce dernier cas, entrer dans des relations ou des oppositions d’une variété infinie avec l’environnement architectural. Elles seront, comme toute oeuvre plus ou moins réussie, soit esthétique, fonctionnelle, rationnelle soit chargée d’éléments parasites voire de mystères, à première vue inutiles. Car la place n’est pas un simple lieu non construit, mais un espace vide, qui fait place à la lumière solaire, ouvre des visions panoramiques, crée des centres rayonnants, pour autoriser le rassemblement des citadins disséminés dans leurs quartiers aménagés, pour recréer de manière cénesthésique l’être-ensemble. A l’inverse, une ville sans recoins, sans niches, sans espaces obscurs, ne saurait satisfaire les besoins de solitude qui coexistent avec le besoin social de voir et d’être vu. L’architecture urbaine idéale valorise ainsi des espaces de séparation, d’isolement inattendus (impasses, passages, bancs sous un arbre etc.) qui donnent prise à l’intimité, au secret, au microscopique. L’image d’arcades et de galeries le long des rues ne témoigne pas seulement de l’ingéniosité d’architectes qui ont trouvé la solution pour mettre les promeneurs et acheteurs à l’abri des intempéries mais aussi de l’attrait mystérieux pour des formes architecturales mixtes, qui matérialisent la continuité entre le dedans et le dehors, l’exposé et le protégé, à l’intersection de la place et de la caverne. Les galeries ouvertes sur la rue (comme celles de Bologne) constituent ainsi des espaces où se jouxtent l’art de la maison (par ses façades) et celui des arcades monumentales, en un ensemble nouveau où le sédentaire et le nomade, le résident et le voyageur s’approchent au plus près l’un de l’autre.

La peinture urbaine des siècles passés nous rappelle aussi combien l’élévation dans les villes n’est pas seulement une réponse utilitaire pour gagner de la place, mais une manière stylistique et symbolique pour ouvrir l’horizontalité du rassemblement humain sur une transcendance, celle du pouvoir humain (campanile, beffroi, tour de guet) ou de la toute puissance divine (cathédrale, mosquée). Les paysages urbains, peuplés de colonnes, tours, pointes constituent ainsi l’image d’une hiérarchie où les fonctions triviales de la subsistance et de la coexistence sont bien subordonnées à des instances supérieures, celles des autorités, de la double souveraineté royale et sacerdotale, à présent relayées par les gratte-ciels, images des nouvelles puissances de la société marchande. Enfin l’esthétique ornementale des façades, par le biais de l’encastrement des vides et des pleins, de l’encorbellement de corniches sophistiquées, indique que les formes architecturales ne peuvent se réduire à des surfaces et des angles mais que la pierre gagne à être taillée, sculptée, rehaussée et découpée pour former des compositions géométriques, qui « fractalisent » et récapitulent en quelque sorte l’ordre complexe de la ville entière. Les gros plans picturaux sur les détails décoratifs des colonnades et frontons, qui forment souvent des tableaux à eux seuls, rappellent combien la ville a besoin d’ordre esthétique car les jeux gratuits d’ornement des pierres fonctionnent pour l’oeil et la mémoire comme un symbole de la perfection complexe du tout et de la victoire de la volonté, du travail, de la raison sur le désordre spontané des choses.

L’art des représentations, idéalisations et mythifications urbaines témoigne donc des potentialités esthético-symboliques de certains agencements, peu utilisés en fait dans l’histoire réelle des villes. L’art devient ainsi laboratoire d’exploration d’innovations et de valorisations oniriques de réalités architecturales, qui n’ont souvent pas été suivies d’effets mais qui pourraient combler des besoins et attentes archaïques. Ainsi bien des aménagements atypiques, rares ou marginaux, qui ont séduit les peintres urbains, pourraient nous alerter sur des solutions urbanistiques à forte valeur ajoutée, qui pourraient peut-être révolutionner l’art de vivre ensemble en ville. La fascination imaginaire pour des villes comme Bruges ou Venise, sorte d’utopies réalisées, suggère, par exemple, combien les rues aquatiques pourraient créer un bien-être urbain, en mariant pierre et eau, et en substituant aux voitures le bateau. Border un canal de maisons ou ouvrir une maison sur un canal représenteraient des options, certes à fortes contraintes techniques et économiques, mais qui engendreraient un autre « être au monde » du citadin. De même la fréquence artistique des constructions en coupole et dôme n’indique pas seulement le poids de traditions religieuses, mais pourrait nous suggérer que ces formes rondes, englobantes, au sens propre envoûtantes, installent un sublime dans le quotidien, en incurvant et adoucissant les formes qui coupent le bas du haut (plafond, toit). Plus familièrement, l’omniprésence des fontaines et jardins rappelle combien l’architecture urbaine, du fait de son enfermement dans l’artificiel, ne saurait nous couper de notre appartenance vitale à la nature9. L’art a ainsi, durant longtemps, anticipé, conforté, légitimé la création d’espaces végétalisés au coeur des villes. L’entrelacement du végétal et du bâti donne lieu à beaucoup de tentatives de composition  dans les villes nouvelles, mais qui ne comblent peut-être que rarement le sens paysager des jardins que les artistes ont projeté et valorisé dans leurs tableaux.

Ainsi l’exploration libre des images de villes, partielles ou globales, loin de n’être qu’un exercice fantaisiste, peut nous obliger à entrer dans une nouvelle phénoménologie et herméneutique urbaines. L’image permet précisément de rompre avec les données de fait, de résister aux prétendues nécessités historiques, de transgresser les habitudes et les normes. Loin d’être mimétique, l’image paysagère de la ville permet d’entrer dans un espace mi-objectif, mi subjectif, dans une relation de non séparation du sujet et de l’objet, c’est-à-dire de l’homme et de son environnement urbain. On pourrait même y voir une sorte de démarche visionnaire de la forme la plus accomplie du point de vue de l’homme, de ce que pourrait être l’espace bâti à convenance de ses besoins topologiques. L’imaginaire opère ainsi une sorte de retour à l’originaire, à l’archaïque, à ces besoins élémentaires de l’ « être au monde » et de l’habiter, qui agit comme une nourriture spirituelle, une réserve de possibles à construire ou à reconstruire, et finalement une aide à la décision pour tous les responsables de notre art de vivre dans l’espace.

III- La voie  cybernétique des villes intelligentes

Pourtant  le projet de rénovation urbaine est aujourd'hui confronté à une troisième logique, ni vraiment utopique ni vraiment poétique, mais numérique. Les nouvelles technologies qui investissent l'urbanisme et l'urbanité semblent être capables d'obtenir un savoir total du monde urbain (big data) et de corriger et réguler la ville optimale en temps réel, mettant ainsi fin aux servitude du passé et aux programmes différés dans le futur. Le développement des nouvelles technologies informatiques et numériques permet de multiplier les sources d'informations, de les centraliser, de les traiter et les diffuser en temps réel, menant à un paradigme urbain de type cybernétique, au sens d'un système d'informations intelligent qui capte, calcule et décide comme un système expert. Au lieu de chercher à construire des maquettes totales servant d'alternatives futures au développement de la ville, cette démarche met en œuvre une rationalité instrumentale, pragmatique, tout en cherchant à favoriser concrètement des modes de vie plus sensibles, plus harmonieux, doux, flexibles, hygiéniques et écologiques.

Le vecteur le plus avancé de cette nouvelle approche technoscientifique se confond avec une informatisation des bâtiments et des comportements (mobilité), destinée à assurer une gestion centralisée et automatique, afin de réguler les flux énergétiques ou d'individus de manière optimale. On assiste donc à une rationalisation immédiate de la cité, des événements réels et des comportements humains, avec rectification et correction des indicateurs et des normes,. On espère ainsi obtenir un milieu urbain débarrassé de ses excès, de ses déchets, ses pollutions, ses gaspillages, ses blocages et saturation. En évitant par le contrôle d'un cerveau électronique les excès et les défauts, la politique urbaine veut introduire en ville, dans l'habitat et les voies de circulation, une juste mesure.

On peut mettre sur le compte de ce paradigme de nombreuses réalisations qui se répandent aujourd'hui dans les "villes intelligentes". Sur le plan de l'habitat, multiplication de nouveaux quartiers d'habitation composés de bâtiments à haute qualité environnementale (HQE), à énergie renouvelable, permettant des économies d'énergie et favorisant une co-gestion démocratique et participative par ses habitants ; développement de bâtiments et de quartiers verticaux (aérien et même souterrain) pour reconquérir les centres désertés et diminuer les temps de transports entre la périphérie et le centre. Parallèlement, expansion de la nature en ville, par la végétalisation et même la ré-introduction d'animaux en villes.

Sur le plan économique, développement de l'économie circulaire pour éviter l'inflation des déchets par le recyclage et développement de la production dite du km0, avec parfois des projets de rapatriement des activités agricoles et d'élevage en ville dans des silos-fermes automatisés et autonomes. Sur le plan de la mobilité, régulation cybernétique des déplacements par géolocalisation, pour éviter les pertes de temps et les pollutions dues à la surcharge de trafic des véhicules aux heures de pointe ; possibilité d'identification des personnes par géolocalisation rendant possibles des événements de sociabilité. Par extension tendance à briser le temps unique et synchrone au profit de politiques de temps et de rythmes pluriels, sur fond d'un découpage des rythmes et de temps lents (slow town). Ces nouvelles modalités d'usage  de l'urbain reposent entre autres sur la généralisation du captage d'information (par la téléphonie mobile) en temps réel, chaque habitant devenant un usager capteur et émetteur d'informations utiles pour une supervision-alerte généralisées.

Toutes ces démarches, et d'autres encore, sont censées libérer le fait urbain de la dérive, de l'excès, de la démesure, de l'asphyxie, de l'obésité, par l'entremise d'une pensée éco-systémique et de savoirs technologiques très poussés liée à l'informatisation et aux nouveaux moyens de télécommunication. Ainsi la ville se transforme, moins par la rénovation matérielle ou la surcharge poétique, que par une nouvelle logique immatérielle de fonctionnement où tout est capté, traité, corrigé.

Quels types d'effets peut-on attendre de cette prise en main de la ville par les technologies numériques ? Les uns sans aucun doute positifs, largement revendiqués par les promoteurs des progrès numériques : les villes sont moins polluées et moins dévoreuses d'énergies, plus économiques et plus propres. En même temps que la ville réintègre de la nature, elle gagne en socialité plus responsable et plus participative, avec une possibilité croissante d'individualiser les solutions. Il en résulte d'ailleurs un nouvel imaginaire de la ville cybernétique, qui mobilise des mythèmes proches des récits du transhumanisme. Comme le dit A. Picon :"La dimension imaginaire de ce processus s'avère particulièrement prononcée, ne serait-ce que parce que le numérique possède un caractère auto-réalisateur qui tend à transformer les mythes, les rêves et les récits qui s'en font l'écho en réalités technologiques. L'importance de l'imaginaire s'explique également par le fait que les technologies de l'information et de la communication s'écartent sur de nombreux points des règles qui régissaient les technologies traditionnelles, de la miniaturisation extrême des composants auxquels elles font appel à la nature totalement imprévue de certains des dysfonctionnements qui les affectent. Elles semblent du même coup relever d'un univers où la magie aurait retrouvé une partie de ses droits"10. Mais on ne saurait minimiser d'emblée la crainte d'effets négatifs, étroitement associés au développement de technologies de l'information : surinformation des pouvoirs ("big data"), régulation excessive des conduites frôlant le contrôle totalitaire, omniprésence des simulations et des simulacres dans un espace-temps entièrement artialisé11.

Sans prétendre épuiser la question de l'évaluation de la politique de la ville intelligente, on peut se demander alors si elle constitue vraiment un modèle innovant spécifique ou si elle ne relève pas d'une sorte de croisement, d'hybridation des deux modèles précédents, utopique et poétique, pour devenir une sorte de mythe poétique et d'utopie réunis, à l'âge des technosciences12. En un sens, la ville numérique relève encore de l'utopie rationnelle puisque son contrôle est censé enrayer les désordres, l'accident, la démesure, au profit d'une normalisation la plus idéale possible. La collecte des données et leurs fonctions de régulation sont en continuité avec le projet utopique de tout rationaliser, au  point d'apparenter à nouveau la ville intelligente à la ville totalitaire où tout est identifié, consigné, enregistré, à la manière de la prison du "Panoptikon" de Bentham13. Mais en un autre sens, l'hypergestion de données en temps réel voire accéléré, semble favoriser des conduites d'émancipation de l'espace et du temps, d'injection de rêves dans le quotidien, d'improvisation de rencontres et d'événements.

Ainsi l'évolution contemporaine vers la ville numérisée, intelligente, semble encore exposée aux plus subtils paradoxes voire contradictions, puisqu'elle induit à la fois le contrôle totalitaire et la liberté anarchique, le temps long des réformes et le temps court des événements, etc. Il faudra encore du temps pour savoir si par ces technologies la ville est entrée vraiment dans une nouvelle ère de son développement, réconciliant rationalité et imaginaire.

Notes

1 Nous reprenons ici des analyses développées dans L'utopie, ou la crise de l'imaginaire, Ed. universitaires, J.P. Delarge, 1979
2 Voir E. Garin, " La cité idéale à la Renaissance italienne ", in Les utopies à la Renaissance, PUF, 1963.
3 L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 443.
4 R. Descartes, Discours de la Méthode, Deuxième partie.
5 P. Lelièvre, La vie des cités, Bounelier, 1954, p. 49.
6 Idem, p. 49.
7 Fourier, cité par F. Choay, L'urbanisme, mythes et réalité, Seuil, 1965,. p. 102
8 Nous reprenons ici des analysées développées dans . La ciutat que mai no existit. Arquitectures fantastiques en l’art occidental, CCC de Barcelone, 2003.
9 Chris Younes et Thierry Paquot (éd.), Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, La Découverte,  2002
10 Antoine Picon, La ville des réseaux, un imaginaire politique, Ed. Manucius,  2014,  p 28 ; voir aussi Smart cities : théorie et critique d'un idéal auto-réalisateur, Paris, B2, 2013.
11 Voir la critique de Thiery Paquot, Désastres urbains, La découverte,  2015
12 Voir P. Bellini sur la signification de la mythopie : Mythopies techno-politiques, Mimesis, 2011..
13 Voir Th. Paquot, Utopies et utopistes, La découverte, 2007.

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