La passion du choix

Jacques Dufresne

La passion du choix, extrait du second chapitre de Après l'homme...le cyborg?

 

Chapitres du livre

Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle,
la rupture progressive des liens avec le réel

par la passion du choix,
 
 


la montée consécutive du formalisme,
le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier,


Tous ces facteurs convergent vers le rêve d'un paradis sur terre, au prix d'une désincarnation totale et d'une fausse transcendance.

***

Pléthore de choix dans les médias : le nombre des stations de radio et de télévision auxquelles chacun peut avoir accès ne cesse de s’accroître. Ensemble les câbles, les satellites, les lignes téléphoniques en feront entrer des milliers dans chaque maison. Quand la plupart des ordinateurs individuels seront devenus des stations émettrices, c’est à des centaines de millions de sources d’information que chacun aura accès.

S’il est vrai que les êtres humains aiment avoir l’embarras du choix, le progrès les satisfait pleinement sur ce point. Il multiplie dans tous les secteurs les occasions de faire des choix. Mais c’est dans celui des médias que le phénomène est le plus marqué, tout simplement parce que le caractère immatériel des objets offerts en rend la multiplication très facile.

Le choix est donc incontestablement une conséquence du progrès, mais on peut aussi faire l’hypothèse que le désir de choisir est l’un des moteurs du progrès, non seulement en tant que cause générale et lointaine, mais en tant que facteur déterminant les innovations jusque dans leurs formes les plus concrètes. Puisque c’est dans le domaine des médias que les choix sont les plus nombreux, on peut penser que la forme prise par le progrès dans ce cas a été fortement déterminée par le désir de choisir. Le mot désir paraît d’ailleurs bien faible quand on observe les internautes devant leur écran. De toute évidence, ils sont emportés par une passion, et cette passion est beaucoup plus celle du choix que celle de la connaissance, comme elle a pu se manifester jadis dans les premiers temps des universités, où des étudiants accrochés aux lèvres du maître en venaient, disent les historiens, à oublier de satisfaire leurs besoins naturels! La démarche typique de l’internaute ressemble à celle du colibri, lequel passe si vite d’une fleur à l’autre qu’il semble ne pas même emporter le suc qu’il y cherchait. Chemin faisant, l’internaute enregistre un document, en inscrit un second dans ses signets; à ce rythme, il a bientôt constitué une bibliothèque complète, mais il reporte toujours à plus tard le moment d’accorder toute son attention aux documents amassés. Pour paraphraser Pascal, c’est la chasse qui l’intéresse, non le gibier, et dans la chasse ce qui le passionne, ce n’est pas de suivre une piste mais de les essayer toutes!

C’est cette passion du choix qui expliquerait, non seulement pourquoi les médias se sont développés, mais pourquoi leur développement a pris la forme précise que nous connaissons. Une certaine conception de la liberté triomphe ainsi au détriment d’une autre. Il est essentiel de connaître l’une et l’autre, aussi bien pour comprendre le rapport actuel de l’homme avec le monde que pour agir sur les conditions du bonheur et de l’accomplissement de soi. La vie quotidienne elle-même varie du tout au tout selon que c’est l’une ou l’autre de ces conceptions qui domine chez un individu.

Si le butinage du colibri évoque bien l’une de ces conceptions, l’autre peut être illustrée par le tournesol, lequel, tout en restant immobile, enraciné au même endroit, suit le soleil dans sa course quotidienne. Il y a dans l’œuvre de Platon un mythe correspondant à chacune de ces libertés, le mythe d’Er et le mythe de la caverne.

Les événements racontés dans le mythe d’Er se passent dans un lieu intermédiaire entre le ciel et la terre, qui rappelle l’univers virtuel. Dans ce lieu, une grande plaine, sont rassemblées des âmes qui vont bientôt se réincarner. Les unes ont déjà été unies à un corps d’homme sur terre, les autres à un corps d’animal, d’autres enfin en sont à leur première incarnation. Au début de la cérémonie, la vierge Lachésis leur apprend, en lisant une proclamation, qu’elles auront le choix de leur destinée et qu’elles seront entièrement responsables de ce choix. « Ce n’est pas un génie qui vous tirera au sort, c’est vous qui choisirez votre génie. Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause ». Il y a autant de destins offerts qu’il y a d’âmes sur le point de se réincarner. Un tirage au sort détermine l’ordre dans lequel chacun pourra faire son choix. Les destinées offertes sont aussi variées que pourrait le souhaiter le consommateur le plus exigeant d’aujourd’hui.

« Des vies d’hommes renommés soit pour la beauté de leur corps et de leur visage ou pour leur vigueur et leur force à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres. Il y avait aussi des vies d’hommes obscurs sous tous ces rapports et des vies de femmes de la même variété. Quant aux autres éléments de notre condition, ils étaient mélangés les uns avec les autres et avec la richesse et la pauvreté, avec la maladie, avec la santé; il y avait aussi des partages moyens entre ces extrêmes ».

Dans cette plaine de l’arrière-monde, tout se passait donc comme les choses se passeront dans les laboratoires-maternité du XXe siècle où l’on pourra modifier les gènes des clones embryonnaires en tenant compte des souhaits des personnes à partir desquelles ces clones ont été formés. Déjà, on peut choisir le sexe des enfants à naître et, à partir des indications fournies par les tests pré-nataux, éliminer ceux qu’on estime indésirables. Si l’on en croit certains savants américains, nous aurons bientôt le choix entre la réincarnation proprement dite, c’est-à-dire le retour de l’esprit dans cette chose fragile et dégoûtante appelée chair (that bloody mess of organic matter) ou la renaissance de ce même esprit sur support mécanique.

Hélas! si nous ne sommes pas plus sages que les âmes du mythe d’Er, comme le montre le texte suivant – et rien ne prouve que nous le serions – nous ne ferons pas les meilleurs choix possibles :

« Celui à qui était échu le premier sort, s’avançant aussitôt choisit la plus grande tyrannie, et, emporté par l’imprudence et par une avidité gloutonne, il la prit sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d’autres horreurs; mais quand il l’eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir ainsi choisi, sans se souvenir des avertissements de l’hiérophante; car au lieu de s’accuser lui-même de ses maux, il s’en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu’à lui-même ».

On pourrait croire que les autres âmes ont attendu de voir la réaction de la première avant de faire leur propre choix. C’est mal connaître les lois du désir. La plupart agirent avec la même précipitation.

« C’était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les âmes choisissaient leur vie : rien de plus pitoyable, de plus ridicule, de plus étrange; la plupart en effet n’étaient guidés dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure. Il avait vu, disait-il, l’âme d’Orphée choisir la vie d’un cygne, parce qu’il ne voulait pas, par haine des femmes qui l’avaient mis à mort, naître du sein d’une femme. Quelques âmes seulement, dont celle d’Ulysse, firent un bon choix, « parce que, raconte Er, elles avaient été soulagées de l’ambition par les épreuves passées ».

La liberté qui est décrite dans ce mythe est celle qui consiste à pouvoir choisir entre plusieurs objets ou projets. C’est cette liberté que nous exerçons lorsque nous faisons nos courses, préparons un voyage ou une fête, ou lorsque nous choisissons une combinaison de chiffres à la loterie. Est-elle réelle ou illusoire? Connaissons-nous les conditions dans lesquelles nous pourrions l’exercer sans hypothéquer notre avenir? Philosophes et psychologues en discuteront jusqu’à la fin des temps. Une chose est certaine : nous y sommes tous attachés comme au plus précieux des biens.

C’est cette liberté qui triomphe en ce moment, au détriment d’une autre que Platon a décrite dans le mythe de la caverne. Remémorons-nous ce mythe : un prisonnier est enchaîné au fond d’une caverne, face contre le mur. À cause de tous les efforts qu’il a fait pour bouger et se retourner, il a les chevilles et le cou ensanglantés de sorte que désormais, le moindre mouvement de la tête ou des pieds lui fait mal. Sur le mur qui est devant lui, comme sur un écran, il voit défiler les ombres des personnes et des objets à l’extérieur de la caverne; comme il ne connaît qu’elles, il est persuadé que ces ombres sont tout ce qui existe et importe dans la vie. Jusqu’au jour où un sage vient lui toucher l’épaule amicalement pour lui dire que les choses les plus vraies et les plus belles sont derrière lui, dans la lumière du soleil alors que les images dont il doit se contenter sont produites par un feu artificiel qui brûle à l’intérieur de la caverne.

Pour accéder à ces biens qu’on lui présente comme supérieurs, le prisonnier voudra-t-il supporter la douleur de ses blessures? Il doit faire un choix et ce choix ne consiste pas à accorder, tout en restant dans le même état, sa préférence à l’une ou l’autre des ombres qui défilent sur le mur. Il consiste à choisir entre rester dans l’état où il est, ou accéder à un état supérieur au prix des plus vives douleurs et de la plus grande incertitude; en d’autres termes, à choisir entre refuser ou accepter la lumière.

Le tournesol évoque bien cette liberté, parce qu’il se tourne vers la source de la lumière tout en restant immobile. L’essentiel c’est que le regard se tourne vers la lumière. Ce choix peut être fait dans l’immobilité, sans que rien ne change à l’extérieur de soi, et c’est ainsi qu’il se fait d’ailleurs le plus souvent. Mais à son sujet se pose la même question qu’à propos du choix entre des objets extérieurs : n’est-il pas illusoire? Dans cas également, psychologues et philosophes discuteront jusqu’à la fin des temps. On connaît déjà la réponse de Platon. « Le mal, dit-il, c’est l’ignorance ». Il nous donne par là à entendre qu’on ne peut pas choisir le mal, qu’on ne peut pas dire non à la lumière et lui préférer l’obscurité, qu’on tend vers elle pour peu qu’on l’ait entrevue, poussé par une nécessité analogue à celle qui tourne la fleur de tournesol vers le soleil. Le mal dans ces conditions ne peut être qu’une privation involontaire de lumière, une ignorance dont on n’est pas responsable. Le fait que le même Platon dise dans un autre passage que chacun est responsable de ses choix, même s’il s’agit de choix différents, portant sur des projets extérieurs, indique à quel point la question de la liberté est complexe.

Les deux libertés décrites par Platon, celle de la plaine virtuelle et de la caverne réelle, correspondent à ce que, par référence à Descartes, les philosophes appelleront la liberté d’indifférence et la liberté de perfection. Descartes les présente comme suit dans sa quatrième Méditation.

« Car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt, et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu'une perfection dans la volonté, car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent ».

Le mot indifférence peut donner lieu ici à un contresens. C’est la raison qui est en cause non les humeurs. Dans le sens où Descartes emploie ce mot, on peut très bien être indifférent tout en préférant avec passion un objet ou un projet à un autre.

Toujours en souvenir de Descartes, on appelle liberté de perfection celle qui est caractérisée, non par le choix aveugle, mais par une inclination fondée sur la raison ou la grâce. C’est cette liberté qui est en cause dans le mythe de la caverne.

Notre but n’est toutefois pas d’écrire un traité sur la liberté, mais de comprendre le sens du progrès des techniques, celles de communication en particulier, à travers les variations du concept de liberté dans l’histoire, celle des idées et celle des mentalités.

Depuis le Moyen Âge, nous notons dans les idées comme dans les mentalités un glissement lent, mais continu, de la liberté de perfection vers la liberté d’indifférence. Ce glissement est parallèle au passage de la connaissance immédiate à la connaissance médiate, parallèle également au phénomène de la dispersion dans l’espace.

Quand, au Moyen Âge, un Chrétien part en voyage, c’est pour répondre à un appel intérieur vers la perfection, pour sortir de la caverne, et la destination est soit un lieu sacré, saint Jacques de Compostelle par exemple, soit un château lointain où habite une dame qui est l’objet d’un amour sacré. On voyage évidemment aussi pour des raisons profanes, pour les besoins du commerce ou les affaires du royaume. Ce qu’il importe de souligner, c’est que le voyage gratuit est la réponse à un appel intérieur que l’on peut rattacher à la liberté de perfection.

À la même époque, dans la sphère des idées, dans la philosophie de Thomas d’Aquin par exemple, triomphe une audacieuse conception de la liberté. À la question que nous posions à propos du mythe de la caverne: l’homme est-il libre de refuser la lumière ou d’y consentir?, question à laquelle Platon semble avoir répondu tantôt par un oui tantôt par un non, saint Thomas répond par un oui résolu. Le péché mortel, c’est-à-dire le choix de l’enfer avec plein consentement de la volonté, est possible à ses yeux. Le Platon du mythe de la caverne aurait plutôt soutenu que l’enfer c’est l’ignorance, une ignorance qui est un fait de nature dont on n’est pas responsable.

Il importe surtout de souligner qu’à cette époque, chez saint Thomas comme chez les autres philosophes, la réflexion sur la liberté tourne autour de la question des choix intérieurs liés au salut. Et si on attache de l’importance au choix parmi les objets et les projets extérieurs, c’est uniquement dans la mesure où l’on considère ces choix comme une condition du vœu intérieur. Ainsi, il importe que les routes soient libres en Europe parce que c’est la condition sine qua non pour se rendre dans les lieux de culte ou de pèlerinage. De même, tel trajet vers Compostelle, celui qui passe par Conques par exemple, n’a pas la même signification que celui qui passe plus au Sud par Le Puy. Il importe donc que les pèlerins puissent choisir entre les deux. Les choix de ce genre ne sont jamais des fins en elles-mêmes, des absolus, ils ne sont que des conditions d’un accomplissement clairement identifié.

Trois siècles plus tard, au moment où Descartes écrit ses Méditations, les choses ne semblent pas encore avoir beaucoup bougé, ni sur le plan des idées ni dans les mentalités. Certes, les destinations des voyages se sont multipliées et sont de plus en plus éloignées; on découvre de nouveaux continents, mais on le fait toujours, en principe du moins, pour des raisons religieuses. On observe toutefois que le salut est de moins en moins centré sur le rapport personnel de l’homme avec Dieu, et sur les choix intérieurs qui s’y rattachent; également, que de plus en plus de gens, dans les pays protestants surtout, sont persuadés que le salut découle directement de la maîtrise des forces de la nature et de la production de biens extérieurs. C’est par ces biais que s’opère dans les mentalités le glissement de la liberté de perfection vers la liberté d’indifférence.

Si Descartes maintient encore la hiérarchie entre les deux libertés, il le fait en diminuant dans la vie intérieure l’importance de la vie elle-même et en accroissant celle de la raison. Dans la philosophie dominante du Moyen Âge, le rapport avec le monde par les sens a beaucoup d’importance. « Rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord passé par les sens », écrit saint Thomas. Cela est vrai même des vérités spirituelles les plus hautes. D’où ces couleurs et ces parfums dans les grandes cérémonies religieuses. C’est à un appel de la Vie que doit répondre le Chrétien, et non pas seulement à une évidence ou une démonstration de la raison.

La prochaine étape, symbolisée par le kantisme, sera située sur le plan des idées. Ce sera une liberté qui créera sa propre lumière plutôt que de consentir à une lumière transcendante qui se manifeste à travers la Vie, ou à travers une raison humaine demeurée dans l’orbite de la raison divine. La liberté sera avant tout devoir et responsabilité. Kant poussera jusqu’à ses ultimes conséquences l’axiome de Platon dans le mythe d’Er : « chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause ». On est encore aux antipodes de la liberté d’indifférence telle qu’on peut l’observer partout aujourd’hui, mais on s'en rapproche subtilement, par le biais d’une philosophie de la responsabilité qui aboutira au grand dogme contemporain : « fais ce que ce tu voudras, à condition de pouvoir payer le prix de tes actes par ton travail et de vouloir en assumer les conséquences dans l’avenir ». La forme vulgaire de ce principe est connue de tous : la seule limite à ma liberté est la liberté d’autrui. Or cette règle est la justification d’une liberté d’indifférence qui est devenue une fin en elle-même.

Le renversement est complet : d’un univers moral où l’idéal était de vouloir le bien, on est passé à un univers où c’est le vouloir qui crée le bien. On ne choisit plus une chose parce qu’elle est bonne, la chose devient bonne parce qu’on la choisit. Puisque c’est le choix qui crée le bien, c’est aussi sur lui que s’est reporté le désir. La chose désirée est le choix lui-même, et non la joie ou le plaisir concret qu’il est susceptible d’apporter. Pour la plupart des gens, ce choix est devenu le seul objet de passion. On s’attache à lui à cause de la multitude de plaisirs auxquels il donne accès, et on finit par se limiter à lui parce qu’on ne veut pas assumer la peine, qui est l’envers du plaisir et la condition de son approfondissement.

D’où ces armoires remplies de vêtements qu’on ne mettra qu’une fois, ces jouets dont les enfants se lasseront aussitôt que se dessinera la possibilité d’en obtenir des nouveaux, ces voyages que l’on prépare en soupirant : où donc pourrais-je encore aller? Ces mariages que l’on célèbre en prévoyant déjà leur rupture. Ces enfants dont on voudra modifier le sexe une fois qu’ils seront nés après l’avoir choisi une première fois avant leur naissance. Ces combinaisons que l’on essaie une à une au casino ou à la loterie. La vie est un restaurant où un vaste menu à la carte, n’offrant le choix qu’entre des plats également médiocres, est jugé préférable à une table d’hôte où le plat unique est de tout premier ordre.

Orgie de choix! Ainsi évoluent les mentalités. Mais, paradoxe, au même moment, les diverses sciences rivalisent de rigueur pour établir la preuve que la liberté n’existe pas, que c’est vers elles qu’il faut se tourner pour connaître les causes réelles et voilées de tous les comportements humains. Le biologiste explique tout par les gènes, le sociologue par le milieu social, l’anthropologue par les archétypes, le psychologue par les conditionnements de la première enfance, l’économiste par les lois du marché qui façonnent les désirs. À en croire les diverses disciplines de la science actuelle, l’être humain n’est pas seulement déterminé, il est sur-déterminé. Tant et si bien que la conclusion de toutes ces réductions des actes à leurs causes élémentaires devrait être que la liberté doit exister à seule fin de faire le partage entre les diverses sciences qui prétendent expliquer l’ensemble des comportements!

Retenons que les idées et les mentalités de l’époque sont en totale contradiction en ce qui a trait à la liberté. Jamais on ne l’a tant célébrée, jamais on n’a fait tant de lois pour la protéger dans les faits, et jamais également on n'a réuni tant d’arguments pour en démontrer le caractère illusoire.

Comment vivre, ou plutôt où vivre pour s’accommoder d’une telle contradiction? La réponse s’impose d’elle-même : dans le virtuel. Même dans les pays les plus riches du monde, la réalité demeure dure et bien peu compatible avec une existence centrée sur la passion de choisir parmi les possibilités infinies d’un menu à la carte. Il arrive aussi que dans ces pays riches, l’écart est de plus en plus grand entre les riches et les pauvres, compte tenu du fait que ce qui est offert aux plus riches est aussi offert aux plus pauvres tout en leur demeurant inaccessible. Dès lors, le refuge dans le virtuel, comme jadis dans les pays communistes le refuge dans les lendemains qui chantent, est la seule façon d’échapper aux contradictions du présent.

Observez le téléspectateur qui zappe et rezappe devant son téléviseur, l’internaute qui clique et reclique devant l’écran de son ordinateur, et il vous paraîtra évident que le virtuel est le paradis de la liberté d’indifférence, l’aboutissement d’un millénaire de métamorphose des idées et des pratiques relatives à la liberté. Dans la vie réelle elle-même, il devient de plus en plus difficile de s’arrêter pour goûter à la substance des choses. Dans le non-lieu des médias, la responsabilité n’existe plus. La liberté de l’autre n’est plus une limite, tout est permis et l’on peut se livrer à tous ses désirs sans avoir à en subir les conséquences. Comment éviter la transposition de ce modèle dans la vie quotidienne?

La liberté d’indifférence est facile, grisante, distrayante: il lui suffit pour s’exercer qu’une grande variété de choses et de possibilités soient mises à sa portée : objets de consommation, destinations pour le voyage, thérapies, cours et programmes scolaires, partenaires sexuels, sectes, etc. Moins il y a d’ordre, de hiérarchie dans ce bazar, plus la liberté d’indifférence semble bien adaptée à la situation. À cause du sentiment de puissance et de nouveauté qu’elle entretient en nous, cette liberté nous devient vite plus chère que toutes nos autres facultés, et plus ou moins consciemment, notre vie s’organise autour des moyens à prendre pour la protéger et l’accroître.

Le moyen par excellence c’est l’ignorance, ou plus précisément le rejet de toute connaissance approfondie, au profit des connaissances qui appartiennent à la sphère du zapping, du magasinage. Pour être à l’aise dans la liberté d’indifférence, il faut connaître de plus en plus superficiellement un nombre sans cesse accru de choses.

C’est, disions-nous, le choix qui est devenu objet de passion et non la chose désirée. Mais comme le contentement que procure le choix est d’autant plus grand que l’indifférence, et donc l’ignorance sont elles-mêmes plus grandes, dire que le choix est devenu objet de passion équivaut à dire que l’ignorance elle-même est devenue objet de passion. Elle n’est plus seulement vide, ou défaut des connaissances nécessaires au choix, elle est une chose positive et donc un bien que l’on défendra avec acharnement.

Les éducateurs se plaignent déjà de ce que la capacité d’attention des enfants soit de plus en plus limitée. Ils ont raison de craindre que les ordinateurs et le réseau internet n’aggravent encore la situation. Pour un enfant qui s’adonne à sa passion du choix en surfant sur Internet ou en s’abîmant dans un jeu vidéo, s’arrêter pour faire attention à un problème de géométrie ou à une page d’histoire exige un effort héroïque. Non seulement l’enfant doit-il renoncer à un plaisir captivant, mais il doit aussi défendre son capital d’ignorance. Pourtant, c’est seulement en se laissant gagner par la connaissance qu’il en viendra à renoncer à la multiplicité des choix et qu’il accédera à la liberté du tournesol!

L’enfant apprend-il l’histoire? À mesure qu’il s’en pénètre, des liens se tissent entre le passé et lui; ces liens, le mot le dit déjà, feront apparaître en lui un sentiment d’attachement, lequel suscitera un sentiment d’obligation. Les racines sont des attaches. Elles nourrissent l’âme mais elles limitent ses choix. Il en est ainsi de la tradition en général.

Prenons l’exemple de l’histoire. À mesure que vous vous en pénétrez, des liens se tissent entre vous et le passé; ces liens, le mot le dit déjà, feront apparaître en vous un sentiment d’attachement, lequel suscitera un sentiment d’obligation. Il y a des choix que vous ne pourrez plus faire : si vous habitez un village traditionnel vous ne pourrez pas y construire n’importe quel bungalow. Les racines sont des attaches. Elles nourrissent l’âme mais elles limitent ses choix. Il en est ainsi de la tradition en général.

La connaissance de la nature en général contrarie la passion du choix de la même manière. Si un comportement est réputé naturel, on n’a plus le choix devant lui : il faut l’adopter. Si vous attachez de l’importance à une nature qui pousse les mammifères de sexe opposé à s’accoupler pour se reproduire, vous vous interdisez l’accès à la reproduction artificielle, limitant ainsi votre liberté de choix. Le réel est déterminé. On le connaît et on le reconnaît à ce qui le détermine. On en arrive inévitablement à la conclusion que le contact avec le réel par l’expérience et par la connaissance est incompatible avec la passion du choix.

Gilbert Durant dit qu’en s’éloignant de la connaissance immédiate, l’homme occidental est passé du monde des voix et des voies intérieures au monde des choses, du monde des symboles à celui des signes abstraits. N’est-il pas logique dans ces conditions qu’il cherche l’ivresse dans la liberté d’indifférence et dans le monde virtuel qui en est le paradis?

Les réflexions qui précèdent peuvent paraître sévères. Nous les nuancerons par les propos suivants : précisément parce qu’il donne accès à l’extrême distraction, le monde virtuel peut aussi être l’occasion d’un retour vers l’extrême attention. Rappelons d’abord, encore une fois, pour éviter de diaboliser l’ordinateur et Internet, qu’ils ne sont que l’aboutissement logique d’un long processus d’élargissement des choix possibles. Rappelons aussi que le même processus a produit les droits démocratiques, l’égalité des chances etc. Il n’y a rien de plus naturel pour un animal, raisonnable ou non, que d’assurer sa survie le mieux possible en accumulant les occasions de faire des choix. Du strict point de vue biologique, avoir le choix des stratégies de survie est le luxe suprême. C’est pourquoi le besoin d’accumuler les aliments est ressenti si vivement par ceux qui ont connu l’extrême pauvreté dans leur enfance.

Mais quand d’une part, la sécurité matérielle est bien assurée et quand d’autre part, on a eu l’occasion de se gaver de choix, réels et virtuels, on est peut-être dans les meilleures dispositions pour faire vraiment attention à l’essentiel. Encore faut-il que cet essentiel soit mis en relief par un traitement de l’information consistant à dessiner des sentiers de sens dans la jungle des documents offerts et à indiquer très clairement, en les distinguant bien de tous les autres, les hauts lieux où il convient de s’arrêter.

Quand on lit les biographies des grands penseurs, des grands écrivains ou des grands savants nés dans des familles modestes, on est souvent frappé par le fait qu’à un moment crucial de leur jeunesse, ils ont eu accès à une bibliothèque appartenant à une grande famille du voisinage. Le mathématicien George Boole, par exemple, celui-là même qui a donné son nom au choix booléen, a pu tirer profit de la bibliothèque d’un château de sa ville natale, Lincoln en Angleterre.

Le jeune Boole n’avait pas seulement à accès à une grande quantité de livres, mais à un choix de livres, à une table d’hôte intellectuelle dressée par un homme qu’il avait des raisons d’aimer et d’admirer.

Si la génération qui a mis au point les techniques permettant à chacun, aux pauvres comme aux riches, d’accéder instantanément et depuis son bureau à la maison à tous les biens culturels du monde, si cette génération ne se donne pas la peine d’offrir aux jeunes les tables d’hôtes les plus exquises qui se puissent concevoir, alors elle sera responsable du fait que ce qui aurait pu devenir la plus prodigieuse source de connaissances ne soit qu’un marché aux puces où s’exerce en lieu et place de la soif de connaître la passion du choix, l’insatiable liberté d’indifférence.

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