Contre le tout-à-l’écran, The Atlantic mène la charge

Jacques Dufresne

Était-il vraiment nécessaire d’attendre des statistiques sur les dépressions des adolescents pour comprendre que trop d’écran c’est comme trop d’alcool ou trop d’opioïdes, que les médias, le mot le dit, sont destinés à être des intermédiaires entre nous et le réel et non des ersatz du réel?

Dans son édition de septembre 2017, le magazine The Atlantic pose la question du tout-à-l’écran en deux articles dont le premier, intitulé « Have smart phones destroyed a generation », attire notre attention sur la détresse psychologique des membres de la Génération i ( iGen), laquelle, selon l’auteure, Jean M. Twenge« est au seuil de la pire crise de santé mentale depuis des décennies, les taux de dépression et de suicide ayant augmenté en flèche depuis 2011.» Le site futuribles a bien résumé cet article (https://www.futuribles.com/en/article/les-smartphones-fleau-de-la-generation-z/)

Nous nous arrêterons au second article, plus englobant, « How America lost its Mind… » et une partie de son corps pourrions-nous ajouter. S’appuyant sur de nombreux faits pertinents, l’auteur, Kurt Andersen, montre comment son pays a été depuis 1960 ravagé par ouragans intellectuels se déployant par vagues successives mais convergeant vers le même nihilisme renforcé et accéléré par Internet, par les médias sociaux en particulier. Quelques-uns de ces ouragans : le Nouvel Âge, la science réduite à une construction sociale, l’expert assimilé au pouvoir économique et politique, l’égalitarisme envahissant la citadelle de l’inégalité : la connaissance, la maladie mentale, une invention des normaux pour justifier leurs privilèges! Au terme de ce processus, où la gauche et la droite se succèdent dans l’initiative, il reste une Amérique devenue une proie facile pour Donald Trump, lequel joue dans cette tragi-comédie philosophique, le rôle de Calliclès dans la Grèce de Platon. Au point qu’on se prend à l’admirer d’avoir poussé le mal si loin qu’il a rendu ferme et incisive une lucidité qui jusque là, sauf exception, avait été molle et complaisante

Triomphe alors :
le relativisme : chacun sa vérité,
la liberté d’indifférence : c’est mon choix, c’est le bien,
les faux faits  : j’ai le droit de les créer.

La vie est devenue une télé-réalité fourre-tout : les anges, Satan, les possédés, les sorcières, les âmes envoyées en mission, les extraterrestres sur le point de passer à l’attaque, la création en 7 jours, le changement climatique une lubie. On croit marcher sur les traces de Nietzsche au pays de la Civilisation :

« Mon œil n’a jamais rien vu d’aussi bariolé !
« Est-ce donc ici le pays de tous les pots de couleurs ? » — dis-je.
Le visage et les membres peinturlurés de cinquante façons : c’est ainsi qu’à mon grand étonnement je vous voyais assis, vous les hommes actuels !
Et avec cinquante miroirs autour de vous, cinquante miroirs qui flattaient et imitaient votre jeu de couleurs ! »

C’est moi, et non l’auteur qui fait appel à la notion de liberté d’indifférence, le plus bas degré de la liberté selon Descartes. K. Andersen ne fait pas de distinction entre la plus haute liberté fondée sur la connaissance et la plus basse, laquelle résulte d’une ignorance provoquant dans l’estime de foi une faille que réparera l’euphorie du choix. Omission regrettable, car le mal américain que diagnostique Andersen c’est, au fond, la réduction de la liberté au choix. Quant aux Lumières dont il se réclame, elles ont un sens dans la mesure où elles restent, à cet égard, sous l’influence de Descartes, mais on peut aussi les considérer comme une cause lointaine du mal.

Ce que Andersen appelle les Lumières c’est un mélange de science et de bon sens. Soit, Il va de soi que cela est préférable au narcissisme et à ses cinquante miroirs. Mais on ne voit pas de trace dans son texte du réalisme de Platon, d’Aristote de saint Thomas lequel nous apprend qu’entre le simple bon sens et la vérité scientifique, il y a place pour une vérité fondée sur d’autres bons usages de la raison. Il se trouve hélas! que cette vérité intermédiaire est devenue objet de mépris ou d’indifférence pour de nombreux scientifiques, américains notamment. Entre les Lumières et le scientisme totalitaire (hors de la science point de vérité!) il n’y a qu’un pas facilement franchi. Or comme le sens de la vie relève de cette vérité intermédiaire, discréditer cette dernière auprès de toute une population à la recherche d’un sens, équivaut à justifier les croyances les plus farfelues.

C’est avec le siècle de Lumières et son rejet du passé, de l’autorité, de celle d’Aristote en particulier, qu’a commencé l’anathème contre la vérité intermédiaire. C’est ce siècle aussi qui a donné  au projet du salut par la technique un élan qui l’a propulsé jusqu’à ce 21ème siècle où il est devenu la religion universelle, laquelle sous le titre de transhumanisme ou celui plus timide de progrès donne le ton à toute la vie politique et économique sur la planète. Or ce mythe, car c’en est un, incluant l’idée d’une immortalité sur disque dur, est un condensé de toutes les formes de pensée magique que dénonce Andersen. La science exclue la finalité, mais voilà qu’on assigne à l’histoire une fin dont on a aucune raison de nier qu’elle puisse devenir dans la réalité le pire des cauchemars. Attendre le salut des seules Lumières est une absurdité.

Le chaos que décrit Andersen est une confusion de l’esprit et du cœur résultant du discrédit intellectuel dont l’un et l’autre ont été frappés. Ce ne sont pas les Lumières qui peuvent sortir les hommes de ce chaos, mais cet élément des hautes cultures que Pascal appelait l’esprit de finesse, si bien distingué par lui de l’esprit de géométrie. «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Nietzsche était inconsolable à la pensée que l’Allemagne n’avait pas été purifiée par cette psychologie du grand siècle français. Les Américains que décrit Andersen semblent avoir été encore plus privés de cette lumière.

Les Lumières ont aussi discrédité la tradition. Elles ont imposé l’idée que la meilleure vision du monde n’est pas la plus complète, mais la plus récente. Ce qui fait par exemple qu’on ne s’intéresse guère aux cosmologies anciennes, celle de Pythagore et de Ptolémée par exemple, celles de l’inde et la Chine, dont plusieurs enferment, mêlées à des erreurs de fait, de grandes intuitions. Ce sont là des coups de sondes irremplaçables dans un Mystère essentiel sur lequel la science est condamnée par sa nature même à rester muette. Le délire que suscite les OVNI et les extraterrestres ne sont-ils pas des produits frelatés de substitution, aux intuitions que propose une tradition à laquelle on s’intéresse sans perdre de vue ses limites. S’il est vrai comme l’a dit Goya que « Le sommeil de la raison engendre des monstres », il est aussi vrai que le sommeil des traditions, engendre des rêves fous.

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