Comment on voyait Hitler en France en 1932

Stéphane Stapinsky

Il y a 80 ans, à la fin de janvier 1933, Hitler était désigné au poste de chancelier d’Allemagne par le président Hindenburg. Commençait alors le funeste Troisième Reich, qui allait s’achever, douze ans plus tard, dans la désolation et la destruction d’une bonne partie de l’Europe.

Le document présenté ici, rédigé par Bernard Combes de Patris, est un article consacré à l’ouvrage de Hitler,
Mein Kampf (Mon combat), article paru dans le Larousse mensuel de mai 1932 (no 303), soit plusieurs mois avant la prise du pouvoir par le chef nazi. L’auteur a pris connaissance de l’ouvrage dans sa version en langue allemande (qui venait d’être réédité), aucune traduction française de celui-ci n’ayant été à ce moment publiée. Hitler avait d’ailleurs interdit, comme le rappelle l’auteur, toute édition en langue française de son livre.

Ce qui frappe, à la lecture de cet article, c’est que l’essentiel y est dit. Bien sûr, s’y trouvent un certain nombre d’inexactitudes, que l’historiographie a corrigées depuis. Il est étonnant, aujourd’hui, de voir que l’auteur tient à préciser que Hitler fut peintre en bâtiment (ce qui fait l’objet d’une controverse), alors qu’il ne dit mot des ambitions artistiques du futur chef du Troisième Reich, qui, elles, furent bien réelles.

Mais l’article du
Larousse mensuel décrit très bien le noyau du programme hitlérien : prise en main totalitaire de la société, nationalisme outrancier, antisémitisme, programme guerrier d’expansion, haine viscérale de la France, etc. Bien sûr, nous qui, aujourd’hui, avons une connaissance de l’histoire à venir, et une connaissance du contenu de l’ouvrage de Hitler, nous savons cela. Mais il est intéressant de noter que, dès le début de 1932, dans une publication à grand tirage, la population française pouvait avoir une assez juste idée du contenu délétère de la doctrine nazie. 
 

Hitler (Mein Kampf [Mon Combat], MÉMOIRES DE). — On a beaucoup parlé en France d’Adolf Hitler. On a signalé l’activité politique et les progrès retentissants du parti nouveau qui a pris le nom de son chef, mais, en dépit d’allusions à ses visées audacieuses, on n’en a jamais déterminé l’inspiration précise et les principes directeurs. Or, le mouvement hitlérien est plus qu’une agitation soulevée par l’ascendant d’un entraineur exalté. Il a toute une base doctrinale que son inspirateur a formulée lui-même dans un livre paru en 1925-1927 sous le titre Mein Kampf (Mon combat) et qui vient d’être réédité en 1932.

Ce livre est une autobiographie, où Hitler, après avoir rappelé son enfance, sa formation et ses débuts dans la vie politique, expose longuement le but qu’il poursuit et les moyens qu’il préconise. « Mon œuvre, dit-il, ne s’adresse pas aux étrangers, mais à nos partisans, à ceux qui sont avec nous par le cœur et dont la raison demande à être éclairée. » Ainsi, Hitler s’est opposé à toute traduction française de son œuvre. C’est sans doute qu’il redoute la divulgation de sa pensée et veut tenir notre public dans l’ignorance de ses théories. Mais il ne peut les étouffer sous le boisseau. Le succès de son livre doit se répercuter hors des frontières de son pays. Il est permis d’y cueillir, pour l’édification du monde et pour le culte de la vérité, ce qu’il y a de plus substantiel, de plus original, de plus discutable petit-être, et d’exprimer ainsi le suc de la doctrine hitlérienne.

Né en 1889 à Braunau, en Basse-Autriche, Adolf Hitler ne semblait prédestiné ni par ses origines, ni par sa culture à devenir le chef que les événements firent de lui. Il eut une enfance médiocre et une jeunesse obscure. Fils d’un petit employé des douanes, il reçut une éducation modeste, travaillant assez mal, mais se passionnant pour l’histoire et commençant, dans ses jeunes réflexions, à poser les bases de son futur nationalisme. « Je considérais, dit-il, comme une chance toute providentielle d’être né à Braunau sur l’Inn, dans cette petite ville située à la frontière de deux Etats allemands, de ces deux Etats dont la réunion un jour doit être le but de notre vie. L’Autriche allemande doit en effet être incorporée à la patrie allemande..., car un même sang doit appartenir à un même empire. » Dans la vieille monarchie autrichienne, il voyait un « Etat de nationalités » et, avec ses camarades de sang allemand, il luttait pour la langue et les traditions de sa vraie patrie. Il perdit son père et sa mère d’assez bonne heure et fut contraint de chercher tout de suite un gagne-pain. Peintre en bâtiment, il poursuivit à Vienne, dans la demi-misère, un pénible apprentissage de la vie. Il continua à se pénétrer de la grandeur de la race allemande et commença à détester le monde juif. Plus tard, il emporta de la guerre ce qu’il a nommé lui-même « l'esprit du front » et la haine du Gaulois, « l’ennemi héréditaire ». En 1919, lors de la révolution allemande, il acquit l’horreur de la défaite et du socialisme qui se greffa sur l’infortune de son peuple.

C’est de 1919 que date vraiment son point de départ. L’année suivante, il fréquente à Munich Gottfried Feder et commence à préciser, gràce à lui, ses aspirations sociales et ses idées de réforme.

En 1923, l’échec du putsch de Bavière, à la suite de quoi il se voit condamné à neuf mois de prison, va lui permettre de reviser sa doctrine encore incertaine et de se livrer, avec les plus rares qualités de souplesse et d’énergie, à la reconstitution de ce parti national-socialiste dont il était membre fondateur depuis 1919. Ce mouvement de révolution, à la fois nationaliste et économique, est le parti national-socialiste, le National-Sozialistische-Deutsche-Arbeiter-Partei (N. S. D. A. P,).

Au cours de son emprisonnement, Hitler conçut le projet d’écrire un livre qui contiendrait l’histoire de sa vie et de sa pensée, ainsi que toute la substance de sa doctrine. Dans ce volume, devenu l’évangile raciste, il n’y a rien d’original et d’absolument personnel : c’est une compilation et une mise au point des théories des écrivains pangermanistes. Mais Hitler vise moins à l’originalité de la pensée qu’à la propagande active sur les masses qu’il se plaît à soulever par sa parole véritablement fascinatrice.

Il en fait l’aveu dans son avant-propos. « Je n’ignore pas, dit-il, qu'on gagne les hommes beaucoup plus par la parole que par les écrits et que tous les grands mouvements ont été conduits par des orateurs et non par des écrivains. Néanmoins, j 'ai jugé qu’il était bon que les principes qui servent de base à notre doctrine soient définis d’une manière ferme, de façon à pouvoir l’enseigner avec l’uniformité et la régularité désirables. »

On peut dégager de son livre les idées directrices de son mouvement. Pour lui, la race allemande est une race supérieure dont les divers éléments, encore séparés, doivent être réunis en un bloc puissant et homogène, sous la direction d’un noyau d’élite qui se chargera de la conduire à son destin. La méthode de conquête violente qu’il préconise est tout opposée aux anciennes méthodes bourgeoises et parlementaires, dont il a fait la plus cinglante critique. « Vous avez, dit-il, avec vos méthodes parlementaires, conduit la nation à l’abime; mais c’est nous, par contre, qui, sous la forme d’une attaque et par une orientation nouvelle que nous défendrons fanatiquement, construisons les marches permettant à notre peuple de s’élever dans l’avenir jusqu’au temple de la liberté. »

L’organisation de l’Etat doit être telle qu’elle favorise les plus capables, qu’elle fasse sortir de la masse les cerveaux créateurs, car c’est d’eux que dépend la prospérité générale. « L’histoire du monde a été écrite par des minorités chaque fois que ces minorités par le nombre se sont révélées des majorités par la volonté et par la résolution. » Il prévoit dans son Etat futur la conservation des parlements, mais seulement en tant qu’organes délibérants, car la décision ne pourra être prise que par l’autorité responsable, et il demande le fractionnement des Chambres des représentants en Chambres dont les compétences seront d’ordre politique et en Chambres dont les compétences seront d’ordre professionnel. Les Chambres, et le Sénat composé d’élites qu’il leur adjoint, « sont des organes de travail; ce ne sont pas des machines à voter ». L’autorité doit toujours marcher parallèlement à la responsabilité. Et cette réforme totale de l’Etat bourgeois e ne peut s’opérer et ne s’opérera, dit-il, que par notre mouvement qui est déjà organisé dans le même esprit et qui déjà, en lui-mêrne, contient l’Etat futur... Ce mouvement pourra un jour non seulement indiquer à l’Etat sa ligne de conduite, mais il sera à même de mettre à sa disposition tout le mécanisme achevé de sa propre organisation ».

Hitler distingue dans l’Etat national-socialiste trois catégories d’individus: les citoyens, les ressortissants ou rattachés et les étrangers. Seuls, les citoyens, c’est-à-dire ceux qui sont de pur sang germanique, ont de véritables droits politiques, car seuls ils contribuent à l’existence et à la grandeur de l’Etat. « C’est un plus grand honneur, proclame-t-il, d’étre citoyen allemand, ne serait-ce même que balayeur des rues, que d’être roi dans un pays étranger. » 

Cette conception raciste est à l’origine de l’antisémitisme d’Hitler. Il voit chez les Juifs une race distincte de la sienne, prolifique, puissante, ennemie née de son système et qui, en Allemagne comme ailleurs, constitue un Etat dans l’Etat. Il a écrit des pages lourdes de haine et de menaces contre cette engeance détestée. L’internationale juive lui paraît le plus grand péril pour l’unité de sa patrie. C’est un juif, Rathenau, qui a signé le « dickat » de Versailles; ce sont des juifs, Liebknecht, Kurt Eisner, qui ont ensuite dirigé les révolutions. C’étaient aussi des juifs, Karl Marx et Lassalle, qui ont dressé les différentes classes de la nation les unes contre les autres.

C’est ainsi que, rattachant le marxisme au sémitisme, Hitler condamne avec une égale énergie cette doctrine dissolvante de l’unité nationale. Il combat tout ce qui peut dissocier les éléments de la race et nuire à son expansion.

Car elle doit s’étendre hors des frontières, où elle étouffe, qui sont purement arbitraires, et que le glaive doit reculer pour donner à 1’Allemagne les territoires dont elle a besoin et auxquels elle a droit. Cette politique de conquête du sol doit s’exercer vers 1’Est, et, avant de songer à une colonisation d’outre-mer, l’Allemagne doit réaliser une colonisation continentale des peuples inférieurs qui sont ses voisins à l’Est et disposent d’étendues exagérées. Mais on ne pourra atteindre ce but qu’après avoir écrasé la France, de façon à avoir les mains libres ailleurs.

Très sévère pour la politique extérieure de l’Allemagne avant la guerre, Hitler montre combien une double alliance avec l’Angleterre et avec l’Italie serait souhaitable pour son pays. Il n'en méconnait pas les difficultés, mais il en étudie avec beaucoup de soin les possibilités de réalisation et surtout il en signale avec force l’utilité pour l’exécution totale de son programme. Afin d’amener ces puissances à ses vues, il cherche à les détacher de la France, qu’il accuse de poursuivre une politique d’hégémonie européenne, bien propre à inquiéter et à irriter ces grandes puissances que sont l’Angleterre et l’Italie.

La haine de la France est farouche chez Hitler. Il ne peut pardonner à l’ennemie séculaire d’avoir été victorieuse en 1918 et d’avoir ensuite durement opprimé le peuple allemand. « La France, dit-il, qui se meurt lentement, non seulement par la dépopulation, mais aussi par l’abâtardissement de sa race, ne peut continuer à subsister que si l’Allemagne disparait... Mais, lorsqu’on aura bien compris en Allemagne qu'il ne s’agit plus de laisser étouffer dans une résistance stérile la volonté que nous avons de vivre, et qu’il faut prendre la résolution d’avoir avec la France une explication définitive, dans un combat décisif où nous engagerons notre plus haut idéal, c’est seulement alors qu’on pourra mettre fin à une telle situation. A une condition cependant, c’est que dans l’anéantissement de la France, nous ne voyions qu’un moyen qui nous permette de donner enfin à notre peuple toute l’extension possible autre part. »

Les grandes lignes de la doctrine hitlérienne sont condensées en vingt-cinq points, qui, élaborés à Munich le 25 février 1920, furent déclarés délinitifs le 22 mai 1926. Ce programme comprend les idées les plus saillantes, les plus propres à frapper l’imagination populaire à laquelle Hitler s’adresse si volontiers.

Chez lui, sans doute, le doctrinaire est dépassé par l’agitateur et le propagandiste. Il a consacré ses dons magnifiques de recruteur d’hommes â l’organisation de son mouvement. Il tient son public par des images et des formules: il ne cherche pas à l’instruire, il vise et il réussit à le soulever.

Les résultats témoignent du succès de son effort. Le N. S. D. A. P. comptait 7 membres en 1920, 17 000 en 1927, 120 000 en 1929, 900 000 en1931 et, comme 100 000 demandes d'inscriptions sont actuellement soumises à l’examen préalable, on peut dire qu’il va englober sans tarder un million de cotisants. Mêmes progrès constatés lors des élections au Reichstag. De 1928 à 1930, le parti a gagné 5 546 758 voix, et les nationaux-socialistes, qui occupaient 12 sièges en 1928, en ont aujourd’hui 107. A en juger par les résultats de l’élection présidentielle du I3 mars dernier, ils en auraient 200 si de nouvelles élections avaient lieu maintenant.

Hitler doit-il ce succès à ses théories systématiques ou à l’exceptionnelle fascination qui émane de lui? Sans doute cette dernière explication n'est pas â écarter. Par quelques idées simples, quelques formules retentissantes, quelques excitations essentielles, servies par les dons oratoires d’un grand émeutier, il est parvenu à s’imposer. Il agit peut-étre plus sur les masses par l’ébranlement de leurs instincts que par la conquête de leurs cervcaux, mais un homme capable de susciter de tels mouvements populaires et de transformer par son action personnelle l'âme d’une race qui semblait attendre son chef n’est ni à négliger ni à sous-estimer dans l’inventaire des forces morales d’une époque et d’un pays.

Ses Mémoires, qu’il avait jusqu‘à ce jour exclusivement réservés à ses partisans, méritaient d’étre signalés au public français. Sa. doctrine, qu’il y a si minutieusement étalée, était digne d’étre connue. On en doit constater la parfaite cohérence, la froide logique et la haineuse expression. On en doit aussi méditer l’inspiration redoutable, car, proclame Hitler, « un Etat qui, à notre époque où les nations s’empoisonnent, soigne ses meilleurs éléments racistes doit devenir un jour le maître du monde. Puissent nos partisans ne jamais l’oublier, lorsque la grandeur du sacrifice qui leur sera demandé, comparé aux chances de succès, les fera hésiter. »

B. Combes de Patris




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