Climat: le siècle parasite

Jacques Dufresne

Après l’accord du moment avec les autres, l’accord avec soi-même dans le temps, après les je me propose, le ferme propos.

Si la majorité des observateurs ont accueilli avec joie l’accord conclu à Paris du début de décembre, rares sont ceux qui en sont pleinement satisfaits. De toute évidence, la réflexion profonde telle qu’elle a été amorcée par les grands pionniers de l’écologie, (Klages, Carson, Dubos, Ward, Goldsmith, Charbonneau, Ellul) n’en est qu’à ses premiers balbutiements à l’échelle des États et de la grande opinion publique. Les confirmations du danger n’ont pourtant pas manqué après le 10 décembre : pollution des villes en Chine, inondations en Angleterre, feux de forêt en Australie et en Californie, tornades aux États-Unis, chaleur anormale au Canada.

Des sports ruineux

On attend vaguement des États de grandes mesures efficaces qui feront la une des journaux, mais personne n’envisage même l’hypothèse de renoncer à certaines habitudes inutiles, dont l’empreinte écologique atteint un niveau catastrophique. Je pense ici aux sports professionnels, à la multitude de voyages en avion et en auto qu’ils supposent. Tout ça pour permettre à des centaines de millions sédentaires de rester trois heures de plus par jour devant leur écran de télévision. Une étude rapportée dans l'édition du 16 avril 2005 du magazine New Scientist nous apprend que les 73 000 spectateurs qui ont assisté à un match de football, à Cardiff au pays de Galles, avaient parcouru 48 millions de kilomètres, dont près de la moitié en voiture. La somme du gaz carbonique dégagée équivalait à la quantité qu'une forêt de 2,670 hectares peut absorber pendant un an. Si tous les spectateurs avaient utilisé l'autobus ou le train, l'empreinte aurait été réduite de 24%. Par quel chiffre faramineux faudrait-il multiplier 73 000 si l’on voulait tenir compte de tous les matchs de ligues majeures dans le monde. Aux États-Unis seulement, en 2013,  74,026,895 personnes ont assisté à un match de baseball, 21,470,155 à un match de hockey. (Source pour tous les principaux sports dans la plupart des pays.)

Que perdrait l’humanité, que perdrait la civilisation si tout dans ce domaine était ramené au niveau local et régional. Les Grecs se rendaient à pied aux jeux d’Olympie; cela les a-t-il empêchés d’avoir comme commentateur sportif l’un des plus grands poètes qui fut jamais : Pindare.

J’ai évoqué cette question dans une réunion de famille au temps des Fêtes. La discussion n’a même pas démarré. J’étais réfuté avant même d’avoir pu présenter les données du problème. En se heurtant au droit sacré de peser sur un bouton pour regarder en direct les exploits répétitifs qui seront rediffusés au bulletin de nouvelles, les plus belles résolutions de Paris vont s’effondrer. Pourtant, chacun sait au Québec, par exemple, pendant une grève des joueurs de hockey il y a quelques années, les gens ont reporté leur intérêt sur les matchs de football universitaires locaux sans avoir à s’en plaindre outre mesure

Le moi plus fort que l’instinct de survie


Quand toute une civilisation désormais planétaire nous convainc par ses principes aussi bien que par les détails de la vie quotidienne que nous sommes le centre du monde, le monde aurait beau donner les signes d’effondrement , nous ne renoncerions à nos petites habitudes énergivores que si nous en étions privés par une force majeure telle une grève des joueurs de hockey. J’observais dans une salle d’attente, une jeune femme qui brandissait son démarreur à distance comme une arme de poing. Quelle puissance! Héphaïstos le dieu du feu et de l’énergie n’en ferait pas autant. Quand cette femme va rentrer chez elle, le robinet de son bain coulera avec la puissance des chutes du Niagara. Quelle puissance! Elle a à son service l’équivalent électrique et mécanique d’une centaine d’esclaves. Quelle puissance! Elle donne encore ses ordres à chacun en pesant sur des boutons, mais bientôt ils reconnaitront sa voix, ce qui accroîtra son sentiment de puissance. D’autre part, on lui répète depuis sa naissance qu’elle n’a que des droits, tous les droits et que le moindre de ses choix, si capricieux soit-il, est une loi éternelle ayant préséance sur les lois changeantes de la nature. Je est l’absolu. Je suis le centre du monde

Pas d’écologie sans métaphysique

Il existe à ce propos une quasi unanimité parmi les sages et les saints de toutes les époques et de tous les lieux : il faut se détacher du moi pour pouvoir entrer progressivement en communion avec les autres humains, les autres êtres vivants, puis enfin avec les objets. C’est seulement au prix de ce détachement qui concerne d’abord la vie personnelle que nous pourrons relever le défi devant lequel nous place notre démesure dans nos rapports avec la nature.
Ce défi consiste à respecter un contrat social auquel s’ajouterait un contrat naturel destiné à assurer un bel avenir à nos enfants. Il semble que nos ancêtres n’aient eu aucune peine à conserver les morts dans la communauté des vivants. Nous sommes invités aujourd’hui à faire entrer nos descendants dans la même communauté. Mais alors que les morts avaient tout donné aux vivants et ne réclamaient d’eux que quelques prières, nos descendants ont besoin de notre retour au sens de la limite, ce qui suppose bien des sacrifices de notre part. Peut-on demander de tels sacrifices à des vivants dont le moi n’a pas encore obtenu la satisfaction rendant le détachement possible à son endroit, des vivants qui pour la grande majorité n’ont pas encore réalisé ce rêve d’un plus avoir que Verlaine avait si bien compris : «Hélas on se prend toujours au désir qu’on a d’être heureux malgré la saison.»
Si discrets qu’ils soient devenus, les morts sont de plus en plus exclus de la communauté des vivants. Nos descendants qui sont encore plus discrets, mais plus exigeants; sauront-ils se faire entendre de nous dans ces conditions? Serons-nous la génération sans ancêtres ni descendants?

La génération parasite


Ce diagnostic a été formulé il y a plus de deux siècles. « ''Le désintérêt pour la postérité fait système avec la perte de conscience du rapport au passé. Il faut se savoir descendant d'ancêtres pour se sentir soi-même appelé à devenir le père d'une postérité.'' C'est ce qu'a exprimé Burke contre les principes de la Révolution : '' Des gens qui ne regardent jamais en arrière vers leurs ancêtres ne regarderont jamais en avant vers leur postérité. '' Deux générations après, Tocqueville, pourtant partisan du Nouveau Régime, reprend l'idée et le rythme même de la phrase : ''Non seulement la démocra¬tie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants''  Notre rapport au passé est tel que nous vivons de biens culturels que nous ne produisons pas, voire que nous détruisons, tels des parasites. L'image est au fond d’un paradoxe devenu célèbre dans sa formulation par le juriste allemand Ernst Wolfgang Böckenförde : '' L'État libéral, sécularisé, vit de présupposés qu’il est incapable de garantir lui-même. » La nature parasitaire de la modernité n'a été ressentie qu'assez tard. Renan met l'épuisement du « capital planétaire'', charbon et ressources morales ; Nietzsche note : '' Nous avons cessé d'accumuler, nous dépensons les capitaux de nos ancêtres.'' Une génération plus tard, Charles Péguy a démasqué et nommé le parasitisme comme essence de la modernité, à la fin de 1907, puis en 1914 : '' La seule fidélité du monde moderne c’est la fidélité du parasite. {...} Le monde moderne est essentiellement parasite. Il ne tire sa force, ou son apparence de force,que des régimes qu'il combat, des mondes qu'il a entrepris de désintégrer. '' Un peu plus tard encore, G. K. Chesterton a repris et orchestré l’idée sans le mot , dans un essai des années 1920.»1

La plupart des pionniers de l’écologie ont appelé de leurs vœux un avenir constitué de petites communautés jouissant de la plus grande autonomie possible. Cela pour bien des raisons, dont certaines, la réduction des coûts énergétiques du transport, saute aux yeux. Il est tout aussi clair que l’enracinement dans le passé et la prise en compte de l’avenir est plus facile dans une petite communauté stable qu’à cette échelle mondiale où des individus déracinés promènent leur parasitisme

On note en ce moment dans le monde un retour vers ces petites communautés, à commencer par la nation. Bien des éditorialistes dont ceux du Guardian se sont montrés étonnés de ce que l’accord universel de Paris ait été possible dans ces conditions. N’est-il pas plus logique de supposer que c’est à cause de ces conditions qu’il a été possible. Si c’est à l’échelle mondiale que les grands accords doivent être conclus c’est à l’échelle locale que les rapports avec le passé et l’avenir sont vécus le plus intensément.

1-Rémy Brague, Le règne de l’homme, Gallimard, Paris 2015, pp. 189-190

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