Le sport et les moeurs au XVIIIe siècle

Jean-Jules Jusserand
I

De transformations en transformations, s'atténuant sans cesse, les anciens exercices de la chevalerie française, à peine reconnaissables sous les rubans et les plumes, survivent jusqu'au dix-huitième siècle et disparaissent à ce moment. La décadence était déjà profonde au siècle précédent; maintenant, c'est la fin. Les courses de bagues et de têtes, qui avaient succédé aux joutes remplaçant elles-mêmes les tournois, cessent d'intéresser; on en fait encore quelquefois, mais ce sont des curiosités vieillies. Une sorte d'amollissement des corps et des âmes se manifeste, et frappe d'autant plus les regards que les signes en sont visibles surtout dans la haute classe. Les contemporains en font eux-mêmes la remarque: «Tous ces jeux militaires commencent à être abandonnés, et, de tous les exercices qui rendaient autrefois les corps plus robustes et plus agiles, il n'est presque plus resté que la chasse; encore est-elle négligée par la plupart des princes de l'Europe. Il s'est fait des révolutions dans les plaisirs, comme dans tout le reste.» Ainsi s'exprime Voltaire 1. «La chasse,» dit Le Grand d'Aussy, «est un goût féroce 2.»

Les règles, si fortement établies sous le Grand Roi, trop fortement peut-être, sont toutes contestées; on ne se contente pas de blâmer l'excès, on blâme la chose. Les penseurs ont découvert la part d'arbitraire mêlée à ce qu'on se plaisait à appeler «les principes»; les principes eux-mêmes sont rejetés en bloc, arbitraire et le reste; il faut faire table rase et revenir à la nature. Grand mot, vague, dangereux, magnifique. Qu'est-ce que la nature? Sous prétexte de se conformer à la nature et de s'émanciper de vaines entraves, chacun suit ses penchants «naturels». Pourquoi se fatiguer, pourquoi se retenir? Plus de lois arbitraires, disent les philosophes. A la bonne heure, leur est-il répondu de toute part; supprimons les vieilles contraintes et ne nous gênons plus. Le Régent s'amuse, le Roi s'amuse; dans le lointain gronde la tempête.

Le vernis de l'ancienne politesse subsiste toutefois; on en a même avivé l'éclat; le fond grossier disparaît sous les ornements. Jamais on ne vit tant de grâce, tant d'esprit, de si belles révérences, un goût plus prononcé pour l'ornementation fleurie: c'est le temps du style rocaille. Qu'en raison d'un incident, d'une querelle, ce vernis craque et tombe, des dessous inattendus paraissent; il s'effrite de partout vers la fin du siècle. Les règles de retenue n'étant plus de mise, personne, à la cour même et dans la famille royale, n'est plus maître de soi. En 1772, le dauphin, futur Louis XVI, laisse choir une potiche appartenant au comte de Provence, futur Louis XVIII: «M. le comte de Provence, dans son premier mouvement de colère, s'avança sur M. le dauphin; ils se colletèrent et se donnèrent quelques coups de poing. Madame la dauphine (Marie-Antoinette), très embarrassée de cette scène, eut la présence d'esprit de séparer les combattants, et elle reçut même à cette occasion une égratignure à la main.» A un bal de l'Opéra, le comte d'Artois, futur Charles X, «se prit de paroles avec la duchesse de Bourbon qu'il avait très bien reconnue. Il appliqua un grand coup de poing à la princesse et lui froissa le masque sur le visage.» Il en résulta un duel où le comte d'Artois fut blessé 3. En temps ordinaire, c'est l'urbanité, la courtoisie, la bonne grâce, qui frappent les observateurs. «La nation française, dit l'Anglais Sherlock, prise dans son ensemble, m'a paru supérieurement brave, essentiellement bonne, et, sans comparaison la plus aimable de l'Europe. Oui, c'est l'amabilité qui caractérise les Français. Les militaires, les gens de lettres, les ecclésiastiques, chaque classe d'homme ici a une douceur, a une prévenance dans les manières, inconnue aux hommes du même état dans tous les autres pays que j'ai vus 4.»

Ce n'est plus en rompant des lances qu'on pourra plaire; un joli sourire, une pensée neuve, une remarque spirituelle, un beau salut, y serviront davantage; parfois aussi une impertinence qui jadis vous eût fait exiler. L'art de la danse prend une importance suprême et devient une des parties principales du grand art de parvenir. Un aventurier comme Martange, qui sait mieux que personne la manière de se pousser dans le monde, écrit à sa femme: «Surtout je te recommande de ne pas perdre une minute pour l'éducation des enfants; double ou triple leçon par jour, surtout pour leur apprendre à se tenir, à marcher et à manger; les dents de Minette, je te prie, et le maître à danser, sans miséricorde, au moins trois heures par jour 5.» La cour donne l'exemple: à n'importe quel bal on rencontre n'importe quel prince. Marie-Antoinette assiste à un bal masqué au château de Versailles le 25 février, à un bal masqué au Palais-Royal le 26, y reste jusqu'à cinq heures du matin et se rend alors à celui de l'Opéra, où elle reste jusqu'à sept heures. Le 27 elle va au bal chez la princesse de Guéménée, le 28 au bal masqué de l'Opéra, ne se retirant qu'à six heures; le lendemain elle se repose; le jour d'après elle est au bal de l'Opéra jusqu'à sept heures du matin. Elle était alors enceinte 6.

Pourquoi tant d'agitation et de mouvement, tous ces bals, ces paris, ce jeu effréné? Marie-Antoinette n'en fait pas mystère; elle souffre d'un mal qui tend à se répandre, et le dit à Mercy: «la crainte de s'ennuyer 7.»

Beaucoup ont alors la même crainte: de là le goût des nouveautés et le dédain de ce qui est déjà connu. On néglige d'anciens exercices qui ont fourni une carrière glorieuse. Ils sont trop connus, ils ennuient; mais on court aux passe-temps nouveaux; à peine les montgolfières sont-elles inventées qu'on se dispute à qui y montera. Les princes du sang tiennent à s'en mêler; le duc de Chartres monte, avec les frères Robert, une montgolfière qui le dépose, à la descente, au milieu d'un étang. Ce n'est pas le goût du sport qui les pousse, mais plutôt la curiosité irritée d'une génération avide de sensations inconnues et qui craint de s'ennuyer.

Tous les professeurs d'arts chevaleresques sont dans la tristesse, et les traités où, à l'exemple du vieux Pluvinel, ils résument leur doctrine sont remplis de doléances. La Guérinière, écuyer royal sous Louis XV, constate que les gentilshommes renoncèrent d'abord aux tournois, préférant «la mollesse à ces nobles exercices», puis aux joutes, et les remplacèrent par les courses de bagues, «qui font voir, sans aucun risque, la science et l'adresse d'un cavalier;» enfin l'équitation même semble aujourd'hui tenue en moindre estime; les raffinements si admirés au siècle précédent ne sont plus de mise; on simplifie, on facilite: «Il faut l'avouer, à notre honte, l'amour du vrai beau de cet exercice s'est bien ralenti de nos jours; on se contente présentement d'une exécution un peu trop négligée, au lieu qu'autrefois on recherchait les beaux airs, qui faisaient l'ornement de nos manèges et le brillant des revues, des pompes et des parades 8.» Tout au plus reste-t-il un certain éclat extérieur, les colifichets et les plumes, comme il convient à l'époque du style rocaille les panaches et les rubans paraissent encore de temps en temps, mais ce n'est plus Condé qui les porte. «Ces jours d'enrubannements, disent les Encyclopédistes, sont voués d'autant plus inutilement à la satisfaction des spectateurs que les ornements dont on décore les chevaux, ainsi que la parure des cavaliers, ne sont très souvent, dans le tableau galant que l'on s'empresse d'offrir, que des ombres défavorables qui mettent dans un plus grand jour les défauts des uns et des autres 9.»

L'escrime est tout aussi négligée. Danet, qui faisait autorité sous Louis XV, n'a certes pas moins d'enthousiasme pour son art que les fameux escrimeurs de la Renaissance; son désespoir, en raison de la décadence qu'il constate, n'est que plus amer. «Monseigneur, écrit-il en 1766 au prince de Conti, sans les armes, la valeur n'aurait point d'existence. C'est d'elles (que) vient la première noblesse, et par elles que s'acquiert le véritable honneur, premier don des héros... Que l'on veuille comparer les arts avec les arts, en est-il un dont on puisse tirer plus de fruit que celui des armes? Lui seul assurément contribue plus essentiellement à former la constitution, le tempérament et le caractère d'un jeune homme et lui acquiert plus de principes d'éducation et de belles qualités que toutes les sciences qu'on puisse lui faire pratiquer.» Or, en dépit de vérités si évidentes, «telle est l'indifférence de la nation qu'il semble qu'elle désavoue les avantages qu'elle a retirés, de tous les temps, de l'art des armes, tant il est tombé chez elle dans l'oubli 10.» Les duels, d'ailleurs, sont encore plus rares que sous Louis XIV, «grâce à la philosophie,» assure Mercier. «Les jeunes officiers ne mettent plus leur bravoure à figurer dans des rixes particulières. On avait pris d'eux la leçon du duel; on a abandonné, à leur exemple, cet usage insensé et barbare 11.»

Même des exercices moins violents semblent à beaucoup de gens, dans la haute classe du moins, trop violents encore. En 1717, l'auteur des Nouvelles Règles pour le jeu de mail faisait valoir qu'on y pouvait jouer sans manquer aux bienséances et tout en gardant une tenue presque aussi correcte que dans un salon: «On peut ajouter, pour la bienséance, qu'on n'aime pas à voir en public des personnes de condition sans veste ou justaucorps, ni sans perruque; on peut être légèrement ou commodément vêtu... avoir de petites perruques naissantes ou nouées et un chapeau, ce qui sied toujours bien... On doit toujours jouer les mains gantées.» Malgré ces avantages, le jeu perd de sa faveur dans la société: «Le jeu du mail est absolument passé de mode,» constate le marquis de Paulmy en 1779. Les jeux de paume sont fermés l'un après l'autre; à la paume on préfère le volant, jeu que les dames même «veulent bien jouer quelquefois»; au mail on préfère le billard ou le trou-madame, qui «s'établit aussi sur une table à rebords, au bout de laquelle on place une espèce de portique 12». La Chesnaye des Bois, dans un passage où il cherche à faire valoir le goût des Français pour les exercices physiques, est obligé de limiter son éloge à ces constatations: «La paume, la longue paume, le mail, la boule, étaient des exercices que prenaient autrefois les grands comme les petits; le goût n'en est pas encore perdu 13.» A mesure que les jeux de paume se ferment, faute de joueurs, les jeux de billard publics, avec paris, se multiplient, et c'est d'eux maintenant que s'occupent les règlements de police 14.

On se laisse volontiers aller à devenir méditatif. On contemple, on herborise, on rêve comme Jean-Jacques et comme Werther: «Quand les vapeurs de la vallée s'élèvent devant moi... que, couché sur la terre dans les hautes herbes, près d'un ruisseau, je découvre dans l'épaisseur du gazon mille petites plantes inconnues, que mon cœur sent de plus près l'existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes... alors je soupire...» (1774.)

On se plait davantage à vivre sous un toit; maints attraits, inconnus des ancêtres, et avant tous celui de la conversation, vous retiennent à la maison. On se protège, on s'abrite, on préfère aux exercices de force les jeux de cartes; on lit les livres, les pamphlets, les gazettes; on dédaigne moins qu'autrefois les intempéries, et si les chemins de fer n'existent pas encore, du moins les parapluies sont inventés. «C'est, disent les Encyclopédistes, un ustensile qui sert à garantir de la pluie ou de l'ardeur du soleil.» Dans une boutade sur la difficulté de la rime, Voltaire, adressant à l'Académie une de ses fameuses lettres, observe: «N'y a-t-il pas eu de très grandes difficultés à vaincre dans les jeux de la Grèce, depuis le disque jusqu'à la course des chars? Nos tournois, nos carrousels étaient-ils si faciles? Que dis-je? Aujourd'hui, dans la molle oisiveté où tous les grands perdent leurs journées, depuis Pétersbourg jusqu'à Madrid, le seul attrait qui les pique dans leurs misérables jeux de cartes, n'est-ce pas la difficulté de la combinaison, sans quoi leur âme languirait assoupie 15?»

Le goût de voyager assis se répand; on monte moins à cheval; on préfère souvent s'«emboîter» dans une voiture. Alors qu'au moyen âge l'art de développer les muscles primait tout dans une éducation aristocratique, le chevalier de Jaucouit écrit maintenant avec tristesse «Dans nos siècles modernes, un homme qui s'appliquerait trop aux exercices nous paraîtrait méprisable, parce que nous n'avons plus d'autres objets de recherches que ce que nous nommons les agréments; c'est le fruit de notre luxe asiatique 16.»

Au cours du siècle, se développe l'anglomanie: or, en Angleterre, les sports sont en période ascendante; les plus populaires sont perfectionnés et dotés de règles; ils ne cessent pas, pour cela, d'appartenir au peuple, mais conquièrent la haute classe et deviennent, par suite, de vrais jeux nationaux, cultivés par tout ce qui est anglais. Puisqu'on imitait, l'exemple eût pu être utile, mais il ne le fut pas, parce qu'on choisit mal, le choix étant fait par cette noblesse française qui s'intéressait de moins en moins aux exercices physiques.

Dès le commencement du siècle, les sports avaient obtenu chez nos voisins l'appui du tout-puissant Spectator d'Addison. Sir Roger de Coverley les encourageait; à certains jours, dans sa province, le village tout entier se livrait aux jeux: football, lutte, escrime à la canne. «Je remarquai un jeune gaillard, la tête ensanglantée d'un mauvais coup; la souffrance de la blessure fut terriblement accrue pour lui à entendre un vieux qui, secouant la tête, disait: Savoir si la brune Catherine va vouloir l'épouser d'ici trois ans? — Mon attention fut détournée de ce combat par un jeu de football à l'autre bout de la pelouse où Tom Short se distingua tellement que tout le monde jugea impossible qu'il demeurât célibataire jusqu'à la fête de l'an prochain. Ayant joué bien des parties moi-même, j'aurais pu regarder beaucoup plus longtemps ce sport,» si je n'avais observé une jeune paysanne qui suivait, la figure angoissée, tout comme les spectatrices de tournois au quinzième siècle, les péripéties d'une lutte où son amoureux courait de grands dangers. Les filles elles-mêmes ne sont pas, d'ailleurs, simples spectatrices, mais lancent la barre et prennent part à divers jeux. Bref, tout ce petit monde s'applique à montrer sa vaillance et sa belle santé 17: un peu comme les tournoyeurs de jadis; «ad ostentationem virium suarum,» disaient les conciles.

Les voyageurs étrangers étaient frappés de cette activité sportive, sans toutefois noter ce qui la rendait surtout remarquable, savoir que la haute et la moyenne classes l'encourageaient et s'y associaient. Voltaire décrit, avec admiration, des courses de jeunes gens, de jeunes filles et de chevaux, sur le bord de la Tamise, à Greenwich. Parmi les jeunes demoiselles, bon nombre étaient «fort belles; toutes étaient bien faites... et il y avait dans leur personne une vivacité et une satisfaction qui les rendaient toutes jolies... Je me crus transporté aux jeux olympiques». (1727.)

L'illustre voyageur ne semble pas se douter que ces plaisirs étaient un peu de tous les pays et de tous les temps, qu'ils existaient en France comme en Angleterre, et en Italie comme en France. Les ravissantes fresques de la Schifanoja, à Ferrare (quinzième siècle), montrent précisément, au premier rang des exercices populaires italiens, des courses de chevaux, de jeunes hommes et de jeunes femmes. Nos villages n'étaient pas sans offrir, du temps même de Voltaire, des spectacles analogues à ceux qui l'avaient frappé chez nos voisins: les villages demeuraient, jusqu'à la fin, le dernier refuge des jeux d'exercice français. Delille a dépeint ces fêtes champêtres, dans son fâcheux style par malheur, tout encombrées de périphrases qui font de ses descriptions des rébus:
    Ailleurs s'ouvre un long cirque où des boules rivales
    Poursuivent vers le but des courses inégales,
    Et leur fil à la main des experts, à genoux,
    Mesurent la distance et décident des coups.
    Ici, sans employer l'élastique raquette,
    La main jette la balle et la main la rejette.
    Puis c'est la course à pied; enfin:
    Près d'eux, non sans frayeur, dans les airs suspendue,
    Eglé monte et descend sur la corde tendue;
    Zéphir vient se jouer dans ses flottants habits
    Et la pudeur craintive en arrange les plis;

et Fragonard les dérange; car le mot du rébus est: escarpolette 18. La vraie différence entre les deux pays est ailleurs; elle est considérable; elle consiste en ce que les jeux d'exercice vulgaires, communs, à la portée de tous, aimés de temps immémorial dans le peuple, se font de plus en plus admettre, chez nos voisins, par la haute classe, qui, de plus en plus, s'en détourne chez nous. Des pairs d'Angleterre codifient les lois du cricket et, sans souci de l'opinion des Stuarts d'antan, prennent part aux mêlées du football.

Bien loin d'imiter de tels jeux, en un temps où tout ce qui était anglais faisait fureur à Paris (ce qui n'empêchait ni Fontenoy, ni la guerre d'Amérique), les élégants épris d'anglicisme importèrent en France l'usage, rare jusque-là, des vraies courses, avec paris et jockeys; le goût du sport par procuration. Voltaire n'y fut pour rien. Sa visite à Newmarket ne lui avait laissé, en effet, que de mauvais souvenirs. Il comptait voir, d'après les descriptions d'amis enthousiastes, un spectacle incomparable: «un nombre prodigieux de chevaux les plus vites de l'Europe,» volant «dans une carrière de gazon vert, à perte de vue, sous des postillons vêtus d'étoffes de soie, en présence de toute la cour». Il eut une déception complète et sa mauvaise humeur parut à ses jugements: «J'ai été chercher ce beau spectacle, et j'ai vu des maquignons de qualité qui pariaient l'un contre l'autre et qui mettaient dans cette solennité infiniment plus de filouterie que de magnificence 19.»

Les courses à l'anglaise ne furent pas moins établies en France. On s'y rendait volontiers à cheval, montant à l'anglaise, sur des selles anglaises, et vêtu à l'anglaise de riding coats (d'où nous avons fait redingote). Ce fin observateur des mœurs et usages, Moreau le jeune, consacrait une de ses planches à cet amusement et Mercier réservait aux courses plusieurs chapitres dans son Tableau de Paris: «Nous les avons copiées des Anglais,» dit-il; «on fait jeûner le jockei qui doit conduire, afin qu'il pèse moins... on se transporte dans la plaine des Sablons pour voir courir des animaux efflanqués qui passent comme un trait, tout couverts de sueur,» et on discute ensuite le résultat à perte de vue, «avec un air de profondeur.» Les femmes elles-mêmes s'intéressent maintenant aux choses d'écurie; c'est une nouveauté comme leur sensiblerie, leurs goûts champêtres, leur indépendance d'allures et leur passion de philosopher. «Les femmes, dit encore Mercier, conduisent des calèches et, après avoir passé la nuit au bal, il faut qu'elles prennent parti pour telle ou telle jument 20.»

L'influence de la cour, surtout celle de la Reine et des princes, assura le succès de l'innovation. Mercy ne tarit pas en doléances sur un passe-temps aussi vain et sur les fâcheuses habitudes qui prévalaient à ces réunions. Il lui semble voir disparaître tout ce qu'il restait des habitudes de dignité et de retenue de l'ancienne France. Il écrit à Marie-Thérèse: «M. le comte d'Artois, le duc de Chartres 21 et un nombre de jeunes gens ont remis en vogue les courses de chevaux; elles se font à Paris et la Reine y assiste régulièrement. Sa Majesté, après avoir été la nuit du 11 au bal de l'Opéra jusqu'à cinq heures du matin, rentra à Versailles à six heures et demie et en repartit à dix pour venir voir une course de chevaux qui se faisait près du bois de Boulogne. Des promenades si multipliées, si rapides et qui pourraient déranger une santé des plus robustes, occasionnent des critiques.» Quelques semaines plus tard il écrit encore: «Sacrée Majesté, j'avais espéré pendant le carême plus de recueillement et par conséquent plus de moyens de ramener la Reine à des choses sérieuses et utiles; mais mon attente à cet égard a été excessivement déçue. Chaque semaine il y a eu plusieurs courses de chevaux, et la Reine, qui a pris un goût extraordinaire pour ce genre de spectacle, n'en a manqué aucune 22.»

A l'automne, la cour est à Fontainebleau; mêmes amusements. Quand il n'y a pas de courses, on va voir entraîner les chevaux: «Un des objets de ces promenades était d'aller voir l'exercice journalier dans lequel on entretient les chevaux de course afin qu'ils soient toujours en haleine. Le local destiné aux courses était à une lieue et demie de Fontainebleau, dans une grande bruyère, où l'on avait arrangé deux routes fort larges, chacune d'une demi lieue de largeur et se joignant par une partie circulaire. A l'extrémité et au milieu de ces deux routes, on avait élevé un bâtiment en bois dont l'étage supérieur formait un grand salon avec une galerie tournante, d'où la Reine et toute sa suite voyaient les courses. Les hommes arrivaient à cheval, et la plupart dans un négligé peu décent. Il était cependant permis à un chacun de monter dans ce salon où se tenait la Reine; c'était dans ce lieu (que) se faisaient les paris, et ils n'étaient jamais arrangés sans beaucoup de propos, de bruit et de tumulte. M. le comte d'Artois y hasardait des sommes assez considérables, et s'impatientait fort quand il perdait, ce qui lui est presque toujours arrivé.»

Ce manque de tenue, ces familiarités insolites choquaient si fort Mercy qu'il essaya de réagir et même de faire la leçon à cette société mal apprise. Il écrit encore, dans le même temps, à l'Impératrice: «Les courses de chevaux étaient des occasions bien fâcheuses et, j'ose le dire, indécentes par la façon dont la Reine s'y trouvait. A la première course, je m'y rendis à cheval et j'eus grand soin de me tenir dans la foule, à une distance du pavillon de la Reine, où tous les jeunes gens entraient en bottes et en chenille (costume non habillé). Le soir, la Reine, qui m'avait aperçu, me demanda, à son jeu, pourquoi je n'étais pas monté dans le pavillon pendant la course. Je répondis, assez haut pour être entendu de plusieurs étourdis qui étaient présents... que je me trouvais en bottes et en habit de cheval, et que je ne m'accoutumerais jamais à croire que l'on pût paraître devant la Reine en pareil équipage. Sa Majesté sourit et les coupables me jetèrent des regards fort mécontents. A la seconde course, je m'y rendis en voiture, et habillé en habit de ville; je montai au pavillon, où je trouvai une grande table couverte d'une ample collation, qui était comme au pillage d'une troupe de jeunes gens indignement vêtus, faisant une cohue et un bruit à ne pas s'entendre, et, au milieu de cette foule, était la Reine, Madame, Madame d'Artois, Madame Élisabeth, Monsieur et M. le comte d'Artois, lequel dernier courait du haut en bas, pariant, se désolant quand il perdait et se livrant à des joies pitoyables quand il gagnait, s'élançant dans la foule du peuple pour aller encourager ses postillons ou jaquets 23, et présentant à la Reine celui qui lui avait gagné une course. J'avais le cœur très serré de voir ce spectacle.» Quelques jours après le comte d'Artois fait encore courir son «fameux cheval de course» et perd d'un coup cent mille francs 24.

Quant au Roi, dont les amusements consistaient dans la chasse à courre, les travaux manuels, le colin-maillard et le loto 25, il désapprouvait les courses et, voyant se multiplier les abus qu'elles causaient, finit par décider leur suppression. C'est ce que rapporte Buc'hoz dans le livre qu'il publia sur les Amusements des Français, — en 1789.

II


Malgré tant de signes de décadence, il serait excessif de croire que le goût des exercices physiques meure à cette date et que ce soit sa fin; ils vivent encore, du moins au village. Ce qui meurt véritablement, c'est l'exercice d'origine chevaleresque, inventé pour une classe privilégiée, l'aidant à conserver sa supériorité et à vivre au-dessus du commun; cette classe même y renonce; elle renoncera bientôt à tout le reste de ses privilèges. Dans le même temps se développe, mais fort lentement, l'exercice «conforme à la nature», la gymnastique raisonnée, le jeu produisant des mouvements utiles. Des idées de ce genre avaient été semées à la Renaissance, mais trop tôt, les arts chevaleresques tenant encore, à ce moment, la première place. Elles peuvent mieux se propager maintenant, n'ayant plus de rivales; Mercurialis jouit, en conséquence, d'une popularité nouvelle: il est copié, imité, pillé, cité; il fait loi et devient un classique.

Fénelon, grand remueur d'idées et précurseur du dix-huitième siècle, se rendait déjà compte de la nécessité de divertissements actifs pour les enfants: «Ceux qu'ils aiment le mieux sont ceux où le corps est en mouvement; ils sont contents pourvu qu'ils changent souvent de place: un volant ou une boule suffit.» Mais il écrit dans un âge où dominent les notions de règle et de devoir et où, de la chaire de Bourdaloue comme du théâtre de Corneille, tombe l'enseignement qu'il faut se maîtriser soi-même et vaincre ses passions: aussi Fénelon prend-il soin d'ajouter qu'il convient d'écarter soigneusement «les jeux qui passionnent trop 26». Le bon Rollin reste au même point et répète, un peu plus tard, tout juste la même chose, presque dans les mêmes termes: «Les divertissements (que les enfants) aiment le mieux, et qui leur conviennent aussi davantage, sont ceux où le corps est en mouvement. Ils sont contents pourvu qu'ils changent souvent de place. Une boule, un volant, un sabot sont fort de leur goût 27.»

On va plus loin maintenant; toutes les règles se trouvant remises en question, on examine et on compare; un livre est écrit tout exprès pour compléter Rollin, «cet incomparable maître n'ayant presque rien dit sur le sujet» de l'éducation physique 28. On interroge «la nature», les médecins, les philosophes étrangers ou nationaux; la France répand alors des idées à profusion, mais ne commet pas la faute d'ignorer celles d'autrui; elle juge, s'instruit, s'enquiert de ce qu'ont dit les penseurs anglais, allemands ou suisses; fait la critique des uns et des autres et tâche, au milieu de la confusion des systèmes, de discerner les voies véritables de la Raison. Tâche difficile et route malaisée.

Crousaz, «professeur en philosophie et en mathématique à Lausanne,» publie, en 1722, un Traité de l'éducation des enfants où il proclame l'absolue nécessité de l'exercice: «Il est nécessaire que le corps humain, pendant qu'il prend de l'accroissement, s'agite beaucoup, afin que la distribution de ce qui le nourrit se fasse également partout et que tous les sucs se menuisent pour passer aisément dans les canaux qui leur sont destinés... J'estime qu'il faut préférer les jeux d'exercice aux autres.» L'Encyclopédie défend les mêmes idées; le groupe des philosophes se rend compte du mal que peut faire l'abus des méditations et de l'immobilité. Prenez deux frères de même constitution, «dont l'un s'adonne à des occupations de cabinet, à l'étude, à la méditation, mène une vie absolument sédentaire, tandis que l'autre... se livre à tous les exercices du corps... quelle différence n'observe-t-on pas entre les deux frères? Celui-ci est extrêmement robuste, résiste aux injures de l'air, supporte impunément la faim, la soif, les fatigues les plus fortes sans que sa santé en souffre aucune altération; il est fort comme un Hercule. Le premier, au contraire, est d'un tempérament très faible, d'une santé toujours chancelante, qui succombe aux moindres peines de corps ou d'esprit.» Donc, même pour l'esprit, l'exercice physique est indispensable.

Les médecins viennent à la rescousse, et par-dessus tous autres le Genevois Tronchin. Plus de médicaments arbitraires, de théories fantaisistes, de luttes héroï-comiques contre les humeurs peccantes. Un des premiers, Tronchin donne le rare exemple de se taire quand il ne sait pas; jadis on redoublait de langage: «Cabricias arcithuram catalamus...» Il se préoccupe d'hygiène, de régime, d'exercices raisonnés; tout entier à la pratique, dédaigneux de théories, il meurt sans avoir presque rien écrit. Mais son exemple a été profitable; des livres comme la Gymnastique médicinale et chirurgicale de Tissot sont entièrement dus à son influence. Or cet ouvrage n'est autre chose qu'un «essai sur l'utilité du mouvement et des différents exercices du corps, et du repos, dans la cure des différentes maladies»; et l'auteur, tout en rendant hommage, comme chacun le faisait alors, au classique Mercurialis, reconnaît sa dette vis-à-vis de l'illustre Genevois. Tronchin «prêcha dans ce pays une doctrine que nos médecins n'avaient pu faire recevoir: cette doctrine fut celle du mouvement et des exercices du corps... M. Tronchin fut heureux, il persuada; et alors il fut de bon ton de faire de l'exercice; nos petites maîtresses adoptèrent ce moyen curatif comme une mode nouvelle. La plupart des malades qui consultaient M. Tronchin étaient des gens riches, perdus par la mollesse, l'oisiveté et la bonne chère»; il sut reconnaître que, «dans bien des cas, la bonne médecine n'est pas tant l'art de faire des remèdes que celui d'apprendre à s'en passer.»

Tissot examine donc le mail, la paume, le ballon, maintenant dédaignés de la classe aisée, et tâche de réagir au nom de l'hygiène, de la santé, et déjà même au nom de la sécurité de l'État. Dans ces jeux, on «exerce à la fois toutes les parties du corps, la tête, les yeux, le cou, le dos, les reins, les bras, les jambes, sans compter que l'action des poumons doit être sans cesse augmentée par les appels et les cris des joueurs». De ce dernier point, il est tellement assuré qu'il recommande la paume comme un remède «dans la paralysie du pharynx ou de la langue». C'était revenir encore aux idées de la Renaissance et à Rabelais, qui, on s'en souvient, pour «exercer le thorax et poumon» de Gargantua, le faisait «crier comme tous les diables». L'escrime est de première utilité, non pas tant par la science de l'attaque et de la défense qu'elle enseigne que par le développement physique assuré par elle à ses adeptes: elle donne au corps «cette attitude naturelle, ferme et majestueuse qui convient au roi des animaux... C'est dans les régiments où l'on fait plus communément cette remarque. Un soldat nouvellement enrôlé n'a presque jamais cette attitude si désirée par les colonels; on l'envoie à la salle d'armes, il y prend du goût et bientôt on s'aperçoit que cet athlète est plus ferme sur ses jambes, que sa démarche est plus élégante et plus martiale, et que son attitude, quelquefois si grotesque auparavant, est devenue mâle, ferme et décidée 29».

Rousseau, cela va sans dire, prône avec chaleur les exercices «naturels». Il voudrait que son Émile fût à l'aise dans tous les éléments: «Émile sera dans l'eau comme sur la terre, Que ne peut-il vivre dans tous les éléments! Si l'on pouvait apprendre à voler dans les airs, j'en ferais un aigle; j'en ferais une salamandre si l'on pouvait s'endurcir au feu.» Il saura courir, sauter, dormira bien dans de mauvais lits et tiendra en horreur les bonnets de nuit, enseignement que Locke, traduit dès 1695, avait déjà donné 30. Rousseau admet et recommande les anciens jeux: mail, paume, arc, ballon, tous en décadence dans le monde où vivait Émile: «Vous préférez le volant parce qu'il fatigue moins et qu'il est sans danger? Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes; mais il n'y en a pas une que ne fît fuir une balle en mouvement.» Nous avons changé tout cela. «Leurs blanches peaux, continue le philosophe, ne doivent pas s'endurcir aux meurtrissures et ce ne sont pas des contusions qu'attendent leurs visages.» Le rôle des femmes dans la nature étant ainsi rigoureusement circonscrit, Rousseau montre que la paume est excellente pour les jeunes hommes: «On joue toujours lâchement aux jeux où l'on peut être maladroit sans risque: un volant qui tombe ne fait de mal à personne; mais rien ne dégourdit le bras comme d'avoir à couvrir la tête... s'élancer d'un bout d'une salle à l'autre, juger le bond d'une balle encore en l'air, la renvoyer d'une main forte et sûre; de tels jeux conviennent moins à l'homme qu'ils ne servent à le former.»

Il eût été logique, ayant ces vues, de recommander aussi l'équitation, qui n'habitue pas moins au danger que la paume et n'est, assurément, pas moins conforme qu'elle à la nature, mais un secret instinct poussait Rousseau (et Voltaire aussi parfois) à vanter, de préférence, ce que ses contemporains négligeaient et à blâmer ce qu'ils aimaient; il célèbre la paume si peu en faveur alors, mais il parle avec la dernière froideur de l'équitation, que les nécessités de la vie ne permettaient pas, de négliger autant. Il voudrait que son Émile fût un aigle ou une salamandre, mais non pas un centaure. L'exercice du cheval lui semble avoir quelque chose d'aristocratique; «faire son académie» est une vanité. Lui-même d'ailleurs ne pratique pas cet art; il est marcheur plutôt que cavalier; bien des petites idées vont parfois se loger dans les plus vastes esprits, et plus d'un réformateur illustre, transformant la société en pensée, l'a refaite, plus ou moins consciemment, à son image et ressemblance: «J'aime à marcher à mon aise et m'arrêter quand il me plait. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà, de toutes les manières de vivre, celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, si beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux; il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés... 31.»

Telles sont les idées que les réformateurs du dix-huitième siècle s'appliquaient à répandre; il reste à les voir condensées en système et mises en pratique ailleurs que dans les romans. Nous trouverons la pratique à l'ombre du trône et la réduction en système dans divers ouvrages dont le plus curieux est le Plan d'éducation publique de l'abbé Coyer.

III


Le livre de l'abbé, ancien aumônier général de la cavalerie, qui avait assisté à la victoire de Lawfeld et au siège de Berg-op-Zoom, parut en 1770 32. Il coordonne fort bien toutes les notions éparses dans les pamphlets, les satires, les romans, les dictionnaires de l'époque; il est plein de traits d'esprit, de vues justes et de paradoxes; il dit nombre de vérités qu'on est surpris de voir si vieilles quand on s'aperçoit que, hier seulement, on a commencé d'en tenir compte. Il connaît ses auteurs: Platon, Montaigne, Rollin, Locke, Rousseau, Tissot; il est pénétré, cela va sans dire, de la nécessité de se rapprocher le plus possible de la nature, et même de la nature sauvage. A cet enfant de bonne maison, brisé par «un lit que la mollesse n'a pas fait», excédé par la moindre promenade, il oppose «ce petit rustre que la campagne a vu naître», qui grimpe aux arbres, porte des fardeaux, rit et chante, «demi nu sur la neige ou sous les ardeurs de la canicule.» Que serait-ce si, au lieu du rustre, il nous présentait «le jeune sauvage qui, sur les traces de son père, se fait un corps de fer»? Les sauvages étaient fort à la mode au temps de Coyer: tâchons de leur ressembler, pense-t-il. Nous vivons figés: «N'y a-t-il donc aucun médecin qui puisse me guérir? disait un riche oisif, bien sédentaire, bien vaporeux, de Paris. — J'en connais un, répond un voyageur, mais il est en Russie. — Le malade part, arrive à l'adresse. Mais le médecin a été appelé en Hollande. Le malade vole après lui et, avant d'arriver à Amsterdam, il est guéri... L'eau qui croupit se corrompt.»

A cette époque, en effet, la vie abritée, la vie assise, commence et, dès le premier instant, ses dangers crèvent les yeux. Une belle dame rêveuse souffre de toute sorte de maux: que faut-il faire? «Frottez votre appartement,» lui répond un médecin de l'école de Tronchin. C'est lui dire: «Si vous continuez à passer vos jours dans un lit, sur un fauteuil ou emboîtée mollement dans une voiture, vous augmenterez ces maladies de peau, ces pesanteurs de tête, ces migraines... ces vapeurs qui vous rendent insupportable à vous-même et aux autres et bientôt vous quitterez ce palais pour achever de pourrir sous la tombe.»

La vie assise et «emboîtée» commence, en vérité; on voit des «hommes sans mouvement, qui ont oublié qu'ils sont des hommes»; le pire est que, dès le collège, on les prépare maintenant à être des hommes sans mouvement; nous sommes loin de l'époque où l'on forgeait des armures complètes pour endurcir de tout jeunes enfants; les hommes faits, les soldats même n'en portent plus. Quant à la vie de collège, la voici décrite au naturel: «Dans toute la journée, on accorde à cette pétulante jeunesse environ deux heures de récréation. L'homme de cabinet s'en permet davantage, sous peine d'infirmité. Le jour de congé hebdomadaire ne saurait réparer le mal. Tout le reste du temps, elle est clouée sur des livres... Et ces deux heures même qu'on lui abandonne pour s'ébattre, elle n'en profite que très imparfaitement. Pleut-il? la cour n'est plus praticable. Il faut se retirer dans une salle où l'on est entassé... Est-ce là le mouvement qui convient à cet âge?»

Il faudrait des collèges hors des villes, en plein champ, en plein air. Voyez ceux de Paris: «J'entre dans les collèges de cette capitale, dans celui, si vous voulez, qui a pris le nom d'un grand monarque. Je trouve d'abord une cour que vous appelez grande, mais petite eu égard à la multitude qu'elle reçoit. Point de jardin; point de pré où un air libre vienne rafraîchir les poumons d'une jeunesse bouillante.» La cour est entourée de murs et le collège est entouré de maisons. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que cette description est de 1770.

L'intérêt de la nation, de son armée, de ses lettrés et de ses penseurs est le même: il faut développer le corps et l'âme. «Il n'y a pas jusqu'à l'homme de lettres qui n'ait besoin d'une forte constitution;» avec une forte constitution, Pascal eût rendu plus de services encore à sa patrie. «Tout irait mieux si l'éducation nationale était plus mâle.» Mais on s'émeut, on s'attendrit; le cœur s'en mêle, bien à tort, et on nomme sensibilité ce qui n'est que déraison: «Mère imprudente! ce fils unique, l'espérance d'une grande maison, que vous livrez aux hasards de la guerre, vous vous flattez de le revoir? Ce ne seront peut-être ni le fer ni le feu qui l'étendront mort sur le champ de bataille; mais sa propre faiblesse qui le consumera dans les travaux d'une campagne. C'est vous-même qui l'aurez tué.» Nos grandes villes «n'offrent plus que de petites âmes dans des corps faibles». Les femmes, jadis, «concouraient à l'éducation publique;» elles animaient par leur présence les joutes et les tournois. La femme, aujourd'hui, amollit l'homme; «elle le tient enchaîné à ses côtés dans une conversation frivole ou à une table de jeu, au spectacle ou dans un jardin; elle l'a même associé à ses petits ouvrages de main.» Pénélope brodait autrefois, mais elle ne demandait pas à ses soupirants de tenir l'aiguille auprès d'elle: pour conquérir Pénélope, «il fallait tendre l'arc d'Ulysse.»

Nos anciens jeux sont dédaignés dans les milieux où fréquente Coyer; il le remarque avec douleur. La ville est encore parsemée de jeux de paume, mais les monuments seuls subsistent, clos et muets: «Où sont à présent les joueurs?» Et, poussant peut-être un peu loin l'enthousiasme, notre auteur affirme qu'il n'est meilleur moyen que la paume pour faire reculer la mort même: «La mort naturelle ne vient que de la rigidité des fibres qui s'augmente avec l'âge et qu'on peut retarder par l'action.» Il faut ressusciter dans les collèges «ce jeu qui languit chez nous et semble tirer à sa fin». Le mail est tout aussi abandonné: «Il est tombé de la plus haute sphère dans la plus basse et encore y expire-t-il; celui de l'Arsenal vient d'être supprimé.» C'était oublier la province; dès cette époque on l'oublie volontiers, et c'est encore un signe du temps.

Il faut que les enfants s'exercent à tous ces jeux, qu'ils apprennent à sauter, grimper aux cordes, lutter. «Vous pâlissez, mères trop tendres;» vous traitez ces jeux de «polissonneries»; mais ils feront de vos fils des hommes robustes et ils contribueront même à sauvegarder leurs mœurs. La natation est indispensable: «Dans une nation bien organisée le sexe même nagerait.»

L'équitation, moins négligée, n'est plus étudiée cependant avec autant de zèle; seuls les jeunes gens qui se destinent à l'armée l'apprennent encore avec un peu de soin: «Mais cet autre enfant que vous élevez pour la robe; je dis plus, ce troisième que vous consacrez à l'Eglise, l'un et l'autre n'useront-ils jamais du cheval? On ne voyait point, il y a cent ans, nos rues et nos chemins embarrassés d'équipages dont les formes et les noms chargent la mémoire. Un militaire qui se fût rendu à l'armée en chaise de poste en eût été la fable.»

Il faut réagir contre ces mœurs; mieux valaient, avec tous leurs défaut, les «polissons» d'il y a deux cents ans, «impétueux, étourdis, espiègles, hargneux, jouant des mains, peu soucieux de frisures et de beaux habits.» Pour amener cette réforme, on s'occupera moins des adultes que des jeunes générations: «les enfants arrivent tout neufs au monde;» il faut veiller sur leur développement dès le collège: «A quoi se réduit toute la gymnastique dans nos collèges où l'on en a oublié jusqu'au nom? A quelques petits jeux sans objet... On prendrait nos collèges pour des gynécées... Comme si l'homme n'avait pas de corps, comme si le corps ne partageait pas les fonctions de l'âme.»

IV

Des symptômes si évidents avaient frappé bien d'autres observateurs que l'abbé Coyer: une réaction commençait, très marquée dans les livres; beaucoup moins marquée, mais cependant appréciable, dans la pratique. L'utilité de vivre conformément à la nature était alors une de ces idées qui flottent, pour ainsi dire, dans l'atmosphère: on respire, et on en est pénétré. Vingt penseurs, sans se consulter, arrivent aux mêmes conclusions et, sans se copier, enseignent la même doctrine. A la cour du duc d'Orléans, la nécessité de vivre conformément à la nature était un article de foi, et toute l'éducation d'enfants dont l'un, le duc de Chartres, devait être le roi Louis-Philippe, était fondée sur cet axiome. Le soin d'élever cette jeune famille avait été confié à la fameuse Mme de Genlis, marquise de Sillery, maîtresse femme, aux idées arrêtées, très sûre d'elle-même, qui suivit des règles d'autant plus intéressantes à connaître qu'elle les appliqua avec persistance et rigueur; elle avait trop de confiance en ses lumières pour hésiter et laisser ses expériences à moitié faites. Elle proteste, d'ailleurs, qu'elle ne doit rien à Jean-Jacques, ni à personne; qu'elle a tout inventé elle-même, excepté les haltères; mais elle fait en réalité du Jean-Jacques sans le savoir, vulgarisant et, ce qui est mieux, appliquant ces idées qui, comme on dit, étaient alors «dans l'air».

Le duc et la duchesse d'Orléans (Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon) avaient quatre enfants qu'on appelait alors le duc de Chartres, le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais et mademoiselle d'Orléans. Ayant accepté de diriger leur éducation, Mme de Genlis chercha quelque esprit modeste, consciencieux et subalterne pour veiller à l'exécution de ses préceptes; elle fut servie à souhait par le «sage et honnête» M. Lebrun, qui avait voyagé en Amérique, savait les sciences, avait «des manières fort décentes et des mœurs parfaites». Ce digne homme n'était, pour l'ordinaire, chargé des princes que dans la matinée, et il rédigeait, minute par minute, un journal de toutes leurs actions. «Je priai M. Lebrun, dit Mme de Genlis dans ses Mémoires 33, de faire un journal détaillé de la matinée des princes jusqu'à onze heures, en laissant une marge pour mes observations... M. Lebrun m'apportait tous les matins ce journal; je le lisais sur-le-champ; je grondais ou je louais, je punissais ou récompensais les princes en conséquence de cette lecture. Dans le cours de la journée, j'écrivais à la marge mes observations, et le soir je rendais le journal à M. Lebrun qui me le rapportait le lendemain.» Ces journaux formaient un gros cahier chaque année. Remis plus tard à l'aîné des enfants du duc, ils avaient disparu et on en connaissait seulement quelques extraits publiés par Mme de Genlis elle-même, quand deux de ces volumes, se rapportant aux années 1787 et 1788, ont été récemment retrouvés et acquis par la bibliothèque de Chantilly 34.

Le journal tenu par le digne Lebrun est d'une écriture minuscule, régulière, appliquée; Mme de Genlis l'apostille d'une plume impérieuse, autoritaire et péremptoire. Lebrun formule, de loin en loin, à mi-voix, de modestes observations; une verte réplique lui clôt la bouche et l'anéantit: «Je prie M. Lebrun de trouver bon que je ne change absolument rien à ce que j'ai décidé.» La marquise peut s'adoucir, d'aventure, mais c'est qu'il s'agit d'une fête qu'on lui prépare à elle-même: «Tout ce que vous approuvez, mon ami, me sera toujours agréable.» C'est une tragi-comédie intime que ces cahiers. Ils sont, d'autre part, au point de vue de l'éducation, pleins de renseignements curieux, et Mme de Genlis y montre la vigueur de son caractère.

Se conformer à la nature, éviter les faiblesses, les «douilletteries», développer le corps en même temps que l'esprit, enseigner au corps et à l'esprit des exercices et des sciences aussi variés que possible afin de développer à leur plus haut point toutes les fibres et toutes les facultés: voilà ses principes; il faut reconnaître qu'ils sont d'une femme de tête; son énergie à les appliquer doit rendre indulgent pour ses vanités et ses travers.

D'abord, les jeunes princes se contenteront de la nourriture la plus simple: «M. le duc de Chartres a déjeuné, à l'ordinaire, avec sa pomme crue; M. le duc de Montpensier, avec du chocolat;» ils goûtent avec du pain et des cerises. Il est d'autant plus nécessaire de les maintenir dans les voies de la sobriété qu'ils ne sont pas moins portés à la gourmandise que les enfants du commun. A la moindre fredaine, ils sont condamnés au pain sec pour le déjeuner et le goûter pendant huit jours: c'est ce qui arrive au duc de Montpensier le 1er décembre pour s'être moqué de son frère Chartres; le 9 décembre, et cette pénitence étant tout juste finie, la marge du journal porte: «Je donne pour pénitence à M. le duc de Montpensier, parce qu'il a manqué d'application au latin et fait des rires ridicules au dessin, de manger du pain sec à déjeuner et goûter pendant huit jours.» Par suite de quelque autre incartade le comte de Beaujolais était également en pénitence, et, le lendemain de ce dernier arrêt, Lebrun écrit: «J'avais proposé à M. le duc de Montpensier et à M. le comte de Beaujolais, qui ne devaient avoir que du pain sec, de ne pas remonter pour n'être pas tentés. Ils ont cru avoir assez de force sur eux-mêmes et ont suivi leur frère; ils n'ont pu, l'un et l'autre, s'empêcher de tremper un peu de pain dans une tasse...» — «Un jour de plus de pain sec pour cette gourmandise,» écrit en marge la terrible Genlis.

Cette sévérité était nécessaire pour habituer les enfants à prendre une «force sur eux-mêmes» qui leur faisait assurément défaut; le duc de Chartres, chargé un jour de porter une gaufre à sa mère, ne put, à l'arrivée, lui en offrir que la moitié, ayant mangé l'autre en route.

Ils se lèvent à six heures et demie du matin, se couchent à dix heures et, au lieu de dormir sur des matelas, dorment, pour s'endurcir, sur du bois, «excellente habitude à tous égards,» dit Mme de Genlis, et qui préserve des rhumes. Aucune indulgence pour les «bobos». Lebrun écrit, en février 1787, que le duc de Montpensier a le nez gercé par le froid et se le bassine soir et matin avec de l'eau de guimauve. En marge: «Il faut absolument supprimer tous ces bassinements... Rien n'est plus efféminé que tous ces petits soins pour ces petits bobos. Quand nos jeunes personnes ici ont le nez gercé, on n'y fait rien du tout; à plus forte raison ne faut-il pas accoutumer des hommes à ces douilletteries.» Lebrun se risque à implorer miséricorde pour ce nez crevassé, mais sans le moindre succès: que l'enfant se lave avec de l'eau ordinaire tant qu'il voudra, mais avec rien d’autre.

Pour développer les facultés de leur esprit, l'enseignement est d'une variété extraordinaire: c'est là sa caractéristique intéressante, et elle mérite mention parce que c'est la même que pour l'éducation physique; un système unique est appliqué au corps et à l'âme. Les jeunes princes étudient le latin et le grec (avec des «baguenaudages» il est vrai; pendant une leçon, le duc de Chartres «n'a cessé de se peler le pouce»); les classiques français, même les plus récents: Voltaire et son Mahomet, son Brutus (on est à la veille de la Révolution); la chronologie des rois de France, des rois d'Angleterre, celle des papes, des Arabes, des Turcs; les mathématiques, la musique. Ils chantent; le duc de Montpensier joue du galoubet; ils étudient le dessin, l'architecture; deviennent capables de dire, en voyant une moulure, à quel ordre elle appartient. Ils apprennent l'italien, l'allemand, l'anglais très à la mode à ce moment, mais qui, néanmoins, les endort: «A midi, anglais comme hier, c'est-à-dire un peu assoupis.» On tâche de réveiller leur zèle en leur donnant pour compagne une petite Anglaise de leur âge, très jolie, miss Nancy Syms, nom trop vulgaire pour Mme de Genlis qui la rebaptise Paméla en souvenir de Richardson; c'est ainsi que la jeune étrangère est toujours désignée dans le journal.

Les exercices physiques occupent une partie considérable de la journée; ils sont d'espèce diverse, très ingénieusement combinés et simples pourtant, car il ne faut pas s'écarter de la nature. Mme de Genlis veut que les princes possèdent les éléments de toutes les sciences et soient, en même temps, assez robustes, actifs et dégourdis pour se tirer d'affaire quoi qu'il leur advienne; ils pourront être, au gré de la fortune, soldats, maîtres d'école ou rois de France. Perdus dans une île déserte, ils se seraient montrés, pensait-elle, aussi ingénieux que Robinson.

D'abord, une grande place est réservée aux exercices les plus simples: la marche, le saut, la course. «Nous sommes partis, les deux princes aînés et moi, écrit Lebrun; nous avons fait le tour des Invalides; on a couru, ainsi que le désirait madame la marquise, mais on n'est pas en haleine et dans peu cela ira mieux... — Courses, aller et venir, dans l'allée des Platanes qui a, en longueur, 550 pieds environ, pour lesquels ils emploient un peu plus d'une minute.» Ils sautent en hauteur et en longueur; les altitudes et les distances sont constatées avec précision par Lebrun, jour par jour, sans y manquer jamais. Le 16 juin 1787, promenade; «au retour, courses et sauts: M. le duc de Chartres, treize semelles et quelque chose; son frère, quoique en bottes et en culotte de peau pour la première fois, treize semelles.» Le 18, ils se surpassent et atteignent quatorze semelles un quart: «aussi les ai-je loués, en leur faisant voir ce qu'on y gagnait de toute manière.» Leurs amis sautent, Mlle Paméla saute, tout le monde saute; Mlle Paméla se distingue en sautant huit semelles à pieds joints, sans élan; le duc de Montpensier, qui réussit toujours mieux que son frère, ne peut sauter ainsi que sept semelles et demie. Ordre de Mme de Genlis de «faire courir et sauter M. le comte de Beaujolais» et de ne tolérer aucune réplique de lui. Car les jeunes princes ont une certaine tendance à répliquer, une très grande à se disputer (quand il n'y a pas eu de querelle, Lebrun, dans la joie, en fait mention expresse)35, une assez marquée pour tirer mauvais parti de l'agilité qu'on les oblige d'acquérir: «En allant à la messe, j'ai trouvé et j'ai dit à M. le duc de Chartres qu'il avait fait une chose peu convenable en courant le long de la rue devant la voiture de sa sœur jusqu'à l'église.»

Ils exécutent ces marches et sauts avec des souliers à semelles de plomb inventés par Mme de Genlis; ce n'est pas, pense-t-elle, contrarier la nature, mais l'aider. Mes élèves, écrit-elle, ont été ainsi chaussés «depuis l'instant où ils m'ont été confiés, jusqu'à celui où ils m'ont quittée. Cette semelle était d'abord extrêmement mince; on en a augmenté insensiblement l'épaisseur. Quand M. de Chartres m'a quittée, chacun de ses souliers pesait une livre et demie... et il faisait avec ces poids des courses et des sauts et trois ou quatre lieues à pied, d'un pas très vite et sans éprouver la moindre fatigue. Les souliers de Mlle d'Orléans (la future «Madame Adélaïde») pèsent en ce moment deux livres; elle ne les quitte jamais que pour danser; elle marche et court avec, sans qu'on puisse s'apercevoir qu'elle ait de telles entraves», quoiqu'elle soit fort délicate et n'ait pas (à l'époque où Mme de Genlis rédigeait ses Leçons d'une gouvernante) quatorze ans.

D'autres exercices, également conformes à la nature, sont aussi en honneur, tels que nager, grimper, porter des poids. Conduits aux bains de mer, on donne aux enfants un matelot pour les surveiller et leur apprendre à nager; ils doivent rester vingt minutes dans l'eau; les deux aînés apprennent vite, nagent, plongent, se tirent d'affaire; mais le comte de Beaujolais (âgé de neuf ans) a toujours un grand saisissement au contact de l'eau froide: le 7 août, «il y est entré de bonne grâce, mais peu après ses bonnes résolutions l'ont abandonné et il a pleuré et crié très fort.» Le matelot le maintient quand même dans l'eau un quart d'heure.

Ils montent aux arbres, dans leur jardin, dans les bois, un peu partout; ils sont tenus de s'exercer sur des arbres à écorce lisse tels que des platanes: «On a grimpé sur un arbre, fort bien... — M. le duc de Montpensier a parfaitement monté à un arbre; son frère aîné a essayé à deux reprises, sans succès... — Ils ont tous deux grimpé deux arbres de plus de dix pieds de haut et de trois pouces et demi de diamètre, fort bien; cependant le cadet mieux que son frère. M. le comte de Beaujolais a aussi essayé, mais sans beaucoup de succès.» Le 28 août (1787), le duc de Montpensier même ne peut réussir, tant les arbres sont glissants à cause d'une averse tombée la nuit précédente.

Il importe de fortifier leurs dos et leurs bras; pour cela on leur fait hisser des poids au moyen d'une corde et d'une poulie: «Et avoir attention qu'ils n'y mettent pas de lâcheté,» écrit Mme de Genlis dans la marge du journal. On les exerce à tirer de l'eau du puits et à remplir eux-mêmes les carafes de leurs chambres; à porter du bois sur leurs bras et des hottes pleines sur leur dos; à monter et descendre les escaliers avec ces hottes. «Quand M. le duc de Chartres est parti pour Vendôme, écrivait plus tard Mme de Genlis, il portait dans sa hotte deux cent vingt-cinq livres et descendait et montait l'escalier, ce qui est extrêmement fort, et ce qu'aucun homme de la société que nous connaissons n'a pu faire avec quarante livres en moins.» Mlle d'Orléans, frêle et débile durant son enfance, «porte dans sa hotte soixante-deux livres» et tire quarante livres à la poulie; le petit comte de Beaujolais, âgé de onze ans, tire quarante-sept livres 36.

Un autre exercice, rigoureusement imposé, consiste dans le port des cruches; une cruche à chaque main, pleine d'eau ou de sable, d'un poids approprié à la force de l'enfant, mais maintenu à la limite du possible, limite même dépassée parfois, ce dont s'inquiète avec raison Lebrun. Ses élèves arrivent épuisés, la taille et les jambes pliées; en 1787, le duc de Chartres porte quarante livres, et c'est trop: «Ils ont porté leurs cruches; M. le duc de Chartres jusqu'à la maison, mais au moyen de cinq repos au moins, avec le corps ployé et les genoux en dedans, ce qui me fait persister à penser qu'il faudrait diminuer le poids.» A cette observation, faite pour la seconde fois, Mme de Genlis, qui d'ailleurs sait le danger du surmenage physique, lequel «énerve au lieu de fortifier», se laisse fléchir et répond: «Il faut diminuer les poids, de manière à ce qu'ils portent de bonne grâce.»

Les haltères sont aussi en honneur, et une part est naturellement réservée aux exercices aristocratiques indispensables: escrime, équitation, tir. L'escrime va d'abord assez mal, surtout pour l'aîné: le cadet le dépasse comme d'ordinaire, se moque de lui, et reçoit une punition au lieu d'une récompense. «Le duc de Chartres a agi comme s'il avait la plus grande frayeur de recevoir une botte... Prières, exhortations, remontrances, tout a été inutile, et il a fini par pleurer.» Il triomphe à la longue de cette crainte, mais non sans peine ni rechutes. Pour les sports de cette sorte, Mme de Genlis n'a qu'une sympathie médiocre; les armes sont un exercice «malheureusement nécessaire», mais à qui il ne faut pas faire la part trop grande; ses élèves lui ayant paru, en octobre 1788, moins bien connaître qu'elle n'eût souhaité les signes distinctifs des trois ordres d'architecture, elle prescrit que, pendant huit jours, on prendra sur le temps réservé aux armes afin de se perfectionner en architecture. Pour l'équitation, rien à dire, on ne saurait s'en passer; le tir a moins d'utilité: «Comme je désirais infiniment que mes élèves n'aimassent pas la chasse, écrit Mme de Genlis (en 1791), goût des gens désœuvrés et passion funeste pour le peuple avant la Révolution, je ne les ai jamais encouragés à cet exercice auquel ils ont mis beaucoup d'indolence et peu de suite.»

Un des traits remarquables de cette éducation est, nous l'avons dit, l'esprit de suite qui y préside. Les intempéries, les voyages, les changements de lieu n'interrompent en rien les occupations prescrites, qui viennent à leur heure avec une précision astronomique: si l'on ne peut porter de l'eau, on portera du sable; si l'on ne peut courir au jardin, on courra dans le corridor. On n'aura nulle fausse honte, et les trois petits princes, plus ou moins courbés par le poids, porteront devant tout le monde leurs cruches sur les promenades publiques de Spa, et par la rue «qui est boueuse et mal pavée».

Enfin cette éducation n'eût pas été conforme aux idées de l'époque, si aucune part n'avait été faite à la sensibilité. Mme de Genlis s'applique à la développer chez ses élèves en même temps que les forces physiques; sur sa recommandation, pendant ce même séjour à Spa, les quatre enfants travaillent à défricher une solitude et à élever, dans un endroit romantique et écarté, un autel «à la Reconnaissance», en mémoire de la guérison de leur mère. Le 21 août 1788, Lebrun écrit dans le journal: «M. Mirys m'a remis, de la part de Mme la marquise, l'inscription à mettre sur l'autel de la Sauvenière, pour la copier... L'inscription est couchée en ces termes: — A la Reconnaissance. Les eaux de la Sauvenière ayant rétabli la santé de Mme la duchesse d'Orléans, ses enfants ont voulu embellir les environs de cette fontaine; ils ont eux-mêmes tracé les routes, enlevé les pierres, planté les fleurs et les arbustes, et ils ont défriché ce bois avec plus d'ardeur et d'assiduité que les ouvriers qui travaillaient sous leurs ordres. — Au bas de cela, un chiffre composé des lettres O. C. M. B.» (Orléans, Chartres, Montpensier, Beaujolais.)

L'inscription exagère un peu, car il semble, d'après le journal, que le rôle des jeunes princes consista surtout à visiter les travaux et à grimper sur les arbres des environs. L'autel fut inauguré en présence de la duchesse; à son arrivée dans le bois, la musique du Vauxhall se fit entendre: «Ses enfants tenaient des râteaux pour marquer qu'ils venaient de terminer cette promenade dont ils lui faisaient l'hommage.» On arrive au bosquet, près d'un «précipice d'une grande beauté pour sa profondeur»; l'autel est entouré de guirlandes, les enfants y mettent des couronnes; «M. le duc de Chartres, assis au pied, tenait un style, et paraissait écrire sur l'autel le mot Reconnaissance.» Les enfants se jettent dans les bras de leur mère; «tout ce qui était là fondait en larmes 37.» Aucune cérémonie de famille n'eût été complète sans larmes en 1788. Au retour, passant devant la prison pour dettes, on fait une souscription et on délivre les prisonniers. Le bosquet a été conservé et l'autel s'y voit encore de nos jours.

On revient à Paris, et les exercices reprennent: la poulie, la hotte et les cruches; au 31 décembre, M. Lebrun dresse un tableau de ce qu'on sait et de ce qu'on a fait: le duc de Chartres porte quatre-vingt-six livres, son cadet cinquante-quatre et le petit comte de Beaujolais, haut de trois pieds dix pouces, quarante livres.

L'an d'après, c'est la Révolution, et bientôt des occasions inattendues s'offrent aux deux aînés de faire honneur à leur éducation et de manifester leur endurance; âgés de dix-neuf et de dix-sept ans, ils se distinguèrent, comme on sait, à Valmy et à Jemmapes: «Les princes français ne m'ont pas quitté, écrivait Kellermann le lendemain de Valmy, et se sont montrés au mieux; Chartres a déployé un grand courage, et Montpensier un grand sang-froid que son extrême jeunesse rend encore plus remarquable 38.»



Notes
1. Essai sur les mœurs, chap. XCIX, des Tournois.
2. Vie privée des Français, 1782, t. I, p. 309.
3. Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, éd. d'Arneth et Geffroy, Paris, 1874, 3 vol. in-8°, 15 juin 1772, 20 mars 1778.
4. Nouvelles Lettres d'un voyageur anglais, Londres, 2e éd., 1780, in-8°.
5. Fontainebleau, 3 novembre 1771. Correspondance inédite du général major de Martange, 1756-82, édition Bréard, Paris, 1898, p. 482.
6. Mercy à Marie-Thérèse, 20 mars 1778.
7. En réponse à des remontrances de Mercy sur le jeu, où la Reine s'endette, 19 novembre 1777. — «Les Anciens se faisaient une gloire d'être robustes... ils ne passaient point leurs jours à se faire traîner dans des chars à couvert des influences de l'air, pour aller porter languissamment, d'une maison dans une autre, leur ennui et leur inutilité.» Voltaire, Essai sur la poésie épique, chap. II.
8. École de cavalerie, Paris, 1736, 2 vol. in-8°, gravures de Parrocel.
9. Exercices du corps, article de Bourgelat.
10. L'Art des armes, Paris, 2 vol., 1766.
11. Tableau de Paris, Amsterdam, nouvelle édition, 1782 et suiv., t. VIII, chap. 641.
12. Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, Paris, 1778-1784, 70 vol. in-8°, t. II, pp. 290, 292.
13. Dictionnaire des mœurs des Français, Paris, 1767, article Divertissements. Déjà, dans l'édition de 1725, l'auteur de l'Académie des jeux constatait que les concours de paume, jadis très usités, tombaient en désuétude de son temps.
14. «Faisons défense à toutes personnes qui iront dans les jeux de billard de faire aucuns paris,» etc. Ordonnance sur la répression des contraventions les plus fréquentes, 27 juillet 1777. (Isambert, Recueil des anciennes lois, t. XXV, p. 73.)
15. Lettre dédiant Irène à l'Académie, lue en séance le 19 mars 1778.
16. Encyclopédie, article Gymnastique.
17. Numéro du 4 septembre 1711, éd. Gregory Smith, Londres, 1897, t. II, p. 286. Article de Budgell (cousin d'Addison qui revoyait ordinairement ses articles).
18. L'Homme des champs. — Œuvres, 1824, t. VII, p. 241. A la p. 224, une description de la chasse: «Le chasseur prend son tube...»
19. Lettre à M***, 1727, Œuvres, éd. Beuchot, t. XXXVII, p. 25.
20. Chap. 421, 598, 618.
21. Futur Charles X et futur Philippe-Égalité.
22. 28 février et 13 avril 1776.
23. «C'est ainsi que l'on nomme ceux qui montent les chevaux de course.» Note de Mercy pour l'information de Marie-Thérèse.
24. Première et deuxième lettres du 10 novembre et lettre du 18 décembre 1776.
25. Sur chacun desquels Mercy donne foule de détails. Louis XVI (dauphin), menuisier et maçon, 17 juillet 1773; le colin-maillard, 18 mars 1780; le loto, 16 août 1780.
26. De l'Éducation des filles, 1687.
27. De la Manière d'enseigner et d'étudier les Belles Lettres par rapport à l'esprit et au cœur, 1726.
28. Les Exercices du corps chez les Anciens, pour servir à l éducation de la jeunesse, par M. Sabbathier, Paris, 1772, 2 vol. in-8°, t. I, p. 3. Il va sans dire que l'auteur fait grand usage de Mercurialis.
29. Gymnastique médicinale et chirurgicale, ou essai sur l'utilité du mouvement et des différents exercices du corps et du repos dans la cure des différentes maladies, par M. Tissot, docteur en médecine et chirurgien major du 4e régiment des chevaux légers, Paris, 1780, in-8°, pp. 12, 54, 63, 305.
30. De l'Éducation des enfants, traduit de l'anglais par P. C., Amsterdam, 1695, in-16. C'est une adaptation plutôt qu'une traduction.
31. Confessions, 1er partie, liv. IV, année 1732.
32. Sans nom d'auteur, Paris, in-12.
33. Paris, 1825, t. III, p. 149
34. Ils sont intitulés: Journal de l'éducation des princes; j'en dois la communication à la grande obligeance de M. Léopold Delisle. Les citations qui suivent en sont tirées. Les fragments publiés auparavant figuraient dans les Leçons d'une gouvernante à ses élèves, Paris, 1791, 2 vol. in-8°.
35. Le 18 mai 1787, ils jouent au billard «sans la moindre querelle».
36. Leçons d'une gouvernante, 1797, t. II, pp. 517, 536. La poulie était une idée de Tronchin; on tirait un seau d'un puits; ou, dans un appartement, un poids quelconque.
37. Mémoires de Madame de Genlis, 1825, t. III, p. 211.
38. Lettre du 21 septembre 1792. (Chuquet, Valmy, 1887, p. 211.)

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