La soule

Jean-Jules Jusserand
III

«... A ce moment, le spectateur ne voit plus qu'une masse confuse d'individus qui semblent avoir pris à tâche de s'écraser mutuellement; ceux qui sont hors du cercle tâchent de s'emparer par la force de ceux qui sont au centre... Ces efforts individuels, sans cesse renouvelés, impriment à la masse un mouvement des plus singuliers: tantôt elle se dirige vers la droite, tantôt elle marche vers la gauche; le plus souvent elle tourne lentement sur elle-même; on dirait un animal fantastique à mille têtes et à mille pattes. De temps en temps, une de ces têtes s'affaisse et disparaît: c'est un combattant qui est tombé; la lutte continue sur son corps, et, quand le tourbillon a passé, il se relève tout pâle, quelquefois même meurtri et ensanglanté.»

Cette description est de 1855. Voilà, pensera-t-on peut-être, une assez vive peinture d'un scrimmage dans une partie de foot-ball, tirée sans doute de quelque voyage en Angleterre. Non point; il ne s'agit ni d'Angleterre, ni de foot-ball, ni de scrimmage. Il s'agit d'un des jeux français qui ont fourni la plus glorieuse carrière, auquel on jouait du temps de Saint Louis et même au temps de Louis le Jeune, qui se joue encore, et qui est la source et origine première du foot-ball actuel. C'est le jeu de soule, choule ou cholle, si ancien et si universellement pratiqué en France qu'un seigneur, ratifiant une charte de donation en faveur d'une église en 1147, spécifie divers avantages à son profit, et en particulier le paiement d'une somme d'argent et la remise de «sept ballons de la plus grande dimension 52».

La soule était une boule ou ballon, tantôt en bois 53, tantôt en cuir suivant les régions, rempli, dans ce dernier cas, de foin, de son ou de mousse, ou gonflé d'air. On chassait le ballon à grands coups de poing ou grands coups de pied, parfois à coups de bâton recourbé; mais alors le jeu se rapprochait d'une autre variété d'amusement dont il sera question plus loin. Le pied était, en beaucoup de lieux, le propulseur principal. Dans certaines provinces, à Valognes, par exemple, ce jeu s'appelait savate pour ce motif. Au substantif choule correspondait un verbe, le verbe choler: «cheolare,» dit Du Cange, qui avait vu jouer ce jeu au temps de Louis XIV, «follem pedibus propellere;» choler, chasser le ballon du pied.

Le jeu était naturellement réglementé, aux époques lointaines, d'une manière moins «scientifique» et minutieuse qu'aujourd'hui; mais les principes fondamentaux étaient les mêmes. Les deux troupes rivales avaient chacune un but ou camp à défendre ou attaquer, et il fallait, par n'importe quel moyen, coups de pied, coups de poing, course rapide, faire pénétrer le ballon dans le camp ou lui faire atteindre le but opposé. Les camps ou buts étaient d'espèce fort diverse et variaient de pays à pays; mais dans chaque pays demeuraient d'ordinaire toujours les mêmes; car il s'agissait d'un jeu classique et ancestral dont il convenait de respecter les traditions: c'était un mur, la limite d'un champ, la porte d'une église, une raie arbitraire tracée sur le sol, très souvent une mare dans laquelle il fallait «noyer» ou empêcher de noyer la soule. Barbotages, éclaboussures et chutes dans l'eau accroissaient l'amusement.

Le but, tel que nous l'entendons, était d'ailleurs anciennement connu. La gravure qu'on peut voir ici, la plus ancienne qui existe,œuvre française et qui, je crois, n'a jamais encore été signalée, montre (en bien mauvaise perspective, il est vrai) un but compris de même manière que ceux d'aujourd'hui et consistant en deux piquets réunis par une traverse.

La paume, quoiqu'elle fût pratiquée, malgré toutes défenses, par les artisans et gens du peuple, était un jeu plutôt aristocratique. La soule, bien que pratiquée par les nobles et même par les religieux, et même par les rois, était un jeu plutôt populaire. On jouait paroisse contre paroisse 54, célibataires contre mariés; ces petits tournois mettaient tout le pays en fête; le soir on buvait et dansait, c'était un moment de joie générale, pour les joueurs comme pour les assistants qui comprenaient tout le village, un de ces jours heureux auxquels on songeait longtemps d'avance et qui coupaient la monotonie du travail de l'échoppe ou de la glèbe. La date la plus fréquente était le jour des «quaresmeaux», ou de «carême prenant», c'est-à-dire le mardi gras; mais c'était parfois aussi le jour du patron de la paroisse, le jour de Pâques ou de Noël; plus rarement un jour arbitrairement choisi.

Le jeu était violent, et n'est pas, aujourd'hui encore, des plus anodins; quantité de «lettres de rémission» du quatorzième siècle, accordant leur pardon à des joueurs qui avaient, par erreur, fendu la tête d'un camarade au lieu de frapper le ballon, montrent que les parties étaient menées avec vigueur.

Cet exercice était très répandu; on s'y livrait même dans les villes, même à Paris, où les parties avaient lieu devant Saint-Eustache, comme le montre un texte de 1393. Les ecclésiastiques, en certaines villes, s'adonnaient à ce jeu; à Auxerre, tout nouveau chanoine était tenu de donner à ses confrères un ballon; la partie offrait le plus singulier mélange d'exercices pieux et sportifs. Le jeu commençait par le chant de la prose: «Victimœ Pascalis laudes,» et se terminait par une ronde que dansaient ensemble tous les chanoines. L'usage était fort ancien, puisque les règles du jeu furent codifiées en une ordonnance du 18 avril 1396: «Ordinatio de Pila facienda.» Cette pila ou ce ballon était de grosseur considérable; chaque nouveau chanoine se piquait de surpasser ses prédécesseurs; il fallut restreindre ce zèle; un règlement de 1412 limita la grosseur du ballon, statuant toutefois qu'il ne pourrait être si petit qu'on pût le tenir d'une seule main. Cette coutume ne disparut qu'au seizième siècle 55.

Les allusions sont nombreuses, dans notre littérature et en particulier dans notre théâtre, montrant la popularité de la soule. On en trouve dès le treizième siècle, et en voici une:
    ROBIN
    Dieu! que j'ai la panse lassée
    De la choule de l'autre fois.

    MARION
    Dis, Robin, foi que tu me dois,
    Choulas-tu? Que Dieu te le mire (te guérisse)!
    Dis, Robin, veux-tu plus manger?

    ROBIN
    Non 56.

Dans une pièce moins ancienne, la scène est en enfer, au moment de la mort de Judas, et les diables et diablotins font un ballon de son âme et se la renvoient à coups de poing et coups de pied:
    ASTAROTH
    Lucifer...
    Quand vous aurez fait de cette âme,
    Rendez la nous un brief mot
    Pour nous jouer un petiot,
    Droit par manière de raviaux (amusement).

    LUCIFER
    Tenez, mes petits dragonneaux,
    Mes jeunes disciples d'école,
    Jouez un peu à la sole.
    Au lieu de croupir au fumier.

    BERICH
    Ça, je veux souler le premier,
    C'est droit qu'il me soit présenté.

    FERGALUS
    Pourquoi ça?

    BERICH
    Je l'ai apporté
    Et fait toutes diligences...

    ASTAROTH
    Sus! diables, sus à lui!

    FERGALUS
    A lui!
    Temps est commencer l'ébat 57.

Il va sans dire qu'il ne manqua pas à ce jeu la preuve usuelle de popularité consistant dans les interdictions royales: ordonnance de Philippe V le Long qui prohibe, en 1319, «ludos soularum;» de Charles V, en 1369, qui interdit tout jeu de «solles». Le jeu poursuivit sa carrière; on le trouve florissant au seizième siècle, au dix-septième, au dix-huitième; et même, dans ce dernier siècle, qui fut pourtant une époque de décadence sportive, un arrêt du Parlement devait renouveler, en 1781, les prohibitions de Philippe V, et défendre «à toutes personnes de jeter aucunes boules de cuir le jour de Noël ni aucun autre jour; de s'attrouper pour courir la boule sous quelque prétexte que ce soit, à peine de cinquante livres d'amende 58».

A la Renaissance, ces «gentilshommes champêtres», dont Nicolas Rapin avait décrit avec tant de charme l'existence heureuse, ne dédaignaient pas de prendre part aux jeux de soule en compagnie de leurs domestiques et des paysans du village. Le journal du Normand Gilles Picot, seigneur de Gouberville et du Mesnil-au-Val, mentionne de nombreuses parties qui comptent même parmi les plus importants événements consignés par ce gentilhomme champêtre en ses Mémoires 59. Exemple: «Dimanche, 14 janvier 1554. — Au soir, sur les onze heures, j'envoyai François Doisnard chez mon cousin de Brillevast et chez le capitaine du Teil porter des lettres afin qu'ils nous amenassent de l'aide pour la choule de Saint-Maur à demain. Je lui envoyai un sol pour sa peine.

— Le lundi 15, jour de Saint-Maur, avant que je fusse levé, Quineville, Groult et Ozouville, soldat au fort, arrivèrent céans, venant de Valognes. Nous déjeunâmes tous ensemble, puis allâmes à Saint-Maur, eux, Cantepye, Symonnet, Moisson, Lajoye, Gaultier Birette 60 et plusieurs autres. Nous y arrivâmes comme on disait la messe, laquelle dite, maître Robert Potet... jeta la pelote et fut débattue jusque environ une heure de soleil et menée jusqu'à Bretteville où Gratian Cabart la prit et la gagna.» On rentre à la maison, mais Cantepye passe la nuit chez un ami, parce que, pour attraper le ballon chassé à travers la plage, «il s'était mis en la mer et avait été fort mouillé.»

On voit par ces mémoires que le jour et le lendemain de Noël sont aussi consacrés, d'ordinaire, au jeu de la soule; que le sire de Gouberville se lançait dans les parties avec si peu de ménagement qu'il lui arrivait de faire éclater ses chausses, «depuis le genou jusqu'au milieu de la cuisse;» que le jeu était assez vif pour qu'on y reçût plaies et bosses, comme il advint à l'auteur du journal lui-même, le soir de Noël 1555: «Ledit jour, à la soule dedans le clos Berger, Cantepye me poussa si fort de son poing, en courant contre moi, sur le tetin dextre, qu'il me fit faillir la parole et à grande difficulté on me put ramener céans. Je me cuidai évanouir en venant et perdis la vue près de demi-heure, par quoi fus contraint de prendre le lit.» Le lendemain, il ne bouge, ayant toujours «fort grand douleur»; le surlendemain, de même: il a toujours sa douleur «en la poitrine»; enfin, le 28, il se sent mieux, commence à remuer, va à la messe et reprend ses occupations.

Le jeu n'était donc pas entièrement abandonné chez nous au bas peuple, et s'il en fallait une autre preuve, on pourrait la trouver dans le fait qu'un grand personnage comme Philippe de Chabot, amiral de France sous François 1er, tirait de ce jeu son emblème et sa devise: ce qu'il n'eût pas fait s'il se fût agi d'un passe-temps méprisé. Au-dessous de ses armes, dans la collection Gaignères, on voit un paysage où deux amours jouent au ballon: grosse boule de cuir faite de quatre peaux cousues ensemble et gonflée d'air. Les amours se servent du poing et du pied; l'un d'eux a le pied levé. La devise est: «Concussus surgo,» que justifiaient pour Chabot les péripéties et rebondissements de sa carrière troublée 61.

Mais il est un argument de plus, et celui-là sera, sans doute, jugé décisif. Une description nous est parvenue d'une partie jouée sur la pelouse du Pré aux Clercs sous le règne d'Henri II; les chefs de jeu n'étaient rien moins qu'illustres. Voici le portrait de l'un d'eux: «Sa grâce et sa beauté le rendaient agréable à tout le monde, car il était d'une stature fort belle, auguste et martiale, avait les membres forts et proportionnés, le visage noble, libéral et vraiment français, la barbe blondoyante, cheveux châtains, nez aquilin, les yeux pleins de douce gravité et le front fort serein. Mais, sur tout, sa conversation était facile et attrayante.» Celui-là était le poète Ronsard; l'autre était le roi lui-même, Henri II. On jouait divisé en deux troupes, portant chacune livrée différente, tout comme aujourd'hui, afin qu'adversaires et amis pussent aisément se reconnaître dans la mêlée: «Et de fait, le Roi ne faisait partie où Ronsard ne fût toujours appelé de son côté. Entre autres, le Roi ayant fait partie pour jouer au ballon au Pré aux Clercs où il prenait souvent plaisir, pour être un exercice des plus beaux pour fortifier et dégourdir la jeunesse, ne voulut qu'elle fût jouée sans Ronsard. Le Roi avec sa troupe était habillé de livrée blanche, et M. de Laval, chef de l'autre parti, de rouge. Là, Ronsard qui tenait le parti de Roi, fit si bien que Sa Majesté disait tout haut qu'il avait été cause du gain obtenu en la victoire 62.»

II n'existe aucune preuve certaine d'un emprunt de ce eu par l'Angleterre à la France ou réciproquement. Les probabilités sont pour la première hypothèse, car presque tout ce qui était jeu, amusement, délassement, en Angleterre, était, au moyen âge, d'origine normande ou angevine. L'idée que le jeu offrirait des particularités et un caractère spécialement anglais est d'ailleurs toute moderne. Il était populaire anciennement en pays latin, aussi bien qu'en pays anglo-saxon et non pas seulement en un seul pays latin. Les Italiens s'y livraient avec ardeur, se servant du pied comme chez nous et comme partout: «Jeu,» dit le fameux Mercurialis, médecin de Padoue, «qui tire son nom du pied... auquel nos compatriotes jouent avec le pied 63.» On l'appelait, en effet, calcio en italien; calciante, qui joue au ballon.

Quoi qu'il en soit, le jeu suivait chez nos voisins d'outre-Manche une fortune à peu près pareille à celle qu'il eut en France, excitait les mêmes ardeurs, provoquait, au quatorzième siècle, les mêmes interdictions de l'autorité royale et encombrait de même les rues des villes, ce qui fut toléré en Angleterre plus généralement que chez nous. On chassait le ballon, comme ailleurs, de la main et du pied: une miséricorde de stalle à Gloucester, sculptée à la fin du quatorzième siècle, montre qu'on se servait, avec une égale activité, des bras et des jambes. Les poètes, comme chez nous, font allusion au jeu; Hoccleve parle d'une dame dont «le corps charmant avait la forme d'un football». Singulier idéal de beauté, pensera-t-on; mais il s'agit de dame Monnaie 64.

Comme chez nous, le jeu entraînait les ecclésiastiques même 65. Il demeurait toutefois, jusqu'à une époque récente, un jeu tout populaire et gardait ce caractère d'une manière plus marquée qu'en France. Les mentors de la jeunesse élégante le lui déconseillaient dès la Renaissance. Sir Thomas Elyot, ce diplomate lettré dont nous nous sommes déjà occupé, partisan décidé de tous les exercices physiques, lesquels, d'après lui, sont indispensables pour former le corps, l'âme et même le caractère, fait exception, en son livre du «Gouverneur» pour le football, où il ne voit que «fureur bestiale et violence extrême 66». Dans le King Lear de Shakespeare, Kent traite, par mépris, un intendant de «misérable joueur de football 67».

Sur ce chapitre, par exception, puritains et cavaliers se trouvèrent d'accord. Stubbes, dans son «Anatomie des abus», s'élève contre le football, l'un de ces «passe-temps diaboliques», usités même le dimanche, «jeu sanguinaire et meurtrier plutôt que sport amical.» Ne cherche-t-on pas, dit ce pessimiste, à écraser le nez de son adversaire sur une pierre? — Mais pas du tout, répliquaient les joueurs, et ce n'est aucunement en cela que consiste le jeu. — Peine perdue; Stubbes noircit sa description: ce ne sont que côtes enfoncées, jambes rompues et yeux arrachés; nul ne s'en tire sans blessures et celui qui en a le plus causé est le roi du jeu 68. Telle est, du moins, son opinion.

Au siècle suivant, le football n'avait pas, en haut lieu, meilleure réputation. Jacques 1er d'Angleterre, dans le petit et célèbre traité qu'il écrivit pour l'instruction de son fils Henri, lui recommande chaleureusement la course, le saut, la lutte, l'équitation, la paume, l'escrime et autres exercices qu'un prince doit pousser fort loin, sans aller jusqu'à devenir un professionnel: «not making a craft of them;» mais il exclut le football, où l'on a, dit-il, plus de chances de s'estropier que de se fortifier 69.

Ces anathèmes ont cessé, depuis, d'avoir leur effet; du temps des Stuarts, toutefois, le jeu continua de faire surtout les délices du bas peuple. Les voyageurs arrivant à Londres, au dix-septième siècle, étaient souvent incommodés par ces parties furibondes, menées à travers les rues, et qui troublaient leur visite des monuments; ils donnaient cours, dans leur journal, à leur indignation contre cet amusement «où il y a, disaient-ils, de l'insolence mêlée 70».

Le jeu subsistait également chez nous, comme le montrent les ordonnances de police et les allusions des lettrés à cet exercice. Dans le Divorce de Regnard, Cornichon plaide la cause de l'épouse maltraitée et s'écrie: «Souffrirez-vous, messieurs, qu'une femme devienne un grenier à coups de poing... le ballon des emportements (d'un mari) 71?» Mais c'est surtout à la campagne que le jeu se maintenait, et l'on n'a pas entendu dire que Louis XIV ait suivi avec Racine l'exemple donné par Henri II avec Ronsard. Les paysans du grand siècle n'étaient pas tous ni constamment ces «animaux farouches... noirs, livides et tout brûlés du soleil» que dépeint La Bruyère; c'étaient parfois ces jeunes gars légers et dispos que Mme de Sévigné voyait danser la bourrée aux pays d'Allier et de Loire, «avec une oreille plus juste que vous,» disait-elle à sa fille: «Dans ces prés et ces jolis bocages, c'est une joie d'y voir danser les restes des bergers et des bergères du Lignon 72.» C'étaient parfois aussi ces rudes et passionnés joueurs de «chole», dont parle Du Cange, plus tard dans le règne, en homme qui les a vus à l'oeuvre: «La chole, espèce de ballon que chacun pousse du pied avec violence,» et qui, dit-il, «est encore en usage parmi les paysans de nos provinces.»

Cambry, au siècle suivant, constate la grande faveur dont «la soule» jouissait en Bretagne: «Le seigneur ou notable d'un village jetait au milieu de la foule un ballon plein de son, que les hommes de différents cantons essayaient de s'arracher... On a vu quelquefois des hommes suivre la soule dans la mer et se noyer en la cherchant. J'ai vu dans mon enfance (il était né en 1749) un homme se casser la jambe en sautant par un soupirail dans une cave pour la saisir. Ces jeux entretenaient les forces et le courage, mais, je le répète, ils étaient dangereux 73.»

Ils n'en survécurent pas moins à la Révolution; périodiquement interdits par la police à cause des accidents et des morts, ils renaissaient toujours. Bouet et Perrin, qui ont voulu retracer, par la plume et le crayon, un tableau de la Vie des Bretons de l'Armorique au dix-neuvième siècle, n'ont eu garde d'omettre ce jeu, considéré en Bretagne comme un des sports nationaux. Une des gravures montre le début de la partie au moment où la soule va être lancée entre les deux camps, devant la porte de l'église; une autre représente un scrimmage, dont nos teams les mieux entraînés ne se soucieraient guère, car il se poursuit au milieu d'un torrent. Le texte décrit avec beaucoup de vivacité les péripéties du jeu:

«La soule a été lancée. Les deux armées n'en forment plus qu'une, se mêlent, s'étreignent, s'étouffent. A la surface de cet impénétrable chaos, on voit mille têtes s'agiter, comme les vagues d'une mer furieuse, et des cris inarticulés et sauvages s'en échappent... Grâce à sa vigueur ou à son adresse, l'un des champions s'est frayé un passage à travers cette masse compacte et fuit emportant au loin la soule. On ne s'en aperçoit pas d'abord, tant l'ivresse du combat met hors d'eux-mêmes ces combattants frénétiques!... Mais lorsque ceux à qui il reste un peu plus de sang-froid qu'aux autres voient enfin qu'ils s'épuisent en inutiles efforts... cet immense bloc d'une seule pièce se rompt, se divise, se disperse. Chacun vole soudain vers le nouveau champ de bataille, et en y courant, on s'insulte, on s'attaque, on se culbute, et vingt actions partielles s'engagent autour de l'action principale 74.»

Le jeu de soule survit encore, sur quelques points de notre territoire, en sa forme primitive, avec les mêmes règles rudimentaires, le même genre de combattants, joué aux mêmes jours que du temps des croisades. A peu de mots près, on pourrait croire tirée de quelque vieux livre telle description contemporaine: «Le jour du mardi gras, écrit M. Martin-Val, curé de Boulogne-la-Grasse, un cordonnier de Boulogne, ayant au bras un panier, sur l'épaule un bâton au bout duquel est suspendue une grosse boule de cuir bien enrubannée... va de maison en maison faire voir la choule.» Le panier est pour lesœufs dont on lui fera cadeau. «La choule est toujours jouée dans la vallée, à la jonction des trois rues, celle de Couchy, celle de l'Église et celle de la Vallée.» Un cortège se forme, musique en tête; le maire fait un petit discours, tenant dans ses mains le ballon, qu'il lance subitement au milieu des adversaires. «Alors commence une mêlée indescriptible. La choule est jetée avec les pieds, avec les mains, par ici, par là; elle descend la rue, elle la remonte; elle est lancée dans les maisons, dans les haies, dans les jardins; elle tombe au milieu d'un groupe de filles curieuses qui s'enfuient au plus vite. On se bouscule, on crie, on s'injurie; l'un reçoit un coup de pied dans la poitrine, l'autre a la main écrasée, celui-ci la figure ensanglantée, l'oeil poché, le nez aplati pour toujours.» La lutte est entre la montagne et la vallée. «Il s'agit de noyer la choule dans un bassin qui se trouve au milieu de la vallée, près de la ruelle Saint-Éloi, ou dans celui qui est au milieu de la rue de l'Église, à mi-côte. Alors seulement la victoire sera remportée.» On danse le soir sur l'emplacement où fut jouée la choule 75.

«On appelle choule,» écrit de son côté, en 1894, M. Alexandre Sorel, excellente autorité en la matière, «un ballon de moyenne grosseur, rempli de mousse ou de son et recouvert d'une peau de diverses couleurs. Le ballon reste habituellement chez le maire ou à la mairie, semblable au drapeau d'un régiment, qui demeure chez le colonel.» Suit une description de la partie telle qu'elle se joue, entre mariés et célibataires, à Royallieu près Compiègne 76. La soule bretonne a été décrite encore en notre siècle par Émile Souvestre; la soule picarde, par Decaïeu 77; toutes ces descriptions se rapportent au jeu primitif et populaire joué sans interruption depuis les Capétiens jusqu'à la troisième République.

Notes
52. «Caritative ego recepi Rogerius prænominatus a te Guillelmo præposito praefato, DCC sol. Melgor. et X martellos cum suis dretatulis et VII maximos ballones, et hanc cartam cum sigilli mei munimine feci roborari.» Histoire générale du Languedoc, par Dom Vaissette, Paris, 1733-1745, 5 vol. in-fol., t. II, preuves, col. 518.
53. Texte de 1481: «Les supplians sioient de leurs bois... à biloter comme à faire chaules.» Du Cange, au mot Choulla.
54. Texte de 1387: «Les gens du pays de Vulguessin le Normand et la forest de Lyons ont accoustumé de eus esbattre et assembler chascun an pour souller et jouer à la solle l'un contre l'autre, devant la porte de l'abbaye de Nostre-Dame de Mortever, le jour de caresme prenant.» Du Cange, ibid.
55. Mercure de France, numéro de mai 1726.
56. Adam De La Halle, Li Gieus de Robin. — Œuvres, éd. de Coussemaker, Paris, 1872, in-8°, p, 361.
57. Mystère de la Passion, par Arnoul Gréban (milieu du quinzième siècle), Paris, 1878, in-8°, vers 22106.
58. Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, t. XXVII, p. 3.
59. Le Journal du sire de Gouberville, éd. E. de Robillard de Beaurepaire, Caen, 1892, in-4°
60. Les trois derniers sont des domestiques; Symonnet est un fils naturel d'un frère naturel du sire de Gouberville
61. Armoiries et devises de rois et de seigneurs. — Collection Gaignères. (Bibliothèque Nationale, Estampes, vol. Pc. 18, fol. 34.) Il s'agit du célèbre Philippe de Chabot dont le tombeau est aujourd'hui au Louvre.
62. Discours de la vie de Pierre de Ronsard, gentilhomme Vendomois, prince des poètes françois, par Claude Binet, Paris, 1586, in-4°, p. 8. L'habileté d'Henri II dans tous les sports est unanimement vantée par les contemporains: par Ronsard même (Hymne IV, De Henri deuxiesme); par Brantôme: «S'il ne jouoit à la paume, il jouoit à la balle à emporter ou au ballon ou au palle maille, qu'il avoit fort bien en main; car il estoit fort et adroict, et en faisoit de très belles et longues bottes ou coups.» Tout ce qui concernait le sport était jugé si important dans l'ancienne France que Brantôme ne néglige même pas de spécifier combien le roi se distinguait l'hiver dans les «combats à pellottes de neige». Le Grand Roy Henri II. — Œuvres, t. III, pp. 277, 278.
63. «Ludus qui a calce nuncupatur... Nostrates calce ludunt.» De Arte Gymnastica, Paris, 1577, fol. 62. «Calcio e anche nome d'un giuoco proprio e antico della citta di Firenze, a guisa di battaglia ordinata, che si fa con una palla a vento.» Vocabolario degli Academici della Crusca, éd. de Naples, 1746, in-fol. Ballon gonflé d'air, usage du pied, bataille: il s'agit bien d'un jeu de foot-ball. Il y avait d'autres variétés: Dalla da scanno; jeu avec bracciale, etc., comme on peut voir dans Scaino Da Salo, Giuoco della Palla, Venise, 1555. Infra, p. 456.
46. Hir comly body shape as foot bal.
(Works, éd. Furnivall, 1892, t. I, p. XXIX.)
65. William de Spalding, chanoine de Sculdham, obtient le pardon du pape en 1321: dans une partie, alors qu'il frappait la balle du pied: «pilam... cura pede,» un de ses amis heurta le poignard que William avait à la ceinture et mourut. Calendar of entries in the papal registers; Papal letters, éd. Bliss, 1895, t. II, p. 214.
66. «... Wherfore it is to be put in perpetuall silence.» Gouernour, 1531; éd. Croft, 1880, t. I, p. 295.
67. «You base football player,» I, 4. Dans Comedy of Errors, un des deux esclaves, ballotté entre les deux maîtres qui se ressemblent, se plaint d'être traité en football:
That like a football you do spurn me thus. (II, I.)
68. «For, as concerning football playing... it may rather be called... a bloody and murthering practise, then a felowly sporte or pastime. For dooth not every one lye in waight for his adversarie, seeking to overthrowe him and to picke him on his nose, though it be uppon hard stones?... And he that can serve the most of this fashion, he is counted the only felow, and who but he? So that by this meanes, sometimes their necks are broken, sometime their legs, sometime their armes... sometime their eyes start out... Is this murthering play, now, an exercise for the Sabaoth day?» Anatomy of Abuses, 1583, éd. Furnivall, 1877, t. I, p. 184.
69. Workes, Londres, 1616, in-fol., p. 185.
70. Voyages de Misson, de Muralt, etc. Voir Shakespeare en France, 1898, p. 117.
71. Acte III, scène VI; joué en 1688.
72. Vichy, 8 juin 1676.
73. Voyage dans le Finistère, Paris, an VII, 3 vol. in-8°, t. I, p. 196.
74. Breiz-Izel, ou vie des Bretons de l'Armorique, dessins d'O. Perrin, texte d'A. Bouet, Paris, 2° éd., 1844, 3 vol. in-8°, t. III, p. 21. La soule est «tantôt un ballon de cuir rempli de foin ou de son, tantôt même une boule en bois plein», et la partie est disputée «entre deux paroisses limitrophes ou seulement des sections de paroisses», p. 21. (La première édition, sous le nom de Galerie bretonne, est de 1835.)
75. Histoire de Boulogne-la-Grasse et des autres paroisses érigées sur les terres de la Terrière, par M. Martin-Val, Compiègne, 1891, in-8°, p. 154.
76. C'est la description citée au début de ce paragraphe. La Picardie, Revue littéraire et scientifique, 1855, t. I, pp. 182 et suiv.
77. Le Jeu de la choule. — Bulletin du Comité des travaux historiques, 1894, P. 381.

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