L'influence hellénique
Mmmsen, a qui l'on a beaucoup reproché la chose, en profite pour déborder l'histoire romaine et afficher son mépris contemptueux à l'endroit de la France et de la culture française dont il dénonçait le rayonnement, injustifié à ses yeux, sur l'Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il n'hésite pas à tracer un parallèle entre l'appétit immesuré des Romains pour tout ce qui était étranger, et l'appétit de l'Europe pour la littérature des perruques et les «tristes pis-aller» de la culture française. Avec des emportements qui ne prennent de sens qu'à la lumière des nationalismes et des mouvements patriotiques qui prenaient forme au XIXe, Mommsen défendit toujours la supériorité des cultures allemande et anglo-saxonne sur celles des nations de culture latine.
2e partie: Moeurs et croyances au temps de la République: l'exemple de Caton l'Ancien
1ère partie
La vie chez les Romains était prise entre des règles fixes et étroites: plus le citoyen était notable, moins il avait d'indépendance. Les mœurs toutes puissantes le confinaient dans le cercle étroit de la pensée et de l'action permises: il mettait sa gloire à se maintenir dans ces limites strictes, ou, pour parler son langage caractéristique, à mener une austère et grave existence (tristis, gravis). Il n'avait rien de plus, rien de moins à faire, que de maintenir dans sa maison la bonne discipline; que de prêter à la chose publique et son conseil et son bras. Ne voulant, ne pouvant être qu'un des membres de la cité, l'individu voyait aussi dans la gloire et la puissance de la cité sa chose et son bien personnels: il les léguait aux citoyens, ses descendants, avec le nom et le domaine de la maison. À mesure que les générations contemporaines allaient retrouver les ancêtres dans le tombeau de la famille; à mesure que s'accroissait entre les mains de tous le patrimoine honorifique des familles romaines, le sentiment de leur commune noblesse allait grandissant, et devenait ce puissant orgueil civique qui ne s'est nulle part retrouvé pareil sur la terre, et dont les étranges et grandioses vestiges nous semblent appartenir à un autre monde. Si haut, si puissant que fût cet orgueil, et c'est là encore l'un de ses traits particuliers, la simplicité, l'égalité obligée des mœurs, sans d'ailleurs l'étouffer durant la vie, en comprimaient pourtant les manifestations dans la poitrine silencieuse du citoyen. Après la mort seulement, il était permis de lui donner carrière. Alors il se faisait jour dans tout l'appareil des funérailles. Mieux que tous les autres incidents, parmi les actes ordinaires de la vie, les cérémonies funèbres nous aident à pénétrer, nous autres modernes, dans les profondeurs inouïes de la fierté romaine. Dans cette occasion, s'assemblait un superbe cortège auquel le héraut public avait invité tous les citoyens: «Ce Quirite est mort!» criait-il, «que chacun, s'il le peut, vienne donner la conduite à Lucius Æmilius; on l'enlève à cette heure de sa maison! 1» — Venaient d'abord la troupe des pleureuses, des musiciens, danseurs où mimes (prœficœ, cornicines, siticines, histriones). Un de ces derniers portant l'habit et le masque, rappelait le portrait exact du défunt (archimimus), et par ses gestes et son action le replaçait pour ainsi dire vivant au milieu de la foule. Puis, suivait la procession des aïeux (imagines majorum), le plus beau et le principal épisode du cortège, devant lequel s'effaçait tout le reste de sa pompe, au point que des Romains très considérables prescrivirent souvent à leurs héritiers de borner leurs funérailles au port des images devant la bière. Nous avons dit ailleurs (III, p. 81) que tous les aïeux; ayant jadis rempli la charge de l'édilité curule ou toute autre haute fonction, avaient dans la maison leurs bustes, avec masques en cire peinte (cerœ) aussi ressemblants que nature, si faire se pouvait; que ces masques, en usage dès le temps des rois et au delà, étaient rangés le long des murailles de l'atrium, dans des armoires de bois 2, et constituaient le plus noble ornement de la maison. En cas de mort de l'un des membres de la famille, des hommes à gages (mimi), mimes ou histrions, les revêtaient avec le costume des fonctions diverses, et se plaçaient sur des chars en avant du corps, lui faisant comme une escorte de tous ses aïeux, revêtus chacun de l'ornement de quelqu'une de ses dignités les plus considérables: le triomphateur avec son manteau brodé d'or, le censeur avec la toge de pourpre, le consul avec la toge laticlave, ses licteurs et tous ses insignes. Derrière était porté le lit de parade (lectica, feretrum, capulus), couvert de lourdes tapisseries de pourpre ou brodées d'or, et de riches linceuls, sur lesquels reposait le cadavre du défunt, également revêtu de tous les insignes de sa plus haute charge. On portait à côté de lui les armures des ennemis qu'il avait tués, les couronnes d'honneur ou de banquet gagnées par lui. Suivaient les proches, tous en vêtement noir, sans ornements: les fils, la tête voilée; les filles sans voile; les agnats et cognats, les amis, les clients et les affranchis. Arrivé au Forum, le cortège s'arrêtait: le lit de parade était placé sur un échafaud, les aïeux descendaient de char, et allaient s'asseoir sur les chaises curules. Le fils ou le plus proche parent montait sur les rostres, et énumérant, d'abord sans phrases 3, les noms et les actions de chacun des aïeux, tous assis et présents, il débitait devant la foule assemblée l'éloge funèbre du défunt (laudatio funebris). — Coutumes sentant la barbarie, a-t-on dit!. Une nation douée du génie délicat des arts n'eût pas conservé jusque dans les temps d'une civilisation plus parfaite cet usage d'une sorte de résurrection grossière des morts! Et pourtant la naïveté grandiose des funérailles romaines ne laissa pas que d'en imposer à des Grecs froids et peu révérencieux, comme Polybe. Il seyait à la gravité solennelle de la vie romaine, à son mouvement uniforme, à sa dignité altière que les aïeux morts continuassent à se mêler aux vivants. Quand un citoyen rassasié de fatigues et d'honneurs allait se réunir à ses pères, il faisait beau voir ceux-ci apparaître dans le Forum, pour l'y recevoir dans leurs rang 4!
L'astre de Rome touchait au solstice. La République débordait hors de l'Italie, étendant ses conquêtes dans d'occident et dans l'orient. C'en était fait de l'antique simplicité italienne: à sa place la civilisation hellénique avait tout envahi. À la vérité, depuis le jour où commençait son histoire, l'Italie avait subi l'influence de la Grèce. Nous avons exposé ailleurs le mouvement des échanges réciproques entre les deux jeunes nations, toutes deux naïves et originales dans leurs communications intellectuelles: nous avons montré Rome s'efforçant plus tard d'adopter, dans toutes les pratiques extérieures de la vie, la langue et les inventions grecques. Et, pourtant, à l'époque où nous sommes, l'hellénisme des Romains est essentiellement neuf dans ses causes et dans ses résultats; Ils commencent à ressentir le besoin d'une vie de l'esprit plus riche: ils s'effrayent de leur nullité sous ce rapport. Quand on a vu des nations dotées du génie de l'art, comme les peuples anglais et allemands, ne pas dédaigner de recourir dans les temps d'arrêt de leur fécondité aux tristes pis-aller de la culture française, on ne s'étonnera pas de voir aussi les Romains se jeter, tout brûlants de zèle, sur les splendides trésors et sur les immondices les plus mêlés de la civilisation hellénique 5. Un fait moral, plus profond, plus intime, irrésistible dans son action, les poussait d'ailleurs dans le torrent. La civilisation grecque ne se disait point hellénique, elle ne l'était plus: elle était humanitaire et cosmopolite. Elle avait su résoudre un grand problème dans l'ordre de choses intellectuel, et jusqu'à un certain point même dans l'ordre politique: elle avait fait un tout d'une multitude de notions diverses; et à l'heure où, succédant à sa mission sur une plus grande échelle, Rome occupait la scène de l'histoire, elle trouvait aussi l'hellénisme dans l'héritage du grand Alexandre. L'hellénisme n'est donc à Rome ni un mouvement partiel ni un détail accessoire; il entre jusque dans le cœur de la nation italique. Naturellement, certains idiotismes vivaces se révoltèrent contre l'élément étranger. Ce ne fut pas sans un violent combat que le paysan romain céda la place au citoyen de la ville universelle; et de même que de nos jours le frac. français a naguère provoqué le retour de mode du juste-au-corps germanique, de même la mode de l'hellénisme a suscité autrefois dans Rome une réaction puissante, inconnue aux siècles antérieurs, s'opposant par rigueur de principe à l'influence grecque, et tombant parfois, je l'avoue, dans la niaiserie brutale et le ridicule.
La lutte entre les anciennes et les nouvelles mœurs porta d'ailleurs sur tous les points dans le domaine de la pensée et de l'action humaines. Il n'y eut pas jusqu'à la politique qui n'en subit l'influence. Les plans d'émancipation de la Grèce, dont nous avons raconté l'avortement mérité; l'idée, voisine de ces beaux projets, de la solidarité des républiques helléniques en face des rois; la propagation des institutions grecques à l'encontre du despotisme oriental, solidarité et propagande dont nous trouvons l'inspiration et la trace dans l'attitude de Rome envers la Macédoine: voilà bien les théories de l'école nouvelle, comme l'idée fixe de l'ancienne école était la crainte de Carthage. Alors que Caton prêche jusqu'au ridicule son Carthago delenda, les Philhellènes de leur côté ne sont pas en reste de coquetteries avec le monde grec. Le vainqueur d'Antiochus, non content d'avoir sa statue, en costume grec, érigée au Capitole, y fit inscrire, au lieu de son surnom latin d'Asiaticus, l'appellation d'Asiagenus, contraire à la fois au bon sens et à la langue, mais sonnant mieux à l'oreille, et plus rapprochée de l'idiome hellénique 6. Autre conséquence importante des tendances de la nation souveraine: alors que partout en Italie la latinité l'emportait décidément, elle ne toucha point à l'hellénisme là où elle le rencontra en face d'elle. Les villes italo-grecques, que la guerre n'avait pas détruites, restèrent grecques comme devant. En Apulie, contrée dont les Romains s'occupèrent assez peu; les mêmes influences pénètrent et prédominent; si bien que la civilisation locale s'y place sur le même pied que la civilisation grecque dégénérée des pays voisins. La tradition est muette ici: mais les nombreuses monnaies locales qui ont été recueillies portent toutes une légende grecque. Nulle part autant qu'en Apulie on ne rencontre autant de terres cuites coloriées, monuments d'une fabrication considérable et luxueuse, sinon d'un grand goût, et qui attestent les conquêtes des habitudes et de l'art grec. — Les croyances, les mœurs, l'art et la littérature, voilà le vrai terrain de la lutte, à cette heure, entre l'hellénisme et la nationalité rivale. Il y aurait grave oubli chez l'historien à ne pas assister curieusement à la rencontre des deux principes, quelque multipliés que soient leurs contacts dans cent directions diverses, quelque difficile qu'il soit d'embrasser l'ensemble du tableau.
Les antiques et simples croyances vivent encore dans le cœur des Italiens. Leur piété est un problème pour les Grecs, leurs contemporains: ils s'en étonnent et l'admirent. Un jour, pendant que Rome était en querelle avec les Étoliens, le général en chef n'entendit-il pas ceux-ci se raconter tout. étonnés: «qu'il n'avait fait pendant la bataille que prier et offrir le sacrifice, ni plus ni moins qu'un prêtre» sur quoi Polype, dans son bon sens parfois vulgaire, gourmande ses concitoyens, et les rend attentifs à l'utilité politique de la crainte des dieux, ajoutant que: «l'État ne se compose pas seulement de gens sages ou éclairés, et que les cérémonies du culte sont de bon effet pour la foule.» — Toutefois; si l'Italie possédait encore une religion nationale, chose vieillie chez les Grecs, celle-ci déjà se dessèche dans une théologie stérile; et la pétrification naissante des croyances se manifeste surtout dans l'organisation économique du culte et du sacerdoce. Le culte public allant s'étendant tous les jours, ses dépenses allaient aussi croissant. Pour subvenir à l'important service des banquets pieux (lectisternia), il est ajouté, en 558, aux trois anciens collèges des augures, des pontifes et des gardes des oracles, un quatrième collège, celui des triumvirs épulons (tres viri epulones, II, p. 333). Comme de juste, le repas n'est pas dressé pour les dieux seuls, mais encore pour leurs prêtres; et il n'est pas besoin à cet effet de fondations nouvelles: chaque collège s'occupe avec zèle et piété de l'établissement de ses banquets spéciaux. À côté des festins sacerdotaux, les immunités sacerdotales ne font pas défaut: même dans les temps les plus difficiles les prêtres revendiquent l'exemption des impôts publics. Ce n'est qu'après de chaudes disputes que, contraints et forcés, ils se décident à verser leur arriéré de taxes (558). La piété devient un article coûteux pour la cité, aussi bien que pour l'individu. La pratique des fondations religieuses, des prestations pieuses en argent, créées et acceptées pour de longues années, se répand chez les Romains, comme elle s'est répandue dans les pays catholiques modernes. Envisagées bientôt par les autorités spirituelles, qui sont aussi les autorités juridiques suprêmes dans la cité, comme de véritables redevances foncières passant sur la tête de l'héritier ou de tous les futurs acquéreurs des domaines, ces prestations commencent à peser lourdement sur le patrimoine. «Hérédité sans charge de sacrifices!» le mot devient adage chez les Romains comme chez nous le mot «rose sans épines!» Faire vœu de la dîme de son bien est devenu chose si usuelle que, par suite, il y a deux fois par mois banquet public au Forum. Le culte oriental de la Déesse mère des dieux amène entre autres pieux abus les collectes (stipem cogere), revenant tous les ans à jour fixe, et se faisant de maison en maison. Enfin la cohue des prêtres et prophètes inférieurs ne donnait rien pour rien, comme on peut le croire: elle est prise sur le vif, cette conversation de rideau entre deux époux du théâtre, où la femme comptant sur ses doigts les frais de cuisine, de sage-femme et les cadeaux, fait encore entrer ceux du culte en ligne de dépense:
«Et puis, sais-tu? il me faut donner pour les quinquatries (fête de Minerve); il me faut de quoi payer la magicienne et celle qui explique les songes, la devineresse, et l'aruspice! Quelle honte, lorsqu'on ne leur envoie rien! Quels regards elles vous lancent! — Enfin, je ne puis pas ne rien donner à l'expiatrice! 7»
S'il est vrai que les Romains n’inventent pas un dieu de l'or, comme ils ont fait jadis pour le dieu de l'argent (Argentinus, II, p. 263), l'or n'en est pas moins la puissance qui règne et gouverne dans les plus hautes comme dans les plus basses sphères de la vie religieuse. C'en est fait de l'antique fierté du culte national, de ses sages arrangements et de ses modestes exigences: c'en est fait aussi de s'a simplicité.
Le théologisme, enfant bâtard de la raison et de la foi, est tout affairé déjà: déjà il jette ses subtilités à perte de vue et ses billevesées solennelles. S'attaquant aux droites croyances communes, il en chasse et en ruine l'esprit: la liste des privilèges et des devoirs d'un prêtre de Jupiter serait fort bien placée dans le Talmud. Il est naturellement de règle que les dieux n'ont pour agréable que le sacrifice accompli ponctuellement et sans faute: mais bientôt on pousse si loin la sollicitude, qu'on s'y reprendra souvent jusqu'à trente fois pour telle cérémonie où quelque insignifiante irrégularité aura été commise. Dans les jeux, qui sont aussi œuvre du culte, si le magistrat-directeur se trompe ou s'oublie, si la musique fait une pause à coutre-temps, tout est nul; il faut tout recommencer, et l'on recommence six, sept fois la cérémonie. Sous le coup de ses propres excès la conscience se glace et s'arrête: l'indifférence et l'incrédulité réagissent sur elle, et bientôt l'envahissent. Dès le temps de la première guerre punique (505) on vit un consul se moquer tout haut des auspices consultés avant la bataille: ce consul, il est vrai, appartenait aux Claudiens, à cette gens qui n'a rien de commun avec les autres, et se montra toujours en avant dans la voie du bien et du mal 8. A la fin de l'époque actuelle, on entend sans cesse des plaintes contre l'abandon de la discipline augurale: c'est Caton qui le dit, la négligence du collège a fait qu'une foule de secrets tenant à l'observation des oiseaux se sont perdus: c'est déjà une exception qu'un augure comme Lucius Paullus, pour qui le sacerdoce constitue une science et non un titre vide! Et faut-il s'en étonner quand le gouvernement, tout le premier, fait servir publiquement et effrontément les auspices à l'accomplissement de ses desseins politiques, ou quand la religion nationale, n'est plus à ses yeux, selon le mot de Polybe, qu'un leurre à tromper le gros public? L'irréligion grecque trouva les voies tout aplanies devant elle. Au temps de Caton, l'amour des arts devenant une mode, déjà les images saintes des dieux ornent les appartements des riches, à titre de simple mobilier. Enfin la littérature naissante inflige à la religion des blessures non moins cruelles. Non qu'elle l'ose encore attaquer de lutte ouverte. Mais quand elle ajoute au bagage des notions religieuses; quand Ennius, par exemple, copiant la figure de l'Ouranos des Grecs, donne au Saturne romain le dieu Cœlus pour père, ces additions peu importantes, d'ailleurs, proviennent aussi de l'hellénisme en droite ligne. Les doctrines d'Epicharme et d'Echémère se répandent dans Rome, où elles exercent une influence très sérieuse par ses résultats. Les derniers sectateurs de Pythagore avaient été chercher leur philosophie poétique dans les écrits du vieux comique sicilien Épicharme de Mégare (vers 280), ou plutôt dans les opinions interpolées, pour la plupart, qu'on lui prêtait. Ils ne voyaient dans les dieux grecs que la personnification des substances de la nature: Jupiter était l’air 9; l'âme, était un rayon du soleil, et ainsi de suite. Alliée à la religion romaine par une affinité élective comme plus tard le fut le stoïcisme, cette philosophie naturelle contribua plus que toute autre cause, dans ses tentatives d'exégèse symbolique, à faire tomber en dissolution la religion nationale. Pareille fut l'influence des Mémoires sacrés» d'Evhémère de Messine (vers 450) 10, qui rédigés sous forme d'un journal des voyages de l'auteur dans de merveilleux pays, ramenaient les dogmes religieux au récit pur historique, discutaient à fond les origines et les titres des légendes divines; et pour conclure, enseignaient, qu'il n'y a pas et qu'il ne peut y avoir de dieux. Une seule citation suffit pour caractériser le livre. Le mythe de Kronos dévorant ses enfants y est expliqué par l'anthropophagie des temps primitifs, à laquelle le roi Zeus aurait mis fin. En dépit de sa sécheresse et de son symbolisme, ou plutôt à cause d'eux, l'Evhémérisme avait fait fortune en Grèce bien plus qu'il ne le méritait; et s'aidant des autres philosophies ayant cours, avait recouvert de son dernier linceul la religion expirée: témoignage remarquable de l'antagonisme de la religion et de la littérature nouvelle, antagonisme ayant tout d'abord son expression dans la conscience publique et dans les livres. Ennius s'était donné la tâche de traduire en latin les écrits notoirement destructeurs des deux auteurs grecs 11. Devant la police de Rome, le traducteur se justifiait en soutenant que ses attaques n'étaient dirigées que contre les dieux de la Grèce, et non contre ceux du Latium. Explication transparente et peu solide! Caton était dans le vrai, quand il déchaînait toutes ses colères contre de telles tendances, dès qu'il se rencontrait avec elles, et quand il appelait Socrate un perturbateur des mœurs un criminel de lèse-religion!
Ainsi l'antique et pieuse foi nationale allait visiblement en déclinant: mais à mesure qu'on défrichait les grands arbres de la forêt primitive, le terrain se recouvrait d'un fouillis de buissons et de mauvaises herbes jusqu'alors inconnues. Les superstitions nées dans le pays, la fausse sagesse venue de l'étranger, se coudoyaient et entremêlaient leurs produits mal assortis. Nul peuple en Italie ne savait se défendre contre la ruine des vieilles croyances disparues sous les superstitions nouvelles. Chez les Étrusques, l'examen des entrailles des victimes, la science des éclairs et de la foudre; chez les Sabelliens, et surtout chez les Marses, l'art de lire dans le vol des oiseaux et de conjurer les serpents, avaient atteint leur apogée. Chez les Latins aussi, et à Rome même, quoique dans une moindre proportion, des phénomènes pareils s'observent. Parlerons-nous des sorts de Prœneste (sortes Prœnestinœ) 12 ou de la mémorable découverte faite en 573, à Rome, du tombeau du roi Numa, avec ses écrits posthumes, prescrivant tout un culte nouveau et étrange? À leur grand regret, les fanatiques n'en surent pas davantage. Certains manuscrits ayant paru tout neufs (recentissima specie, dit Tite-Live), le Sénat mit de suite la main sur le trésor, et fit jeter au feu les volumes 13. Les faussaires indigènes eussent pu, on le voit, défrayer amplement les besoins de la sottise humaine, mais ce n'était point assez pour elle. L'hellénisme déjà dénationalisé lui-même, et tout imprégné du mysticisme oriental, importa en Italie, en même temps que l'incrédulité, des superstitions de la pire forme et de la plus dangereuse espèce; et par cela même qu'elles venaient de loin, toutes ces jongleries exerçaient un irrésistible attrait. Les astrologues de Chaldée et les faiseurs d'horoscopes parcouraient déjà l'Italie au VIe siècle. Mais l'apparition la plus importante, celle qui fait époque même dans l'histoire du monde, c'est l'admission de la «mère Phrygienne des Dieux» parmi les divinités publiques et reconnues de la cité romaine. Dans l'une des dernières années de la terrible guerre d'Hannibal (550), le gouvernement dut condescendre aux exigences de la foule. Une ambassade solennelle fut donc envoyée à Pessinonte, ville de la Galatie d'Asie mineure 14: là, les prêtres du lieu remirent aux étrangers une borne grossière, «effigie sincère,» disaient-ils, «de la grande mère Cybèle!» Elle fut amenée dans Rome avec une pompe inouïe, et en mémoire du joyeux événement on vit se fonder parmi les citoyens des hautes classes des associations (sodalitates), dont les membres se donnaient de splendides festins tour à tour (mutitationes); associations qui n'ont pas peu contribué à étendre chez les Romains les habitudes de club et de coteries politiques 15. Cybèle admise officiellement dans Rome, la porte s'ouvrit toute grande aux cultes orientaux. Le Sénat eut beau faire résistance, exiger que les prêtres castrats des nouveaux dieux, les Gaulois (Galli), comme on les appelait, restassent des étrangers; et interdire à tout citoyen romain d'entrer dans leur collège de pieux eunuques; les solennités, les magnificences et les orgies en l'honneur de la «grande mère»; ces prêtres, vêtus à l'orientale, mendiant dans les rues de porte en porte, avec leur chef, eunuque comme eux, à leur tête, au bruit des fifres, des cymbales et d'une musique asiatique; tout cet appareil enfin d'un culte à la fois sensuel et monacal exercèrent une action profonde sur les sentiments et les idées populaires. On n'en fit que trop et trop tôt la funeste expérience! À très peu d'années de là fut révélée aux magistrats l'existence d'une vaste association de faux dévots, les plus infâmes qui se pussent imaginer (568). Ils fêtaient dans la nuit les rites du dieu Bacchus, apportés naguère en Étrurie par un prêtre grec. Le dangereux ulcère avait rapidement envahi, et Rome, et le reste de l’Italie, semant partout dans les familles la ruine et les plus odieux forfaits; se signalant par des attentats inouïs contre les mœurs, par les faux testaments et l'assassinat à l'aide du poison. Plus de sept mille personnes mises en accusation capitale, et la plupart punies de mort, les défenses les plus sévères décrétées pour l'avenir, ne suffirent pas à anéantir le mal. Les associations continuèrent; et six ans plus tard (574) le prêteur compétent se plaignait qu'après trois mille condamnations nouvelles prononcées, il ne voyait point encore la fin du monstrueux procès 16. — Certes les gens de bien étaient unanimes et avaient en horreur une fausse dévotion aussi insensée que pernicieuse: vieux croyants ou partisans de la civilisation grecque, tous la poursuivaient à l'envi de leurs sarcasmes et de leurs colères. Caton, dans ses instructions à son intendant, lui recommande «de ne point offrir de sacrifice à l'insu et sans l'ordre du maître, et de n'en point faire offrir par d'autres, si ce n'est aux dieux du foyer domestique, et aux dieux des champs, en temps de fête rurale. Qu'il se garde d'aller consulter les Haruspices, les devins ou les Chaldéens.!» Et la question bien connue: «comment un augure en peut-il rencontrer un autre, sans se tenir les côtes de rire?» Caton aussi l'avait faite à propos des Étrusques lisant dans les entrailles des victimes. Ennius, à son tour, en vrai fils d'Euripide, gourmande les prophètes mendiants et toute leur bande!
«Loin de moi.... ces devins superstitieux, ces haruspices impudents, que pousse la paresse, ou la démence, ou la faim! Ces gens qui ne savent pas leur chemin et le veulent montrer aux autres, et promettant des trésors, vous mendient une drachme! 17»
En de tels temps la raison a d'avance partie perdue contre la sottise. L'intervention du gouvernement, les pieux roués traqués et chassés par la police l'interdiction de tout culte étranger non reconnu, dès 512 les oracles de Præneste, innocents tout au moins, frappés d'une défense formelle, tous les mystères nouveaux sévèrement poursuivis: rien n'y fit. Une fois les têtes parties, les ordres venus d'en haut sont impuissants à les ramener. Il fallut faire des concessions: jusqu'où elles allèrent, nous venons de le dire. Consulter les sages de l'Étrurie dans certains cas donnés est passé en usage à Rome; et l'État va lui-même à eux: par suite, il favorise les traditions des sciences étrusques dans les familles notables de la Toscane; il autorise le culte secret de Cérès, chaste d'ailleurs, et où les femmes sont seules admises. Depuis longtemps déjà, comme elles sont ou sans dangers ou sans importance, ces nouveautés venues de» l'étranger ont été tolérées. Mais l'érection du culte de la Magna Mater de Phrygie nous apparaît comme un triste signe de la faiblesse du pouvoir en face des superstitions nouvelles, peut-être même de sa connivence avec elles. N'y a-t-il pas eu négligence ou même complicité coupable chez les magistrats, à attendre une dénonciation due au hasard, pour n'agir qu'à la dernière heure contre l'immonde confrérie des Bacchanales?
Notes
1. (Ollus quiris leto datus est: exsequias ire cui commodum est, ollus ex œdibus offertur, jam tempus est...)
2. (V. Dict. de Smith: v. Nobiles.)
3. («Mentiri nefus habebatur», dit Cicéron.)
4. ( Pour plus de détails sur les cérémonies funèbres à Rome, nous renvoyons au Dict. de Smith, v. Funus; au livre si complet de Guhl et Koner, sur «la vie chez les Grecs et les Romains» (das Leben der Griech u.der Rœm.) Berlin, 1862. — V. aussi Preller, Mythologie, Bestattungsgebraüche (usages funéraires), p. 479 et 50.)
5. (Ou l'Art, en Allemagne, a un sens mal défini pour nous, ou les dédains quelque peu jaloux, en tous cas fort exagérés, de la critique allemande méritent d'être relevés (I, p. 294, en note). Certes, ce que nos voisins appellent la littérature des perruques est une médiocre chose, et nous faisons assez peu de cas des serviles imitations auxquelles se complaisaient les poètes anglais et allemands du siècle de la reine Anne, et du siècle du grand Frédéric. — Mais nous ne pouvons souscrire, amour-propre national à part, à ces orgueilleux jugements qui ne veulent reconnaître le sentiment et le génie de l'art qu'aux seules races d'outre-Rhin et aux Anglo-Saxons. Il ne faut pas que Shakespeare et Beethoven fassent oublier le Dante, Raphaël et le Poussin. Nous attribuerons volontiers à l'Allemagne le sceptre de la pensée philosophique et de la haute érudition: nous ne lui accorderons pas facilement la supériorité dans les arts plastiques, ou celle de l'inspiration littéraire unie aux splendeurs et aux contours arrêtés de la forme. — Notre devoir de traducteur nous interdisait d'atténuer les hardiesses du texte: mais nous nous faisons un devoir une fois pour toutes, de renouveler ici nos réserves.)
6. Les monnaies et les inscriptions attestent, en effet, que le vainqueur de Magnésie et ses descendants ont d'abord porté le nom d'Asiagenus. Les Fastes capitolins lui donnent, il est vrai, celui d'Asiaticus; mais c'est là précisément une des nombreuses traces qui s'y rencontrent d'une rédaction postérieure aux événements. Le surnom primitif n'est rien autre qu'une corruption du grec ÁóéáãÝíçæ; comme on l'a aussi écrit plus tard. Le mot veut dire tout simplement natif d'Asie, et non vainqueur de l'Asie
7. .....Da quod dem Quinquatribus,
Prœcantatrici, conjectrici, hariolœ atque aruspicœ:
Flagitium est, si nihil mittetur; quo supercilio specit !
Tum piatricem, clementer non potest quin munerim.
(Plaut, Mil., glor. 1, 18.)
8. (V. à l'appendice la notice sur la Gens Claudia.)
9. (Istic est is Juppiter, quem dico; quem Grœcei vocant Aera……. Ennius: Epichar. – Vers cités par Varron, de Ling. lat., 5, 65.)
10. (V. Biographie générale de Didot, Vis. Épicharme, Evhémère, par Joubert. Ces articles sont complets. — V. aussi Egger, Dict. des sciences philos., V Evhémère.)
11. (M. Egger, entre autres, a publié les quelques fragments qui nous restent de l'Evhémère d'Ennius. — Latin. sermon. vetustior. reliquiœ, pp. 151 et s.)
12. (On les jetait dans un vase à col étroit et plein d'eau, d'où on les retirait un à un et au hasard (V. Dict of. antiq. de Smith, v. Sortes, Sitella.)
13. (V. Tite-Live, 49, 29. — Plin., 13, 13, 27. — Plutarch., Numa, 22. — Sur les livres apocryphes de Numa, ce Moïse de Rome, comme Tertullien l'appelle, v. Preller, Mythol., p. 719 et suiv. — Malheureusement l'ouvrage de Preller, excellent et complet, n'est pas traduit.)
14. (Tite-Liv., 29,10 et s. — V. Preller, Magna mater Idea, pp. 445 et s. et 735 et s.)
15. (Il est curieux de comparer avec le récit simple et nu de Tite-Live, celui d'Ovide: (Fast, 4, 247 et s.) qui ressemble à s'y méprendre à la légende d'une de ces vierges noires, rapportées d'Asie au Moyen Âge par certains pieux chevaliers — La pierre de la grande mère n'était autre, à ce qu'il semble, qu'un météorite trouvé dans les champs: nigellus lapis, etc., dit Prudent, Martyr, roman. 206.)
16. (Tout le monde a lu le procès des Bacchanales, un des plus beaux récits de Tite-Live, 39, 8 et s. — Un des textes législatifs contre les Bacchanales, celui dont Tite-Live donne l'analyse, t. cit.;18, a été retrouvé en 1640, dans l'ancien Bruttium, non loin de Catanzaro. Il est aujourd'hui conservé au musée de Vienne. — V. Egger, pp. 127 et 128. — V, aussi Corp, insc. latin. de Mommsen, pp. 43 et 44.)
17. Sed superstitiosi vates impudentesque harioli,
Aut inertes, aut insani, aut quibus egestas imperat;
Qui sibi semitam non sapiunt, alteri monstrant viam;
Quibu' divitias potticentur, ab iis drachmam ipsi petunt.
(Telamon. fragm.)