La démocratie malade de la santé

Jacques Dufresne
Voici une situation où l'on voit que la démocratie, sous sa forme actuelle, est incable d'assurer le triomphe de la raison contre une émotion appelée peur. Jacques Dufresne a donné une interview sur le même sujet à l'émission C'est bien meilleur le matin, de la radio de Radio-Canada, le lundi 28 juin 2004.
Au terme de la seconde, en un peu plus d'un an, de deux campagnes électorales où la santé a de nouveau a été l’enjeu principal, voici mon diagnostic : notre démocratie est malade de la santé. Un débat éclairé sur cette question est impossible. La peur a fait son oeuvre qui est de rompre en faveur du second terme le nécessaire équilibre entre le besoin de risque, condition de la liberté et le besoin de sécurité, qui devient si facilement un prélude à la dictature. Dans un climat où domine l’insécurité, tous les abus de pouvoir paraissent légitimes. On l’a vu aux États-Unis l’an dernier. L’insécurité en matière de santé provoque les mêmes abus et renforce l’insécurité générale. Une dictature médicale se crée sous nos yeux, avec notre complicité et nous semblons l’ignorer.

La peur dominante, entretenue par les médias et par la majorité des partis politiques, est symbolisée par la liste d’attente. Cette peur locale, permanente, s’inscrit dans un climat où des paniques mondiales (vache folle, maladie du poulet, virus du Nil) se succèdent sans répit comme les vagues de la mer, pendant que se multiplient les alertes à l’intoxication par l’un ou l’autre des nombreux polluants présents dans notre environnement. Même les créatures les plus innocentes, les oiseaux, nous inspirent des craintes en ce moment. Ils pourraient être porteurs du virus du Nil.

Ces peurs sont en partie justifiées : l’information sur une maladie contagieuse est la meilleure façon de la prévenir, mais pour une large part, elles sont aussi des armes, utilisées plus ou moins délibérément pour renforcer le pouvoir médical.

Il faut relire un classique du théâtre du 20e siècle : Knock ou le triomphe de la médecine. On y trouve de grandes vérités, comme celle-ci : «Toute personne en santé est un malade qui s’ignore.» Le rôle du médecin, le docteur Knock, est de semer la terreur dans une population qui, jusque là, avait su vivre et mourir par ses propres moyens. Il bénéficie dans son entreprise de la complicité du pharmacien, dont les ventes suivent la courbe de la peur.

Nous sommes à l’heure de la mondialisation de ce processus, phénomène qui semble inéluctable. Au cours des décennies 1970 et 1980, sous l’influence notamment de René Dubos et de Ivan Illich, un certain scepticisme à l’égard de la triomphante médecine a régné dans une partie importante de la population. C’est à la faveur de cet esprit critique que le ministre canadien de la santé, Marc Lalonde, un ami d’Ivan Illich, a pu mettre l’accent sur les déterminants de la santé et la prévention lointaine dans l’énoncé des politiques fédérales. À la même époque, dans le même esprit, le Québec a créé le réseau des CLSC (centres locaux de services communautaires )et mis l’accent sur la promotion de la santé plutôt que sur la lutte contre la maladie. Ces choses se passaient il y a trente ans: les derniers CLSC du Québec disparaissent en ce moment.

L’esprit critique continue de s’atrophier. Tout le monde sait, à commencer par les chefs politiques, que la médecine à deux vitesses existe déjà, mais dans leurs discours publics les mêmes chefs soutiennent le contraire et promettent un avenir aussi égalitaire que le passé récent. La démagogie atteint là un sommet et n’en descend jamais.

L’argent investi en santé a un rendement décroissant. C’est l’une des rares choses que l’on sait avec certitude et qui pour cette raison devrait être reprise sur toutes les tribunes. Un million supplémentaire investi au Rwanda a sans doute plus d’effets bénéfiques qu’un milliard investi au Québec. Il est probable qu’au Québec un milliard supplémentaire investi dans l’assainissement des conditions de travail, dans l’action communautaire ou même dans les arts et les lettres aurait plus d’effet sur la santé que le même milliard investi dans l’achat de nouveaux appareils de diagnostic. Mais comment en convaincre la population? Dix cancers evités par la prévention pèsent moins lourd dans l'opinion publique qu'un seul à moitié guéri par un traitement coûteux. Les réussites de la prévention sont abstraites, celles de la médecine curative concrètes et présentées de façon à ce qu’on ait peur d’en être privé. La raison est impuissante devant une peur sans cesse alimentée par des images sensationnelles.

Un spécialiste en épidémiologie devant qui je déplorais un jour l’existence des listes d’attente m’a répondu que ce mal était un bien compte tenu des risques inhérents à tout séjour à l’hôpital, compte tenu également du fait que dans un fort pourcentage de cas l’intervention n’est pas justifiée. Dans une région où une opération donnée, l’ablation de la vésicule du foie, par exemple, est trois fois plus fréquente que dans la moyenne des autres, on peut présumer que deux patients sur trois auraient intérêt à quitter la liste d’attente pour l’opération en question. Peut-on imaginer qu’un chef politique soulève une question semblable en campagne électorale ? Ce serait un suicide politique.

Ce ne sont pas les partis politiques, c’est la démocratie telle qu’elle fonctionne en ce moment dans nos pays qui rend impossible un débat sur la santé et qui enlève à la population l’occasion de faire des choix qui affaibliraient la dictature médicale au lieu de la renforcer. Il faudra : soit exclure la santé du débat politique, en en confiant la responsabilité à une institution non partisane, soit changer la démocratie en recourant, par exemple, aux sondages délibérants. Ces sondages ressemblent un peu à ce que les experts en marketing appellent des focus groups. On choisit les participants au hasard et on les invite pour une fin de semaine dans un lieu public, tantôt dans une région éloignée, tantôt dans une grande ville. On leur soumet les questions au début de leur session et on les invite à en discuter entre eux tout en leur fournissant de la documentation non partisane et en leur permettant de consulter des experts. Ils répondent aux questions à la fin de la session.

Les résultats d’un tel sondage seraient plus éclairants que ceux qui portent sur des opinions recueillies à la hâte entre la poire et le fromage, plus éclairants aussi que des campagnes électorales dominées par la peur, peur de dire la vérité chez les chefs, peur d’être privés des meilleurs traitements dans la population.

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