L'éducation selon Plutarque

Gabriel Compayré
Un grand nombre des petits ouvrages qui composent le recueil de ses oeuvres morales [de Plutarque] sont de véritables esquisses pédagogiques. Citons, avec l'opuscule célèbre sur l'Éducation des enfants, dont l'authenticité n'est pas démontrée, les traités qui ont pour titre: de la Manière d'entendre les poètes, — de la Manière d'entendre les philosophes; — des Moyens de connaître soi-même les progrès qu'on a faits dans la pratique de la vertu 1.

L'inspiration commune de toutes les réflexions morales de Plutarque, c'est un vif sentiment de la famille. Personne dans l'antiquité, ne l'a plus aimée ni mieux comprise. Une fois la patrie morte, les stoïciens s'étaient pris à aimer, l'humanité. Donnant une autre direction à ses affections, Plutarque, sur les ruines de la cité et de la république, élève et restaure la famille. Dans le charmant opuscule intitulé Préceptes du mariage, il détermine avec une mesure parfaite le rang qui convient à la femme, sa place dans le ménage. Elle doit être l'associée du mari, non pas seulement pour les affaires matérielles de l'existence, mais aussi pour l’œuvre morale de l'éducation des enfants. Il faut par conséquent qu'elle soit instruite, et Plutarque lui propose les études les plus élevées, telles que les mathématiques et la philosophie. Surtout il dépasse son temps en introduisant l'amour dans le gynécée et en célébrant avec un sentiment tout moderne les qualités de la femme: «La tendresse de l'âme est encore relevée chez elle par l'attrait du visage, par la douceur de la parole, par la grâce caressante, par la sensibilité plus vive...»

C'est la famille qui dirigera les premières années de l'enfant. Plutarque n'est pas d'accord avec Quintilien. Néanmoins, à un certain âge, le jeune homme fréquentera les cours publics, particulièrement les cours de morale et de philosophie, et aussi les lectures des poètes.

On sait quel grand rôle la poésie jouait dans l'éducation des anciens, malgré l'exclusion prononcée contre elle par Platon. Plus équitable que l'auteur de la République, Plutarque compte sur la douce influence des poètes, mais il veut qu'on leur associe les philosophes. «Lycurgue, dit-il, ne fit pas preuve de sagesse, lorsque, pour réprimer le désordres des Spartiates, qui s'adonnaient à l'ivresse, il commanda d'arracher toutes les vignes du Péloponèse. Il y avait un parti plus sage à prendre, c'était de rapprocher des tonneaux de vin l'eau des sources, afin de corriger et de ramener à la raison le dieu de la folie, selon les expressions de Platon, par la main d'un autre dieu, le dieu de la sobriété.» Est-il possible de dire avec plus de grâce qu'aux fictions aimables de la poésie on doit ajouter les savantes leçons de la morale?

Ces leçons morales, que seront-elles? Plutarque, sur ce point, n'ajoute rien aux grandes doctrines des philosophes qui l'ont précédé, mais il marque son originalité propre dans les méthodes pratiques qu'il recommande pour assurer l'efficacité des préceptes. Il se plaint que l'on se contente trop souvent de confier à la mémoire du jeune homme de magnifiques maximes, qu'il aura toute sa vie sur les lèvres, mais qui passeront rarement dans ses actes. Aussi exprime-t-il le vœu que le jeune homme s'habitue de bonne heure à se gouverner lui-même, à prendre conseil de sa conscience et de sa raison. Ce n'est pas cependant qu'il l'affranchisse de toute tutelle: il l'invite, au contraire, à aller chaque jour s'entretenir avec un philosophe de son choix, véritable directeur moral, auquel il confiera ses défaillances et demandera des avis. Mais il veut surtout que le jeune homme s'approprie par la réflexion personnelle les leçons qu'il a reçues et qu'il devienne, non pas seulement un bon élève qui récite des discours de morale bien appris, mais un véritable honnête homme pratiquant la vertu dans la liberté de sa conscience. «Que penserait-on, dit-il ingénieusement, d'un homme qui allant chercher du feu chez son voisin, et trouvant le foyer bien garni, y resterait à se chauffer, sans plus songer à retourner dans sa propre maison?»

Faisons enfin honneur à Plutarque de cette admirable définition de l'âme, qui résume à nos yeux tout l'art de l'éducation: «L'âme n'est pas un vase qu'il faille remplir, c'est un foyer qu'il faut échauffer.» Combien de fois les pédagogues modernes n'ont-ils pas enfreint cette maxime! Ne la viole-t-on pas tous les jours quand on semble uniquement préoccupé d'entasser, d'accumuler dans l'esprit de l'enfant une multitude de connaissances, au risque de surcharger, d'étouffer cette intelligence qu'il faudrait seulement éveiller, exciter? À mesure que les siècles succèdent aux siècles, le poids des préceptes augmente sur la tête de l'enfant. Il lui faut savoir, à lui seul, tout ce qu'ont su les anciens et même tout ce que savent les plus laborieux de ses contemporains. Pour en arriver là, on fatigue son attention, on surmène sa mémoire; on demande aux jeunes gens d'être de véritables érudits, capables de disserter de omni re scibili... Et le seul résultat de cette instruction compliquée, c'est de dégoûter de l'étude des intelligences trop faibles pour s'assimiler un si grand nombre de connaissances. Si Plutarque avait connu nos programmes modernes et nos examens classiques, nul doute qu'il n'eût répété avec plus de conviction encore: «L'âme est un foyer qu'il faut échauffer, non un vase qu'il faille remplir. 2»


Notes
1. Voyez M. Gréard, de la Morale de Plutarque, ch, II,1, et ch. III Voyez aussi un ouvrage récent, des Doctrines pédagogiques des Grecs par Martin, 1890.
2. Plutarque, de l'Art d'écouter



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