Le protestantisme et l'éducation

Gabriel Compayré
Quelle fut l'attitude des hommes de la Réforme protestante dans les questions pédagogiques? On a soutenu, et non sans quelque vraisemblance, que, malgré d'excellentes intentions, la Réforme, à ses débuts, gêna et entrava la Renaissance, parce que, détournant les esprits des études littéraires, elle les précipita dans les discussions théologiques. Érasme ne pardonnait pas à Luther d'avoir rouvert l'arène des controverses religieuses; il voyait dans la Réforme une scolastique nouvelle, non moins menaçante que l'ancienne pour les bonnes lettres. «Partout où règne le luthérianisme, les études sont mortes»: en parlant ainsi, Érasme obéissait à ses préjugés d'érudit. Luther lui rendait d'ailleurs mépris pour mépris: «Je veux défendre à mes enfants de lire les Colloques, disait-il, car Érasme y enseigne des choses malséantes. Érasme est un gamin 1».

L'ardeur de la foi théologique, si vive chez les premiers réformés, a pu contrarier quelquefois les études purement littéraires. C'est ainsi que Mélanchthon voyait avec tristesse la solitude se faire à ses leçons, quand il expliquait les Olynthiennes ou les Philippiques de Démosthène: il était forcé de suspendre son cours, faute d'auditeurs. Mais en même temps il faut reconnaître que les chefs de la Réforme ont recommandé ou pratiqué la littérature ancienne avec autant de zèle que les plus lettrés de leurs contemporains. L'Église protestante n'a pas laissé aux catholiques et à la Société de Jésus le monopole des études classiques. On peut même affirmer qu'elle les a précédés dans cette voie.

Quelque dédain sans doute pour les lettres, quand elles sont étudiées par pur dilettantisme, en dehors d'une intention morale et d'une pensée d'édification religieuse, mais aussi un profond sentiment de la nécessité de cette instruction générale, qui donne à chacun les moyens de se diriger lui-même et qui «met dans le chemin de la vertu», selon l'expression de Coligny, tel fut le double caractère de Luther comme de Calvin. «En rendant l’homme responsable de sa foi, et en plaçant la source de cette foi dans l'Écriture sainte, la Réforme contractait l'obligation de mettre chacun en état de se sauver par la lecture et l'intelligence de la Bible... Le protestantime mit ainsi au service de l'instruction le stimulant le plus efficace et l'intérêt le plus puissant qui agisse sur les hommes 2.» Le principe fondamental de la Réforme, que la foi doit être individuelle comme la responsabilité, contenait en germe toute une révolution pédagogique.

Mais, dans la France du seizième siècle, les protestants, obligés de disputer leur liberté et leur vie au fanatisme de leurs adversaires, n'eurent ni le loisir de raisonner sur l'éducation ni le pouvoir d'organiser les études. Absorbé par les luttes et les polémiques religieuses, Calvin ne put que sur la fin de sa vie, et cela à Genève, témoigner de son souci de l'instruction 3. En 1559, il fonda le collège et l'académie de Genève. Le collège, divisé en sept classes, était une école de lecture, d'écriture et de latin. L'académie, institution fort modeste à l'origine, ne comptait que cinq professeurs, un pour l'hébreu, un pour le grec, un pour la philosophie ou les arts, et deux pour la théologie Ces deux dernières chaires furent occupées, au début, par Calvin lui-même et par Théodore de Bèze, qui devint le premier recteur d'une académie destinée, dans la suite de temps, à jeter quelque éclats 4. Calvin avait préparé un règlement qui imposait aux écoliers, une discipline sévère : d'abord une confession de foi religieuse, puis l'obligation d'assister au sermon chaque mercredi une fois, et trois fois chaque dimanche. Ils devaient se rendre au collège à sept heures du matin en hiver, à six heures en été. En classe, outre la religion, on étudiait les langues anciennes, on lisait les auteurs grecs, et latins 5. Il importe de remarquer que les hommes de la Réforme ont été des premiers à favoriser le goût de l'étude des langues, et cela, non pas seulement par un sentiment désintéressé de la beauté et de l'excellence des auteurs qui les ont illustrées, mais parce que les langues anciennes étaient le moyen de remonter aux sources et de ressaisir la parole de Dieu, défigurée, disaient-ils, par les commentaires théologiques. «C'est par l'étude des langues, disait Luther, que nous avons retrouvé la vraie doctrine 6

Il serait injuste d'omettre ici le nom d'un homme dont Bayle a dit qu'il était «un des meilleurs régents de classe que l'on eût pu souhaiter, aussi soigneux de former ses écoliers à la sagesse qu'à la bonne latinité,» Mathurin Cordier, le professeur et l'ami de Calvin. Tour à tour professeur à Paris, au collège de La Marche, où il eut Calvin pour élève, en diverses villes de France et de Suisse, enfin à Genève, Cordier est la parfaite image du pédagogue instruit et généreux qui associe aux dons de l'esprit les qualités du coeur. Sa vie fut tout entière consacrée à l'éducation de la jeunesse. Il se préoccupait surtout des commencements, des premières études. On le vit , alors qu'il était chargé d'une classe supérieure, résigner ses fonctions pour prendre la place du professeur de quatrième, croyant ainsi rendre plus de services à l'instruction des enfants. Passionné pour la belle latinité, il n'eut pas de plus grand souci que de combatte le latin barbare; et la plupart de ses ouvrages, notamment ses Colloques, si souvent réédités et qui sont restés classiques en Suisse jusqu'à ces dernières années 7, ne sont que des manuels destinés à exercer graduellement les enfants dans l'étude du latin. Par un choix de phrases d'une difficulté croissante, Cordier s'efforçait d'inculquer à ses élèves les plus belles leçons morales sous la forme la plus correcte et la plus pure. Mais il était surtout admirable par son activité: il professait encore quelques jours avant de mourir. Ce fut un Rollin protestant.

Un petit écrit de Luther, qui date de 1521 et qui a été souvent cité, est le plus beau monument qui soit resté de l'ardeur et du zèle mis au service de l’instruction par des hommes qui voulaient «que tous apprissent et que l'on apprît tout 8». Cet ouvrage donne vraiment le droit de dire que l'enseignement populaire est le fils du protestantisme. Voici en quels termes le chef de la Réforme allemande s'adressait aux magistrats et aux sénateurs de son pays: «Je vous prie, chers amis et seigneurs, accueillez avec bienveillance mes écrits et mes conseils. Je cherche votre intérêt et celui de l'Allemagne tout entière. Nous voyons, dans toute l'étendue du pays, les écoles tomber; les gymnases n'ont plus d'élèves.., C'est Satan qui suggère aux hommes cet oubli de l'éducation des enfants... La chose est grave et importante (res seria est, ingens est). Que si chaque année on emploie tant d'argent pour acheter des machines de guerre, pour construire des routes, pour rétablir des ponts, et en vue de mille autres objets d'utilité publique, pourquoi n'emploierait-on pas bien davantage ou tout au moins autant, pour nourrir des maîtres d'école, des hommes actifs et intelligents capables d'élever et d'instruire notre jeunesse ?... Nous avons parmi nous des maîtres distingués et savants, très avancés dans l'étude des langues et la connaissance des autres arts, et qui pourraient rendre les plus grands services, si on les employait à former les jeunes gens. N'est-il pas évident pour tout le monde qu'un adolescent peut aujourd'hui apprendre en trois ans plus de choses que n'en savaient autrefois toutes les universités et tous les monastères?... On a vu des jeunes gens étudier vingt ans, selon les anciennes méthodes, et arriver à peine à balbutier un peu de latin, sans rien connaître d'ailleurs de leur langue maternelle 9.

«Dieu a prodigué ses bienfaits au seizième siècle. Mais il ne faut pas laisser perdre ces richesses, il faut les répandre et les multiplier. Chaque jour, nous voyons naître et croître des enfants sous nos yeux, et il n'y a personne qui s'en occupe! Voulons-nous donc, nous Allemands, demeurer toujours des fous et des bêtes, comme les peuples voisins nous appellent (Germanœ bestiœ) ?

«La première chose que nous ayons à faire, c'est de cultiver les langues, le latin, le grec et l'hébreu; car les langues sont les fourreaux qui renferment l'esprit 10, les vases qui contiennent les vérités religieuses. Si nous laissons perdre les langues, le sens des Écritures s'obscurcira de plus en plus, et la liqueur céleste se répandra. Ce n'est pas que tout prédicateur doive pouvoir lire les saintes Écritures dans l'original, mais il faut qu'il y ait parmi nous des docteurs capables de remonter jusqu'à la source. Que de fois n'a-t-on pas glosé inutilement sur des passages mal traduits! Saint Augustin, qui ne savait pas l'hébreu, s'est souvent trompé dans ses interprétations des Psaumes, et il dit, dans sa Doctrine chrétienne, que celui qui veut expliquer l'Écriture devrait savoir l'hébreu, outre le latin et le grec. Saint Jérôme fut obligé de retraduire les Psaumes, parce que les juifs se moquaient des chrétiens, disant qu'ils ne connaissaient pas ce qu'il y avait dans ce livre.

«Voilà pour le spirituel: voyons maintenant ce qu'il y a à faire pour le temporel. Quand il n'y aurait ni âme, ni ciel, ni enfer, encore serait-il nécessaire d'avoir des écoles pour les choses d'ici-bas, comme nous le prouve l'histoire des Grecs et des Romains. J'ai honte de nos chrétiens, quand je les entends dire: «L'instruction `est bonne pour les ecclésiastiques, mais elle n'est pas nécessaire aux laïques.» Ils ne justifient que trop, par de tels discours, ce que les autres peuples disent des Allemands. Quoi ! il serait indifférent que le prince, le seigneur, le conseiller, le fonctionnaire fût un ignorant ou un homme instruit, capable de remplir chrétiennement les devoirs de sa charge? Vous le comprenez, il nous faut en tous lieux des écoles pour nos filles et nos garçons, afin que l'homme devienne capable d'exercer convenablement sa profession, et la femme de diriger son ménage et d'élever chrétiennement ses enfants. Et c'est à vous, seigneurs, de prendre cette oeuvre en main, car si l'on remet ce soin aux parents, nous périrons cent fois avant que la chose se fasse. Et qu'on n'objecte pas qu'on manquera de temps pour instruire les enfants: on en trouve bien pour leur apprendre à danser et à jouer aux cartes! Si j'avais des enfants et des ressources pour les élever, je voudrais qu'ils apprissent, non seulement les langues et l'histoire, mais encore la musique et les mathématiques. Je ne puis me rappeler sans soupirer qu'il m'a fallu lire, non les poètes et les historiens de l'antiquité, mais les livres de sophistes barbares, avec grande dépense de temps, avec dommage pour mon âme, en sorte qu'aujourd'hui encore j'ai grand'peine à me débarrasser l'âme de ces souillures et de cette lie. Certes, je ne veux plus d'écoles semblables à celles d'autrefois, où l'enfant perdait plus de vingt ans à apprendre par cœur Donat et les vers insupportables d'Alexandre (frigidissimi versiculi), ne devenant pas même plus habile au jeu de paume. Nous vivons dans des temps plus heureux. Je demande que l'enfant aille à l'école, au moins une heure ou deux par jour, et il faut qu'on prenne les plus capables pour en faire des instituteurs et des institutrices 11. Assez longtemps nous avons croupi dans l'ignorance et la corruption; assez et trop longtemps nous avons été «les stupides Allemands», il est temps qu'on se mette au travail. Il faut, par l'usage que nous ferons de notre intelligence, prouver à Dieu que nous sommes reconnaissants de ses bienfaits.

«Les jeunes filles, elles aussi, ont assez de temps pour qu'on exige d'elles qu'elles aillent chaque jour à l'école, au moins une petite heure (saltem ad unius horulœ spatium). Elles emploient bien plus mal leur temps lorsqu'elles passent plusieurs heures à danser, à conduire des rondes, ou à tresser des couronnes.»

«Enfin, dit en terminant Luther, je voudrais que l'on créât de vastes bibliothèques, surtout dans les grandes villes. Mais il ne convient pas d'y admettre tous les livres sans choix. Il y a quantité d'ouvrages qu'il faut jeter au fumier.» Quant à lui, voici ceux qu'il recommande: la Bible en latin, en grec, en hébreu, en allemand, et dans d'autres langues, s'il y a lieu; après les œuvres théologiques, les livres nécessaires à l'étude des langues: les poètes, les orateurs, sans s'inquiéter s'ils sont chrétiens ou non; puis, les livres relatifs aux arts libéraux, au droit, à la médecine. Luther fait une place à part aux annales, aux chroniques, aux histoires qui nous révèlent les desseins de Dieu dans le gouvernement du monde.

Dans cette lettre, dont on nous pardonnera, à cause de son importance, d'avoir cité d'aussi longs fragments, nous voyons apparaître presque tous les éléments de la théorie moderne de l'enseignement du peuple : la nécessité morale de s'instruire imposée à tous les hommes; l'obligation civile pour les parents d'envoyer leurs enfants à l'école; les frais de l'instruction mis à la charge de l'État ou de la commune; la glorification du métier d'instituteur: «Après la prédication, c'est le ministère le plus utile, le plus grand et le meilleur, et encore ne sais-je pas lequel des deux doit passer le premier.» Mais Luther a le tort de ne pas distinguer nettement l'école primaire du collège d'enseignement secondaire ou même supérieur; d'exiger de l'enfant du peuple des connaissances qui ne sont pas appropriées à sa condition; enfin, de faire du latin, et non de la langue maternelle, la base de l'enseignement populaire 12.


Notes
1. Luther admit pourtant les Colloques comme livre classique; mais il demanda que l'on fit un choix de ceux qui peuvent être utiles aux enfants et qui sont décents. Voyez le dernier chapitre de l'opuscule : Unterricht der Visitatoren an die Pfarrherren im Kurfürstenthum Saxen, 1538, réimprimé récemment, Zschopau, 1879.
2. M. Bréal, Quelques mots sur l'Instruction publique, p. 75.
3. En France, il faut signaler, comme essais d'organisation scolaire chez les protestants, le collège de Castres (1576) et le collège fondé par Coligny dans sa ville de Châtillon. L'amiral témoigna toute sa vie de son désir de voir les hommes plus éclairés. On rapporte de lui des maximes comme celles-ci: «L'instruction est un singulier bienfait de Dieu; — L'ignorance des lettres a plongé la république et l'Église dans d'épaisses ténèbres.» Voyez Tessier, Étude sur Coligny, Paris, 1872, p. 101.
4. Voyez J. Picot, Histoire de Genève, Genève, 1811, t. II, p. 89, Voyez aussi Saunier: Ordre et manière d'enseigner en la ville de Genève, réédité par Bétaut, 1866.
5. On instruisait les enfants «ès trois langues les plus excellentes : grec, hébreu et latin, encore sans compter la langue française, laquelle selon le jugement des gens savants, n'est pas du tout à mépriser». Voyez Saunier, ouvrage cité.
6. Voyez Michelet, Mémoires de Luther, t. II, p. 106, 114.
7. Colloquiorum scholasticorum libri quatuor, Genève, 1563. Voyez aussi son premier ouvrage: Mathurini Corderii de corrupti sermonis emendatione et latine loquendi ratione liber unus, Lyon, 1539. Nous lisons dans la préface de ce livre, qui n'est guère qu'un recueil de locutions françaises avec la traduction, latine, un passage intéressant sur la convenance de parler français: Quin etiam prœceptorum fuerit officium permittere (dicam audacius prœter mores nostri tempori) ut Gallice potius interim loquentur.. Ad latine autem loquendum pueri magis adducendi quam cogendi sunt... Ex Nivernensi gymnasio, ad flumen Ligerim,1532
8. Voyez Libellus de instituendis pueris; magistratibus et senatoribus civitatum Germaniœ Martinus Luther. (Œuvres complètes. Wittemberg, 1558, t. VII, p. 438-447.) Cet opuscule vient d'être réimprimé en allemand dans la collection pédagogique intitulée: Sammlung selten genordener pädagogischerSchriften des 15 und 17 Jahrhunderts, Zschopau, 1879.
9. Luther est très sévère pour l'ancienne éducation: Hoc non negaverim me potius velle gymnasia et monasteria in totum aboleri, quam quod ea utantur docendi vivendique ratione, qua hactenus usa sunt. (Ouvr. cité, p. 439.)
10. Vaginarum vice sunt linguœ in quibus gladius ille Spiritus, nempe Verbum Dei, tenetur insertus.
11. Voyez aussi sur ce sujet un autre opuscule de Luther: Predigt, dass man die kinder xur Schule halten sollen (1530), réimprimé à Schopau;1879.
12. Voyez Unterricht der Visitatoren, etc. Luther y divisait l'école en trois classes. Le latin était le fonds de l'instruction. Dans la seconde classe, l'enfant étudiait les morceaux convenables et décents des Colloques d'Érasme, les comédies de Térence et de Plaute, en même temps que les Livres saints.

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