Les derniers philosophes de l'école d'Athènes

Edward Gibbon
«J'ai décrit, nous dit l'historien Gibbon en conclusion de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain (1776), le triomphe de la barbarie et de la religion». De ces deux maux qui furent les principaux ferments de la décomposition de cette grande civilisation qui connut son apogée au 2e siècle sous Auguste, la barbarie est, selon Gibbon, le moindre: «Les armes des Goths furent moins funestes aux écoles d’Athènes que l’établissement d’une nouvelle religion.» C'est à l'empereur chrétien Justinien qu'incombe la responsabilité d'avoir mis fin à cette «chaîne d'or» qui perpétuait l'enseignement de Platon à l'Académie, d'Aristote au Lycée, de Zénon au Portique, en bannissant les philosophes païens du territoire romain. Nulle terre, pas même la Perse gouvernée alors par le prince érudit Chosroès, ne pouvait servir de terre d'accueil pour la philosophie athénienne en exil, qui allait s'éteindre avec Proclus, Diogène, Damascius et Simplicus.

Lorsque les Athéniens eurent triomphé des Perses, ils adoptèrent la philosophie de l’Ionie et la rhétorique de la Sicile; et ces études devinrent le patrimoine d’une cité où le nombre des habitants mâles ne se montait qu’à trente mille, et qui a offert, dans l’espace d’une génération, le génie de plusieurs siècles et de plusieurs millions d’hommes. Le sentiment que nous avons de la dignité de la nature humaine s’exalte à ce simple souvenir, qu’
Isocrate 1 vivait dans la société de Platon et de Xénophon; qu’il assista peut-être avec l’historien Thucydide aux premières représentations de l’Œdipe de Sophocle, et de l’Iphigénie d’Euripide, qu’Eschine et Démosthène, ses élèves, se disputèrent la couronne du patriotisme devant Aristote, le maître de Théophraste, qui donnait des leçons dans Athènes en même temps que les fondateurs de la secte des stoïciens et de celle d’Épicure 2. Une si belle éducation prodiguée aux jeunes gens de l’Attique se communiquait sans jalousie aux cités rivales. Théophraste avait deux mille disciples 3 ; les écoles de rhétorique durent être encore plus nombreuses que celles de philosophie; et les élèves se succédant avec rapidité, répandaient la gloire de leurs maîtres partout où l’on connaissait la langue et le nom des Grecs. Alexandre étendit leur réputation par ses victoires, les arts d’Athènes survécurent à sa liberté et à son empire, et les colons que les Macédoniens établirent en Égypte et en Asie, entreprirent souvent de longs pèlerinages pour venir sur les bords de l’Ilissus adorer les muses dans leur temple favori. Les conquérants latins écoutaient avec docilité les leçons de leurs sujets et de leurs captifs; les noms de Cicéron et d’Horace se trouvaient sur la liste des écoles d’Athènes, et lorsque la domination romaine fut bien affermie, les naturels de l’Italie, de l’Afrique et de la Bretagne, s’entretenaient dans les bocages de l’Académie avec les Orientaux, leurs condisciples.

Les études de la philosophie et de l’éloquence conviennent à un état populaire, qui excite la liberté des recherches, et ne se soumet qu’à la force de la persuasion. Dans les républiques de la Grèce et de Rome, le patriotisme et l’ambition n’avaient pas de moyen plus puissant que l’art de la parole : les écoles de rhétorique étaient le séminaire des hommes d’État et des législateurs. À l’époque où l’on ne permit plus les discussions publiques, l’orateur pouvait, dans la noble profession d’avocat, plaider la cause de l’innocence et de la justice; il pouvait abuser de ses talents dans le commerce plus utile des panégyriques; et les mêmes règles dictaient encore les vaines déclamations du sophiste, et les beautés plus pures des compositions historiques. Les systèmes qui avaient la prétention de développer la nature de Dieu, amusaient la curiosité de l’étudiant en philosophie; et, selon la disposition de son esprit, il se livrait au doute avec les sceptiques, il tranchait les questions avec les stoïciens, il élevait ses idées avec Platon, ou il s’asservissait à la dialectique rigoureuse d’Aristote. L’orgueil de ces sectes rivales indiquait un point de bonheur et de perfection morale qu’il était impossible d’atteindre; mais les efforts pour y parvenir étaient glorieux et utiles : les disciples de Zénon et même ceux d’Épicure savaient agir et supporter la douleur. La mort de Pétrone, ainsi que celle de Sénèque, servit à humilier un tyran, par la découverte de son impuissance. Les murs d’Athènes ne pouvaient emprisonner la lumière. Ses incomparables écrivains s’adressaient à tous les hommes; des maîtres allaient instruire l’Italie et l’Asie. Béryte, dans des temps postérieurs, se dévouait à l’étude des lois; on cultivait l’astronomie et la médecine dans le musée d’Alexandrie; mais depuis la guerre du Péloponèse jusqu’au règne de Justinien, pour l’étude de la rhétorique et de la philosophie, les écoles d’Athènes conservèrent leur supériorité. Athènes, située sur un sol stérile, devait ses avantages à un air pur, à une libre navigation, et à la possession des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Le commerce ou les affaires de l’administration troublaient rarement cette retraite sacrée; et les derniers des Athéniens se faisaient remarquer par la vivacité de leur esprit, par leurs mœurs sociales, et par quelques restes, au moins dans leurs discours, de la magnanimité de leurs aïeux. L’académie des platoniciens, le lycée des péripatéticiens, le portique des stoïciens, et le jardin des disciples d’Épicure, situés dans les faubourgs de la ville, étaient plantés d’arbres et ornés de statues: les philosophes, au lieu d’être enfermés dans un cloître, faisaient entendre leurs leçons dans des promenades agréables et spacieuses, qui, selon les différentes heures du jour, étaient consacrées aux exercices du corps ou à ceux de l’esprit. Le génie des fondateurs respirait encore dans ces lieux sacrés. Le désir de succéder aux maîtres de la raison humaine excitait une généreuse émulation; et les libres suffrages d’un peuple éclairé fixaient à chaque mutation le mérite des candidats. Les professeurs athéniens étaient payés par leurs disciples; il paraît que le prix variait d’une mine à un talent, selon l’habileté du maître et la fortune de l’élève, et Isocrate lui-même, qui se moquait de la cupidité des sophistes, exigeaient environ trente livres sterling de chacun de ses cent disciples. Le salaire de l’industrie est juste et noble; cependant ce même Isocrate versa des larmes lorsqu’il le reçut pour la première fois. Le stoïcien pouvait rougir de recevoir un salaire pour prêcher le mépris de l’argent; et je serais fâché de découvrir qu’Aristote ou Platon eussent assez dégénéré de Socrate, leur maître, pour vendre la science à prix d’or: mais les lois avaient autorisé les écoles de philosophie d’Athènes à recevoir quelques donations et quelques legs de terres et de maisons. Épicure avait laissé à ses disciples les jardins qu’il avait achetés quatre-vingt mines, ou deux cent cinquante livres sterling; il leur transmit de plus un fonds qui suffisait à leur frugale nourriture et aux fêtes qu’ils célébraient tous les mois 4. Le patrimoine de Platon forma le fonds d’un revenu annuel qui, d’abord de trois pièces d’or, s’accroissant peu à peu, fut de mille au bout de huit siècles 5.

Les plus sages et les plus vertueux des princes romains protégèrent les écoles d’Athènes. La bibliothèque que fonda
Adrien fut placée dans un portique orné de tableaux, de statues, d’un plafond d’albâtre, et soutenu par cent colonnes de marbre phrygien. La générosité des Antonins assigna des salaires publics aux maîtres des sciences; et tous les professeurs de politique, de rhétorique, de philosophie platonicienne, péripatéticienne, stoïcienne et épicurienne, recevaient un traitement annuel de dix mille drachmes ou de plus de trois cent livres sterling 6. Après la mort de Marc-Aurèle, on supprima et on rétablit, on diminua et on étendit ces libéralités, ainsi que les privilèges des professeurs : on retrouve sous les successeurs de Constantin quelque vestige de la magnificence impériale sur ce point; mais les choix arbitraires des empereurs purent, en tombant sur d’indiques sujets, faire regretter aux philosophes d’Athènes les temps de leur indépendance et de leur pauvreté 7. Il faut remarquer que la faveur impartiale des Antonins se répandit également sur quatre sectes rivales, qu’ils regardaient comme aussi utiles ou du moins comme aussi innocentes les unes que les autres. Socrate, la gloire d’Athènes, avait été pour elle, par sa mort, un sujet de blâme; et les premières leçons d’Épicure scandalisèrent tellement les pieuses oreilles des Athéniens, que par son exil et celui de ses adversaires, ils mirent fin aux vaines disputes sur la nature des dieux: mais ils révoquèrent leur décret l’année suivante; ils rétablirent la liberté des écoles, et l’expérience leur apprit par la suite que la diversité des systèmes théologiques n’affecte point le caractère moral des philosophes 8.

Elles sont supprimées par Justinien
Les armes des Goths furent moins funestes aux écoles d’Athènes que l’établissement d’une nouvelle religion, dont les ministres tranchaient toutes les questions par un article de foi, et condamnaient l’infidèle ou le sceptique à des flammes éternelles. De nombreux et pénibles volumes de controverse prouvent la faiblesse de l’esprit et la corruption du cœur; ils insultèrent la raison humaine dans la personne des sages de l’antiquité, et ils proscrivirent les recherches philosophiques, si peu convenables à la doctrine ou du moins au caractère d’un humble croyant. La secte des platoniciens, que Platon aurait rougi de reconnaître, survécut seule à cette condamnation, et mêla à la sublime théorie de son maître des pratiques superstitieuses et l’usage de la magie; et, demeurées seuls au milieu du monde chrétien, les platoniciens se livraient à une secrète aversion pour le gouvernement, soit civil, soit ecclésiastique, dont la rigueur menaçait toujours leurs têtes. Environ un siècle après la mort de Julien 9, on permit à Proclus 10 de monter dans la chaire de l’Académie; et telle fut son activité, que souvent dans la même journée il prononçait cinq leçons et composait sept cent vers. Son esprit pénétrant analysa les questions les plus abstraites de la morale et la métaphysique, et il osa proposer dix-huit arguments contre la doctrine des chrétiens sur la création du monde; mais dans les intervalles de ses études, il conversait personnellement avec Pan, Esculape et Minerve, aux mystères desquels il était secrètement initié, et dont il adorait les statues renversées, persuadé qu’un philosophe, citoyen de l’univers, doit être lui-même le prêtre de ses dieux. Sa mort lui fut annoncée par une éclipse de soleil, et sa vie, ainsi que celle d’Isidore, son élève 11, compilée par deux de leurs savants disciples, offre un tableau déplorable de la seconde enfance humaine; mais ce que l’on appelait avec complaisance la chaîne d’or de la succession platonique, se prolongea encore l’espace de quarante-quatre ans, depuis la mort de Proclus jusqu’à l’édit de Justinien 12; qui imposa un silence éternel aux écoles d’Athènes, et remplit de douleur et d’indignation le petit nombre de ceux qui demeuraient attachés à la science et à la superstition des Grecs.

Les derniers philosophes
Sept philosophes que réunissait l’amitié, Diogènes et Hermias, Eulalius et Priscien, Damascius, Isidore et Simplicius, qui n’adoptaient pas la religion de leur souverain, prirent la résolution de chercher dans une terre étrangère la liberté qu’on leur ôtait dans leur patrie. Ils avaient ouï dire et ils avaient la simplicité de croire que la république de Platon se trouvait sous le gouvernement despotique de la Perse, et qu’un roi patriote y régnait sur la plus fortunée et la plus vertueuse des nations. Ils ne tardèrent pas à voir que la Perse ressemblait à toutes les contrées du monde, que Chosroès, malgré la philosophie qu’il affectait, était vain, cruel et ambitieux; que le fanatisme et l’esprit d’intolérance dominaient parmi les mages; que les nobles étaient orgueilleux, les courtisans serviles, et les magistrats injustes; que le coupable échappait quelquefois, et qu’on opprimait souvent l’innocent. Ainsi désabusés, ils se montrèrent peu équitables sur les vertus réelles des Perses: la pluralité des femmes et des concubines, les mariages incestueux et la coutume d’exposer les morts aux chiens et aux vautours, au lieu de les cacher dans la terre ou de les consumer par le feu, les scandalisèrent plus peut-être qu’il ne convenait à leur profession. Leur retour précipité annonça leur repentir, et ils déclarèrent hautement qu’ils aimaient mieux mourir sur la frontière de l’empire que de jouir de la fortune et des richesses à la cour d’un Barbare. Ce voyage cependant leur valut un bienfait qui honore beaucoup Chosroès. Il exigea que les sept sages qui étaient venus visiter sa cour fussent affranchis des lois pénales publiées par Justinien contre ses sujets païens; et ce puissant médiateur veilla avec soin au maintien de ce privilège, qu’il avait expressément stipulé dans un traité de paix 13. Simplicius et ses compagnons finirent leur vie dans la paix et l’obscurité : ils ne laissèrent point de disciples, et ils terminèrent la longue liste des philosophes grecs, qu’on peut citer, malgré leurs défauts, comme les plus sages et les vertueux de leurs contemporains. Nous avons les écrits de Simplicius; ses Commentaires physiques et métaphysiques sur Aristote ont perdu de leur réputation, mais son Interprétation morale d’Épictète se conserve dans la bibliothèque des nations comme un livre classique, admirablement propre, par la juste confiance qu’il inspire dans la nature de Dieu et de l’homme, à diriger la volonté, à purifier le cœur et à affermir l’entendement.


Notes
1. Isocrate vécut depuis la quatre-vingt-sixième olympiade I, jusqu’à la cent dixième 3 ante Christum, 436-388. Voyez Denys d’Halicarnasse (tome II, pages 149-150, édit. De Huds.); Plutarque, ou un anonyme ( in Vita X, oratorum, pag 1538-1546, édit. H. Étienne; Phot., cod. 259, page 1453. (
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2. La Fortuna attica de Meursius (c. 8, p. 59-73, in t. I, Opp.) donne en peu de mots de grands détails sur les écoles d’Athènes. Voyez sur l’état et les arts de cette ville; le premier livre de Pausanias, et un petit Traité de Dicéarque (dans le second volume des Géographes d’Hudson), qui écrivait vers la cent dix-septième olympiade. Dissert. De Dodwell sect., IV. (
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3. Diogène Laërce (de Vit. Philosoph., liv. V, Segment 37, page 289). (
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4. Voyez le Testament d’Épicure dans Diogène Laërce, (I, X, segm. 16-20, p. 611. 612). Une seule épître (Cicero ad Familiar., XIII, I) fait connaître l’injustice de l’Aéropage, la fidélité des épicuriens, la politesse habile de Cicéron, et le mélange d’estime et de mépris qu’avaient les sénateurs romains pour la philosophie et les philosophes de la Grèce. (
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5. Damascius, in Vit. Isidor., apud Phot. (Cod. 242, page 1054) (
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6. Voyez Lucien (in Eunech, t. II, p. 350-359, édit. de Reitz); Philostrate (in Vit. Sophist. I, II, c. 2); et Dion-Cassius ou Xiphilin (I, LXXI, p. 1195), avec les remarques des éditeurs Dusoul, Olearius, Reimar, et par-dessus tous, de Saumaise (ad Hist. Aug.; p. 72). Un philosophe judicieux, M. Smith (de la Richesse des Nations, tome II, p. 340-374), préfère les contributions libres des élèves aux salaires fixes assignés à un professeur. (
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7. Brucker, Hist. crit. de la philos., t. II, p. 310, etc. (
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8. La naissance d’Épicure est fixée à l’année 342 avant J.-C. (Bayle), olympiade cent neuvième 3. Il ouvrit ses écoles à Athènes la troisième de la cent dix-huitième olympiade, trois cent six ans l’ère du christianisme. La loi d’intolérance que j’ai citée dans le texte (Athénée, I. XIII, p. 620; Diogène Laërce, I. v, 38, p. 290; Julius-Pollux, IX, 5), fut publiée la même année ou l’année suivante (Sigonius Opp., t. V, p. 62; Ménage, ad Diog. Laër., p. 204; Corsini, Fastiattici, t. IV, p. 67, 68). Théophraste, chef des péripatéticiens et disciple d’Aristote, fut enveloppé dans ce même exil. (
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9. Cette époque n’est point arbitraire. Les païens comptaient leurs malheurs de la fin du règne de leur héros. Proclus, dont la naissance est marquée par son horoscope (A. D. 412, février 8, à C.-P.), mourut vers A.D. 485. Marin, in Vit. Procli, c. 36. (
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10. Fabricius publia à Hambourg, en 1700, et ad calc. Bibl. lat., Lond. 1703, la Vie de Proclus, par Marin. Voyez Suidas, t. III, p. 185, 186; Fabricius, Bibl. græc., I. V, c. 26, p. 449-552; et Brucker, Hist. crit. de la philosophie, t. II, p. 319-326. (
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11. La vie d’Isidore a été composée par Damascius, ap. Photium, Cod. 242, pag. 1028-1076. Voyez le dernier âge des philosophes païens, dans Brucker, t. II, p. 341-351. (
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12. Jean Malala (t. II, p. 187, sur Decio Cos. Sol.) et une chronique anonyme de la bibliothèque du Vatican (apud. Aleman; page 106), rapportent la suppression des écoles d’Athènes.(
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13. Agathias (I, II, p. 69, 70, 71) raconte ce fait curieux. Chosroès monta sur le trône l’an 531, et il fit sa première paix avec les Romains l’an 533; c’est la date la plus compatible avec sa réputation naissante et la vieillesse d’Isidore. Asseman, Bibl. orient., t. III, p. 404, Pagi, t. II, p. 543-550. (
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