Vie de Pascal écrite par sa soeur - III
Il joignait à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifiait et surprenait toutes les personnes qui étaient autour de lui; et il disait à ceux qui lui témoignaient avoir de la peine de voir l'état où il était, que, pour lui, il n'en avait pas, et qu'il appréhendait même de guérir; et quand on lui en demandait la raison, il disait: «C'est que je connais les dangers de la santé et les avantages de la maladie.» Il disait encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeait de les lui voir souffrir: «Ne me plaignez point; la maladie est l'état naturel des chrétiens, parce qu'on est par là comme on devrait toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devraient passer la vie? Et n'est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soumettre humblement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu'il me fasse cette grâce.» Voilà dans quel esprit il endurait tous ses maux.
Il souhaitait beaucoup de communier; mais les médecins s'y opposaient, disant qu'il ne le pouvait faire à jeun, à moins que de le faire la nuit; ce qui il ne trouvait pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il fallait être en danger de mort, ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchait; mais il était contraint d'y céder. Cependant, sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup: mais au sixième jour de sa boisson, qui était le quatorzième d'août, il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête; et, quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et qu'ils l'assurassent que ce n'était que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu'on le fit communier, et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvénients qu'on lui avait allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela, qu'une personne qui se trouva présente lui reprocha qu'il avait de l'inquiétude, et qu'il devait se rendre au sentiment de ses amis, qu'il se portait mieux, et qu'il n'avait presque plus de colique, et que, ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'était pas juste qu'il se fit porter le saint sacrement; qu'il valait mieux différer, pour faire cette action à l'église. Il répondit à cela: «On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire.» Néanmoins, voyant une si grande opposition à son désir, il n'osa plus en parler; mais il dit: «Puisqu'on ne me veut pas accorder cette grâce,j'y voudrais bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrais bien communier dans ses membres; et pour cela j'ai pensé; d'avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne une garde exprès, et enfin qu'il' n'y ait aucune différence de lui a moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter, et ainsi je vous prie de demander un malade à M. le curé pour le dessein que j'ai.»
J'envoyai à M. le curé à l'heure même, qui manda qu'il n'y en avait point qui fût en état d'être transporté; mais qu'il lui donnerait, aussitôt qu'il serait guéri, un moyen d'exercer la charité, en se chargeant d'un vieux homme dont il prendrait soin le reste de sa vie: car M. le curé ne doutait pas alors qu'il ne dût guérir.
Comme il vit qu'il ne pouvait pas avoir un pauvre en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce qu'il avait grand désir de mourir en la compagnie des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trouvaient pas à propos de le transporter en l'état où il était, ce qui le fàcha beaucoup; il me fit promettre que, s'il avait un peu de relâche, je lui donnerais cette satisfaction.
Cependant, cette douleur de tête augmentant, il la souffrait toujours comme tous les autres maux, c'est-à-dire sans se plaindre, et une fois, dans le plus fort de sa douleur, le dix-septième d'août, il me pria de faire une consultation; mais , il entra en même temps en scrupule, et me dit: «Je crains qu'il n'y ait trop de recherche dans cette demande.» Je ne laissai pourtant pas de la faire; et les médecins lui ordonnèrent de boire du petit lait; lui assurant toujours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux.
Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour passer la nuit auprès de lui; et moi-mêmeje le trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il fallait pour le faire communier le lendemain matin.
Ces apprêts ne furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé; car, à environ minuit, il lui prit une convulsion si violente que, quand elle fut passée, nous crûmes qu'il était mort, et nous avions cet extrême déplaisir avec tous les autres, de le voir mourir sans le saint-sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'insistance. Mais Dieu; qui voulait récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que M. le curé, entrant dans sa chambre avec le sacrement, lui cria: «Voici celui que vous avez tant désiré.» Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié pour le recevoir avec plus de respect; et M. le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement: «Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur.» Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versait des larmes. Il répondit à tout, remercia M. le curé; et, lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit: « Que Dieu ne m'abandonne jamais!» Ce qui fut comme ses dernières paroles; car, après avoir fait son actoin de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit; elles durèrent ,jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans et deux mois.