La pédagogie et Poussin

Samuel Rocheblave
Voilà donc la nature tenue de ressembler à l'antique, et à vrai dire, exclue de l'art, puisque toutes les différences qu'elle offre avec l'antique sont proscrites de l'art comme autant d'erreurs. Conclusion logique d'une pédagogie à outrance, et aussi d'un culte plus superstitieux que raisonné. Tout à l'heure le visage de Laocoon était le dernier mot de l'expression antique; maintenant, la loi des proportions, le « canon », est le tout de la sculpture. Après quoi il n'y a plus qu'à imiter au lieu de produire, et à fabriquer au lieu de créer. Encore si l'on faisait un choix! Voir dans la statuaire de Polyclète œuvres d'un certain « canon », c'est voir juste; mais le canon de l'Hercule Commode! mais celui d'une antique prise au hasard! comme si les vrais étalons de la sculpture grecque n'avaient pas varié avec la sculpture elle-même, comme si les proportions de Polyclète étaient celles de Lysippe! Il est vrai qu'on ne connaissait guère alors ni Lysippe, ni Polyclète. Mais si l'erreur est excusable en soi, que penser d'une doctrine fondée sur cette erreur?

Il faut bien l'avouer, Poussin lui-même n'avait pas peu contribué à engager notre école dans cette voie. Il en avait sauvé les inconvénients parce qu'il était Poussin; mais au fond, comme l'a très bien dit M. Lemonnier, « le système de Poussin n'était supportable qu'avec Poussin ». De là vient que ce maître sans élèves égara plus qu'il ne guida ceux qui voulurent, bon gré mal gré, le proposer en exemple. On tira alors de sa doctrine tout ce qui pouvait la trahir. On eut les procédés de Poussin sans son âme, et ses superstitions sans sa foi.

C'est de Poussin que vient le « compas » recommandé par Sébastien Bourdon. Ne vit-on pas, sur la fin de ses jours, le vieux maître guider le peintre Mosnier parmi les antiques, et mesurer avec un respect religieux, le compas à la main, les moindres restes de sa divine antiquité? Il mourut un an trop tôt pour être, paraît-il, le premier directeur de l'école de Rome (1). Sa haute pensée eût sans doute corrigé chez les élèves ce que certaines pratiques pouvaient amener de mécanique dans l'exécution. En tout cas il n'eût pas manqué de relever de son génie un enseignement qui, après lui, allait se donner en son nom à l'Académie; et cela sous les auspices de Le Brun, le dernier homme capable de le continuer.


La pédagogie et Poussin

Qu'admire-t-on en effet chez Poussin? quelles parties de son art propose-t-on en exemple? Le Brun le loue de ce que, dans un de ses plus fameux tableaux, les Israélites recueillant la manne dans le désert, ses personnages rappellent, l'un le Laocoon, l'autre la Niobé, tel vieillard Sénèque, tel jeune homme le Lantin, cet autre l'un des Lutteurs Médicis, une jeune fille la Vénus de Médicis, un homme l'Hercule Commode (1). Voilà pour les formes. S'agit-il de détailler l'idée du peintre, d'en développer les intentions cachées? Ce vieillard qui regarde en haut, et ce jeune homme qui regarde en bas lui paraissent offrir le résumé d'une psychologie. Voici mieux : la jeune fille qui tend sa robe à la manne qui tombe représente « la délicatesse et l'humeur dédaigneuse du sexe qui croit que toutes choses lui doivent arriver à souhait ». Quant à cette vieille femme qui embrasse sa fille et lui met la main sur l'épaule, « c'est bien une action des vieilles gens qui embrassent avec force ce qu'ils tiennent, craignant toujours qu'il ne leur échappe ». Ainsi, tout devenant matière à démonstration et à « leçon », les intentions déjà multiples de Poussin s'augmentent de celles qu'on lui prête, et il en advient de ses tableaux comme d'une belle page d'auteur ancien que gâte par son commentaire un professeur de rhétorique trop zélé.

Ce n'est pas que Le Brun n'ait parfaitement démêlé tout ce qu'a de littéraire l'art de Poussin. Construction de l'ensemble, ordonnance générale, distribution des groupes, clarté du langage, variété d'expression dans l'unité d'action, et même péripéties dans une seule scène, Poussin a tout cela, en poète et en historien non moins qu'en peintre. Le rapprochement de la peinture à la Poussin avec l'histoire d'une part, et la poésie dramatique de l'autre, est établi par Le Brun avec une grande sûreté : « Pour ce qui est d'avoir représenté des personnes dont les unes sont dans la misère pendant que les autres reçoivent du soulagement, c'est en quoi ce savant peintre a montré qu'il était un véritable poète, ayant composé son ouvrage dans les règles que l'art de la poésie veut que l'on observe aux pièces de théâtre... » C'est déjà, comme on le voit, la célèbre question ut pictura poesis qui se pose, c'est-à-dire l'unité de principe momentanément imposée aux arts les plus différents, en vertu d'un adage antique qui repose lui-même sur un contresens. Ce contresens est d'ailleurs une création de l'esprit classique, et l'on peut dire qu'il a fait époque dans l'art (2). Le Brun devait le formuler, puisqu'il a pu déjà le lire sur les toiles de Poussin. Mais sa netteté d'esprit allait encore ici desservir l'art, comme tout à l'heure sa subtilité : car le moyen, en adoptant pour point de départ une peinture aussi exceptionnellement parlante, de ne point faire trop raisonner l'art, et de ne point lui ravir tout son charme en lui prescrivant à l'avance le détail de ses effets?


Notes
(1) Conférence du samedi 5 novembre 1667. (H. Jouin, Conférences, p. 43-66.) - Le 3 décembre 1667, dans les Aveugles de Jéricho, de Poussin, Séb. Bourdon s'applaudira, de même, de retrouver le Gladiateur, l'Apollon et la Vénus de Médicis. Voilà une Vénus bien placée auprès du Christ.
(2) On s'excuserait d'avoir à souligner ce contresens fameux, si d'autre part il n'était encore accrédité. Horace n'a jamais dit que " la poésie est une peinture » (et quand même il l'eût dit!). Il a dit que telle poésie, comme telle peinture, demandait à être regardée de près, telle autre à être regardée de loin. C'est une tout autre idée, et aussi juste que la première est fausse
    Ut pictura, poesis erit quae, si propius stes,
    Te capiat magis, et quaedam, si longius abstes.
    (De Arte Poet., 361-362.)

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