La chapelle San Lorenzo

Eugène Guillaume
— VII —

Dés l'année 1520, le cardinal de Médicis, qui fut depuis Clément VII, avait, d'accord avec le pape Léon X, demandé à Michel-Ange, les plans d'une nouvelle sacristie pour l'église Saint-Laurent. Dans cette église était déjà le tombeau de Côme l'Ancien. Léon X voulait y ériger des monuments funéraires à d'autres membres de sa famille. Ces sépultures, qui d'abord devaient être au nombre de quatre, furent réduites à deux: celle de Laurent, duc d'Urbin, et celle de Julien, duc de Nemours. Ce sont celles que Charles-Quint vit terminées en 1536 et celles que l'on admire encore aujourd'hui. Le premier soin de Clément VII, après son élévation au pontificat, fut de faire reprendre l'exécution de ces mausolées un instant suspendue.

Nous ne parlerons pas des phases diverses par lesquelles passa ce travail qui eut aussi ses heures tragiques. Commencé sous l'empire de la vive satisfaction que Michel-Ange ressentit de l'avènement du nouveau pape, continué au milieu d'autres commandes, poursuivi pendant la révolution de Florence et en dépit du siège et de la prise de la ville, il fut terminé après la rentrée des Médicis. Cependant l'artiste avait été tour à tour un favori, un rebelle, un citoyen, un soldat; après avoir été proscrit et avoir vu sa vie en danger, il était rentré en grâce. Si l'âme de Buonarroti fut une âme agitée et souffrante, le temps où il vécut fut profondément troublé. Les transformations que subit le premier projet adopté pour la chapelle funéraire de Saint-Laurent sont plus généralement connues que ne l'étaient, avant de récentes publications, les nombreux contrats passés à l’occasion du Tombeau de Jules II. Nous ne nous y arrêterons pas. D'ailleurs, ici, la sculpture ne joue pas le premier rôle; l'architecture y tient une grande place et il appartient à un autre d'en parler. Nous dirons seulement que la chapelle est très simple et que la blancheur du marbre y triomphe souverainement. Le jour y vient d'en haut, et cette lumière qui tombe de la voûte a été combinée par Michel-Ange pour l'effet de ses ouvrages: elle a déterminé le faisceau de rayons destinés à faire briller certaines parties de l'œuvre, à étendre sur d'autres des ombres dormantes, à mettre sur l'ensemble une sorte de mystère. Artifices de peintre et de décorateur, sans doute, mais artifices auxquels les anciens avaient très largement recours dans leurs temples à ciel ouvert.

En entrant dans la chapelle de Saint-Laurent, on voit à droite le tombeau de Julien; à gauche celui de Laurent 2, et, en face de l'autel, la Vierge allaitant l'enfant Jésus.

Des sept statues de la main de Michel-Ange qui sont dans la chapelle, la Vierge est la première dont nous parlent les contemporains. Elle est assise. La main droite qui posé sur le siège sert de point d'appui au corps qui se porte en avant. La tête suit le même mouvement, elle se penche et les yeux s'abaissent tristement sur l'enfant. Celui-ci, assis de face sur les genoux croisés de sa mère, se retourne vers elle avec un mouvement violent et s'attache à son sein. Traditionnellement, le sujet de la Madone est traité par les maîtres italiens avec une mise en scène fort différente et dont la caractérisque est très simple. La royauté de la vierge mère s'y montre avec une grandeur qui est tempérée par la tendresse maternelle et par l'amour des hommes auxquels l'enfant Jésus montre un visage plein de bonté. Il y a toujours dans ces représentations une majesté douce qui résulte de l'ampleur et de la grâce des lignes, de la simplicité des attitudes, de la pureté des ajustements. Ici, la tradition a perdu sa sérénité; la grandeur reste, mais unie à la force et à une étrange et profonde mélancolie. La pose et le visage de la Vierge expriment l'angoisse. L'enfant nous dérobe son visage. Il se détourne de nous et cache sa face dans le sein qu'il paraît épuiser. La puissance de son jeune corps et l'énergie de son action annoncent le terrible Christ du Jugement dernier, et la Vierge semble penser avec tristesse que celui qu'elle allaite, après avoir été le Sauveur miséricordieux, sera l'implacable Justicier.

La première idée de cette composition se trouve dans un croquis conservé dans la collection de l'archiduc Albert, à Vienne. Il est toujours intéressant, lorsqu'il s'agit d'une statue, d'un groupe, d'en connaître le premier jet par un dessin. On aime à voir comment l'idée s'est présentée à l'artiste et comment il a envisagé d'abord une couvre destinée à avoir autant d'aspects divers qu'il y a de points de station autour d'elle. Notre observation vient à l'appui de ce principe que, dans un travail de statuaire qui doit être vu de tous côtés, il y a cependant une face principale, un point de vue sous lequel la pensée est plus complètement exprimée et l'ensemble se comprend mieux. Ce point est celui où se place instinctivement l'artiste lorsqu'il voit son œuvre en esprit. A ce compte, cette esquisse d'une des œuvres capitales de Michel-Ange est pleine d'intérêt: l'idée a jailli du cerveau de l'artiste avec une netteté absolue.

Nous venons de présenter au sujet de la Vierge une sorte de commentaire; et maintenant nous éprouvons quelque scrupule au moment d'aller plus loin.

On a beaucoup écrit sur les statues des tombeaux des Médicis: elles ont inspiré des pages de la plus haute éloquence. Maintenant la critique a changé de point de vue; et après avoir pensé que ces figures avaient une profondeur de sens telle qu'il était impossible d'en toucher le fond, aujourd'hui on est disposé à croire qu'elles n'ont qu'une signification indéterminée et une expression purement plastique. Bien plus, des personnes de grand sens sont d'avis que non seulement ces beaux marbres ne sont que des œuvres subjectives, mais que peut-être elles ne doivent pas compter au nombre des plus remarquables de Buonarroti. Ces réserves, ces doutes, sont bien le propre d'un temps qui, dans les arts, se préoccupe beaucoup des qualités matérielles, qui recherche curieusement les procédés et les pratiques et qui trouve que le sujet d'un tableau ou d'une statue peut résider uniquement dans l'exécution.

Cependant, depuis le moment où Michel-Ange commença à travailler aux statues de Saint-Laurent, on sait qu'il le fit toujours avec une idée arrêtée: il les a nommées et elles s'appellent encore le Crépuscule et l'Aurore, la Nuit et le Jour; peut-être y a-t-il eu quelque hésitation pour les deux dernières, mais ce fut seulement au début, et lorsqu'elles parurent aucun doute n'était plus permis. Les vers qui furent échangés à cette époque entre Jean Strozzi et Michel-Ange au sujet de la Nuit, vers devenus célèbres et que nous citerons à notre tour en leur lieu, prouvent assez que les contemporains et l'artiste lui-même ne voyaient pas dans les figures de Saint-Laurent de vagues entités. Si l'histoire, en consacrant les désignations qu'elles gardent encore, nous interdit de les considérer comme un travail académique, la connaissance que nous avons de leur auteur ne nous permet pas davantage de chercher en elles de simples allégories. L'allégorie, telle qu'on doit l'entendre, n'est, avec son cortége d'attributs d'emprunt, qu'un jeu de la raison. Les idées qu'elle représente sont de celles que le langage suffit à exprimer: elle ne rentre qu'indirectement dans le domaine de l'art. D'après les conventions qu'elle établit, une seule des quatre statues, la Nuit, pourrait être régulièrement reconnue, grâce à des accessoires parlants. Mais que gagne-t-elle à reposer sur le masque des songes et sur un hibou?. Son sommeil n'est-il pas assez éloquent? En résumé, ces créations du grand artiste sont, au même titre que les Esclaves du Tombeau de Jules II, des symboles. Mais ce sont des symboles tels que pouvait les imaginer Michel-Ange, étant donnés son caractère et les circonstances au milieu desquelles il était placé. Croire qu'il a voulu animer ses statues en leur communiquant ses pensées douloureuses et ses regrets patriotiques, est-ce aller trop loin? Ne l'avons-nous pas vu jusqu'ici procéder dans tous ses ouvrages par un prodigieux travail d'accumulation; et ceux qui ont lu ses poésies ne savent-ils pas combien chacun de ses vers contient de sens profond? Enfin, disons-le, pour conclure: y a-t-il quelque inconséquence à professer que Michel-Ange a pu mettre dans chacune de ses statues autant de pensées qu'il en condense dans un sonnet?

Une gravure, publiée plus loin, fait connaître la composition des tombeaux de Saint-Laurent: ils sont entièrement semblables. Chacun d'eux consiste en un sarcophage sur le couvercle duquel sont deux figures couchées; entre elles, mais plus haut et sur un plan plus reculé, au bord d'une niche creusée dans le mur, il y a un personnage assis. De ces personnages, nous l'avons dit, celui qui est à droite est Julien, duc de Nemours, celui de gauche, Laurent, duc d'Urbin, l'un frère et l'autre neveu de Léon X.

Les statues des deux princes datent, comme celle de la Vierge, des premières années du pontificat de Clément VII. Elles ne sont pas traitées en portraits, et Michel-Ange, à qui on le reprochait, répondit que dans mille ans personne ne serait capable de juger de leur ressemblance. Mais quoiqu'elles ne soient pas iconiques, ces figures, rien que par l'aspect que l'artiste leur a imprimé, donnent une idée exacte du caractère historique des personnages qu'elles représentent. Julien, le meilleur de la famille, au dire de l'histoire, doué d'une humeur douce et ami d'une vie tranquille, est assis dans une pose à la fois noble et abandonnée. L'armure magnifique qui le couvre convient bien, par sa physionomie toute romaine, à la dignité de Gonfalonier de la Sainte-Église dont il était revêtu et fait concevoir en même temps l'idée d'une sorte d'apothéose. Julien tient, sans aucune raideur militaire, son bâton de commandement et il tourne la tête avec la douceur aisée d'un homme qui voit de haut et avec sérénité les choses de la vie. La tête nue est admirable et elle est célèbre: on contemple en elle l'idéal de Michel-Ange arrivé à sa perfection. Le développement du col est extrême, mais aussi quelle suprême élégance! Les mains, par la manière dont elles sont posées, par leur forme et par leur souplesse, sont véritablement merveilleuses. La lumière qui tombe avec abondance sur cette belle statue l'illumine et semble à plaisir ajouter à son éclatante beauté.

Ainsi se montre à nous cette image de Julien, dans laquelle on peut voir la vérité historique transfigurée par le plus grand art. Mais les deux figures symboliques qui sont à ses pieds et reposent sur son sarcophage ont été exécutées, aussi bien que celles qui sont couchées sur le tombeau de Laurent, sous l'empire d'idées différentes. Incessamment reprises au milieu de la révolution de Florence à laquelle Michel-Ange prit une part si active, il est naturel qu'elles portent la trace des passions qui alors animaient leur auteur. Peut-être, dans le principe, devaient-elles donner simplement l’idée de la rapidité de la vie: maintenant, elles en expriment les douleurs, les révoltes. Les contemporains furent extrêmement frappés de la figure de la Nuit. C'est en effet une création extraordinaire, d'une originalité inouïe et néanmoins inspirée aux sources poétiques les plus hautes et les plus reculées. La pose est celle du sommeil inquiet et accablant, où nous plonge une fatigue excessive, de ce sommeil qui nous enchaîne dans des attitudes qui, étant celles de l'agitation et de la fièvre, sont ainsi les plus contraires à l'idée du repos. Et pourtant la Nuit repose, elle veut reposer, et à la manière dont elle est fixée on sent que rien ne la réveillera.

Un souffle des théogonies antiques n'a-t-il pas touché le génie de Michel-Ange en travail de cette redoutable conception? L'idée d'une déesse primordiale et éternelle, antique et toujours jeune, ne paraît-elle pas dans ces formes qui appartiennent à une race étrange, dans ce corps immense dont les accents, qui sont ceux que donnent la maternité et l'âge, conservent toute la flexibilité, toutes les grâces de l'être an moment où il arrive à sa perfection? La tête, qui penche en avant et qui met ainsi toute la partie supérieure dans la pénombre, ajoute à l'expression plastique de l'œuvre et les reflets qui l'éclairent achèvent, par leur transparence, d'assouplir le marbre et de le faire vivre.

Cette idée d'un marbre vivant se trouve exprimée dans le quatrain de Strozzi, quatrain si connu mais qu'on a toujours le devoir de rappeler à propos de la Nuit:
    La Notte, che tu vedi in si dolci atti
    Dormir, fu da un Angelo scolpita
    In questo sasso e perche dorme ha vita:
    Desta la, se nol credi, e parleratti.
On sait quelle fut la réponse de Michel-Ange.:

    Caro mi e'l sonno, e più l’esser di sasso,
    Mentre che'l danno e la vergogna dura:
    Non veder, non sentir, mi è grau bentura;
    Però non mi destar, deh! parla basso.

Dans ces vers vigoureux, les plus beaux peut-être qu'il ait faits, Buonarroti livrait le secret de son âme et se chargeait de nous mettre en mesure de répondre à ceux qui ne voudraient voir dans son génie qu'une sorte de tempérament inconscient.

La statue du Jour qui fait pendant à celle de la Nuit est une œuvre imposante. Jamais pareil accord de formes, jamais ensemble si bien lié, si puissant par la musculature, si énergique par les proportions, n'a été mis en œuvre pour exprimer la force. Remarquons que c'est encore une idée antique d'avoir représenté le Jour sous les traits d'un être herculéen. Ce personnage, qui paraît se détourner du spectateur par un violent mouvement de colère ou de dédain, le regarde par-dessus son épaule, derrière laquelle le bas du visage est caché. La tête n'est qu'ébauchée, tandis que le reste est terminé. Pourquoi ce sacrifice? Faut-il penser simplement que cette statue a été abandonnée ou que le sculpteur a voulu la subordonner à la figure de Julien? Ou bien encore, si l'on en croit Michel-Ange et si l'on admet que la Nuit sommeille pour ne pas voir les hontes de la patrie, y a-t-il lieu de croire qu'à l'imitation d'un artiste grec qui voilait Agamemnon, se sentant impuissant à rendre la douleur d'un père forcé d'assister au sacrifice de sa fille, l'artiste florentin a laissé le voile de l'ébauche sur le visage de sa statue, désespérant de pouvoir lui faire à souhait exprimer son indignation? Quoi .qu'il en soit, à travers le travail du ciseau qui n'a fait que déchirer le marbre, on devine un regard terrible.

Le tombeau de Laurent qui fait face à celui de Julien en reproduit, avons-nous dit plus haut, toutes les dispositions. Les statues accoudées sur les sarcophages sont rangées suivant le même ordre d'idées qui est funèbre: tout à l'heure c'était la Nuit et le Jour; maintenant c'est le Crépuscule et l'Aurore; les figures sombres d'abord et ensuite les figures de lumière. Le Crépuscule a été admirablement gravé par M. Gaillard. Le caractère individuel des formes, l'harmonie particulière de leur modelé et l'étude si riche de leurs détails ont été rendus avec une finesse merveilleuse qui fait comprendre jusqu'au poli du marbre. Ici encore la tête est restée à l'état d'ébauche; mais, telle qu'elle est, on la pénètre parfaitement. C'est celle d'un homme mûr et qui n'a rien ignoré de la vie. Avec ses chairs abondantes et toutes frémissantes de passion, le corps demeure robuste. Mais le front en partie dénudé s'incline; le regard où réside la vie est affaissé. Il est impossible de mieux exprimer la mélancolie, au soir d'une journée qui a porté le poids des soucis et des plaisirs.

Après cela, quel sera le lendemain? L'admirable figure de l'Aurore nous le fait pressentir. Son visage douloureux ne semble-t-il pas nous parler de réveil effroyable? Avec sa beauté virginale et funéraire ne nous apparaît-elle pas comme l'aube infernale, comme l'aurore d'au delà?

Ces idées ne sont pas sans rapport avec l'ambitieux et superbe Laurent, avec le duc d'Urbin figuré, selon nous, dans la statue célèbre que la tradition accréditée dans les arts a nommé le Penseur. Ne cherchons pas trop loin. Les faits suffisent à expliquer cette image idéalisée et qui est un portrait historique du même genre et du même temps que celui de Julien. Laurent fut un personnage redouté. Michel-Ange paraît l'avoir représenté dans les derniers moments de sa vie alors que, vieilli avant l'âge, accablé par la débauche et par les soins de sa politique, il était devenu solitaire, farouche et vivait retiré dans son palais. Il nous le montre assis dans une attitude qu'on sent devoir être immuable: le doigt sur la bouche, il pense... il pense dans une sorte de retrait ténébreux. Laurent est armé de toutes pièces comme un conquérant: il a pris le duché d'Urbin. L'aspect de sa tête est lugubre. Le masque a quelque chose de mortuaire; l'œil fixe, hagard, semble suivre l'esprit qui descend dans l'abîme de lui-même. Un grand casque reçoit tout le jour et projette sur la face entière une ombre mystérieuse qui attire l'attention à l'égal d'un trait éclatant de lumière: et c'est par là que se complète l'effigie. Autant Julien qui rayonne a de charme, autant le sombre Laurent nous inquiète.

Maintenant admettons, si l'on veut, les commentaires purement poétiques et après avoir cherché la vérité du sujet dans l'histoire, voyons simplement ici la pensée de Michel-Ange lui-même. Nous y consentons. Ce qui est 'certain, c'est que la vue de cette statue comme de toutes celles qui sont réunies dans la chapelle des Médicis parlera toujours à l'imagination, donnera un perpétuel aliment à la pensée. Si les gravures et si les reproductions de toute sorte en sont éloquentes, à plus forte raison faut-il voir l'œuvre elle-même à Saint-Laurent. Le marbre ajoute à leur beauté et dans ce lieu leur sens intime se dégage et se communique plus librement. «Tout le monde a vu le dessin et le plâtre de ces statues, mais à moins d'être venu ici, personne n'a vu leur âmes 8» Oui! elles ont une âme; c'est une juste et éloquente pensée par laquelle nous aimons à résumer cet examen.

Telles sont les statues du tombeau des Médicis, l'œuvre la plus complète que Michel-Ange ait exécutée en sculpture. Non seulement l'ensemble a été conçu librement par lui, mais il a pu rendre sa pensée sans rencontrer de contradictions ni d'obstacles.

Considérées au point de vue de l'exécution, les figures que nous avons essayé d'expliquer et de décrire donnent lieu à quelques remarques. Autant l'attitude de Julien et celle de Laurent sont simples, autant les personnages couchés sur les sarcophages sont dans des mouvements compliqués. Les membres supérieurs placés en travers du corps et les membres inférieurs ramenés les uns sur les autres par des actions brusques et raccourcies, donnent aux poses quelque chose de violent, de contraint. Cette sorte de gêne imposée à l'œuvre et qui résulte de la volonté qu'a l'artiste de faire entrer son idée dans un cadre déterminé, se retrouve en général dans toutes les productions de l'esprit et n'est pas contraire aux lois du grand art: bien loin de là. Mais ce genre de violence est l'une des habitudes du génie de Michel-Ange: il force son idée sculpturale à tenir dans un bloc de marbre dont il a rigoureusement délimité la silhouette, de même qu'il oblige sa pensée poétique à entrer dans les formes les plus étroites que la prosodie ait fixées.

Tout à l'heure nous trouvions dans les fresques de la chapelle Sixtine la marque du génie sculptural de Michel-Ange. Dans les tombeaux des Médicis nous observons qu'à son génie de sculpteur s'est ajouté un sentiment de peintre. Non seulement les effets de clair-obscur, résultant de la manière dont les figures sont composées, sont du domaine de la peinture, mais la pratique même du ciseau n'est pas sans ressemblance avec le travail de la brosse ou du pinceau. Ainsi, quelques beaux morceaux de nu sculptés dans la masse et traités comme en bas-relief sont terminés jusqu'au poli; dans cet état, ils demeurent entourés comme d'une gangue de marbre brut qu'on croirait inutile, mais qui, habilement rayée par le ciseau, les enserre. Ils s'en détachent par l'opposition du travail, comme ferait, dans un tableau, une partie vivement éclairée sur un fond à demi teinté.

Ce qui donne quelque intérêt à cette réflexion c'est qu'il ne semble pas que ces parties du marbre, restes apparents de l'ébauche, aient été destinées à disparaître jamais: En, les enlevant il se fût produit des évidements, un affaiblissement de la masse, des cavités ou des à-jours dont l'ensemble aurait eu à souffrir: Il faut donc considérer ces empâtements, non comme un superflu, non comme la marque d'un travail inachevé; mais bien comme une sorte de condiment destiné à renforcer la masse, à éviter les noirs trop grands et à faire en sculpture l'office qui dans la peinture est rempli par un fond.

En terminant cette partie de notre travail, nous sommes autorisé à parler de quelques autres œuvres de Michel-Ange, qui appartiennent aussi à la période de temps qui s'écoula de 1520 à 1536. Nous ne croyons pas qu'il y ait lieu d'examiner le Christ de la Minerve: bien que la composition appartienne à Michel-Ange, on peut dire qu'il est à peine de sa main. Envoyé de Carrare à Rome, n'étant qu'à l'état d'ébauche, il devait être achevé par Urbano qui n'était pas seulement le serviteur et comptable du grand maître, mais qui paraît avoir été un sculpteur de quelque valeur et aussi de beaucoup de présomption. On sait, par une lettre de Sébastien del Piombo 4, que le Christ gâté en plusieurs endroits par Urbano, fut définitivement terminé par Fred. Frizzi. Dans de telles conditions, nous ne saurions nous y arrêter. Mais il importe de rappeler ici deux ouvrages qui méritent mieux leur célébrité. Le premier; la statue d'Apollino, se rattache d'une manière étroite à l'histoire des tombeaux de la chapelle Saint-Laurent; le second, le Brutus, se réfère également à la révolution de Florence, sinon par la date, du moins par le sentiment dont il est inspiré. L'Apollino fut exécuté pour Baccio Valori, qui avait contribué à faire amnistier Buonarroti, proscrit à la rentrée des Médicis. Ce fut de la part de l'artiste un témoignage de reconnaissance. Par la pose et par le caractère général, l'Apollino n'est pas sans analogie avec les Esclaves; mais il est de proportion beaucoup plus petite. Le dieu nous semble dans l'attitude, non pas de prendre une flèche, ce qu'il ne ferait pas de la main gauche, mais de fermer son carquois, ce qui répondrait à une idée juste: en effet, cet ouvrage coïncide avec la fin des proscriptions. C'est une œuvre fière, robuste, conçue avec une indépendance absolue, et qui, par son mouvement, rappelle le Génie victorieux; enfin c'est une ébauche ardente, comme Michel-Ange en fit à cette époque où sa vie fut si troublée par les événements et par les combats qui se livraient dans sa propre pensée.

Le buste de Brutus aussi est une ébauche, mais des plus avancées. Il n'y faut pas chercher la ressemblance iconique de l'un des Brutus; c'est un buste tout moderne, une image créée à propos d'une idée, une œuvre à la manière de Shakespeare. A voir ce personnage, à considérer sa force, sa puissante encolure, son regard droit et sa bouche épaisse qui est celle d'un orateur tout de passion, on ne songe point à un politique, point à un patricien de l'ancienne Rome, mais à un tribun comme Rienzi.

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