Mariage et famille au temps de Papineau

Hélène Laberge
Mariage et famille au temps de Papineau
    par Serge Gagnon
    Les Presses de l'Université Laval, 1993

    Un bon historien doit être exempt de la maladie que le sociologue Sorokin a désignée sous le nom de quantophrénie et qu'il a définie comme "la tendance excessive à introduire la mesure dans les sciences de l'esprit".
    Serge Gagnon est un historien dans la lignée de Philippe Ariès et de son ami maintenant décédé, Robert Mandrou, à qui il dédie son livre. Comme eux, il échappe à cette tendance à la quantophrénie - qui est hélas! celle de certains spécialistes des sciences humaines. En se basant sur des sources abondantes, Serge Gagnon dégage les grandes tendances du mariage au XIXe siècle avec toutes les nuances requises. Il y avait dans l'Ancien Régime - et cela vaut aussi pour la France de la même époque - une mainmise de l'Église et de l'État sur le mariage, un code strict et clair des conditions dans lesquelles devait se faire le mariage. Mais ce code tenait étonnamment compte des conditions sociales et économiques de l'époque (voir les chapitres 1 et 2).
    La conception catholique de l'inceste n'avait pas le sens restrictif actuel - qui désigne les relations sexuelles entre membres d'une même famille - mais portait sur les mariages entre "affins jusqu'au quatrième degré de parenté,[...] soit entre les enfants de cousins issus de germains" qui étaient interdits. Diverses circonstances familiales, sociales ou économiques donnaient lieu à la remise en question de ces interdits. D'où la fameuse question des dispenses. De nombreuses dispenses pouvaient être obtenues pour empêcher la dispersion des membres d'une famille advenant la mort de la mère; le père était alors autorisé à épouser une belle-soeur, voire une cousine, à condition qu'il puisse prouver - pour des raisons évidentes! - qu'il n'existait pas de liens amoureux entre eux antérieurs à la mort de l'épouse légitime.
    Les curés des paroisses se préoccupaient également du sort des vieilles filles... (on était jugée telle autour de 24 ans!) "Dans ces sociétés où les hommes exercent le pouvoir, les femmes font l'objet d'une protection spéciale. Une fille de moins de 24 ans est jugée susceptible de trouver facilement preneur sur le marché matrimonial. Mais au-delà de cet âge l'Église ne réprouve pas son choix, même si elle se déniche un mari dans la parenté. [...] si la fille est vieille, si c'est une veuve chargée d'enfants, et qui n'ose en confier l'éducation à un étranger, si c'est une orpheline exposée à des accidents faute de support, il faut y voir autant de motifs légitimes de dispenser."
    C'est que le mariage était, sous l'Ancien Régime, le support social primordial tenant lieu d'État Providence. Si la femme mariée était tenue de procréer, en revanche son mari avait l'obligation stricte de pourvoir aux besoins de sa famille. D'où, selon cette logique, la sévérité de l'Église à l'égard de la séparation. "Une femme ne peut de son autorité privée se séparer de son mari, ou un mari de sa femme. Si donc leur séparation n'est pas faite mutuo consensu, la partie qui refuse de rejoindre l'autre doit être privée d'absolution jusqu'à ce qu'elle exhibe à son confesseur une autorisation du juge civil, obtenue en cour, ou une permission du supérieur ecclésiastique, de demeurer séparée." Notons au passage la reconnaissance par l'Église de la séparation civile.
    Les critères de séparation retenus pas l'Église sont au nombre de deux: "l'adultère et les mauvais traitements qui feraient craindre raisonnablement à une femme la mort ou la perte de quelqu'un de ses membres". L'alcoolisme non accompagné de violence n'est pas considéré comme une cause de séparation.
    "D'une manière générale, les prêtres compatissent au sort des femmes qui implorent leur aide. On les surprend quelquefois en train de réprimander les bourreaux au beau milieu d'une querelle." S'ils poussent un peu trop en faveur de la réconciliation avec un mari ivrogne et violent, voici comment ils risquent de se faire admonester par leur évêque. C'est le cas du curé de St-Ferréol en 1805: "Il y aurait de la cruauté à contraindre une femme de retourner pour la cinquième fois chez son mari ivrogne avéré dont elle a été obligée de se séparer pour mauvais traitements. Vous devez l'admettre aux sacrements sans exiger qu'elle retourne. Si elle a été menacée de mort, vous devez l'empêcher de retourner, quand même elle le voudrait..."
    Il faudrait aussi faire état des chapitres portant sur le mariage des enfants mineurs et majeurs, sur le cas très curieux des femmes séduites et abandonnées après mariage par des étrangers, et dont le remariage n'est possible que si elles détiennent la preuve de la mort du mari vagabond, sur les charivaris qui étaient la sanction bruyante et redoutée de certains mariages rejetés par les communautés locales. Un livre qu'on lit avec un très vif intérêt parce qu'il explore des pans encore à peu près inconnus et souvent méconnus de notre histoire.

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