Itinéraire d'une oeuvre

Yvon Bernier
Survol des écrit de Marguerite Yournenar dans leur contexte historique.
Entrée en littérature par la porte étroite de la poésie, Marguerite Yourcenar devait bientôt délaisser(1) ce mode d'expression au profit d'une prose qui gardera toujours le souvenir de ce chemin royal. À l'automne de 1929, elle publie son premier récit, Alexis ou le Traité du Vain Combat, court ouvrage en forme de lettre écrit dans une prose classique, limpide, où abondent les phrases admirablement frappées. Un homme y confie à sa femme ces penchants dont, sauf dans les oeuvres de Gide, Proust et quelques autres, la littérature ne faisait pas encore tellement état à l'époque, et lui communique sa décision de la quitter afin de se réaliser soi-même. Sur un thème qui a fait depuis fortune, souvent d'une façon par trop scandaleuse, Marguerite Yourcenar offrait au public un premier chef-d'oeuvre et son premier «portrait d'une voix», technique narrative qui trouvera son achèvement ultime dans Mémoires d'Hadrien (1951). Deux ans plus tard paraît un second récit, La Nouvelle Eurydice (1931), oeuvre au dessin indécis, en dépit de l'élégance de l'écriture, parce qu'au cours de la rédaction, de l'aveu même de l'écrivain, «la fusion entre le réel et le fictif ne s'est pas bien faite dans ce récit consacré à une femme disparue jeune et évoquée diversement par les survivants»(2). Puis c'est Pindare, publié en 1932, «mais écrit vers 1924, hâtif essai sur la vie et l'oeuvre de ce difficile poète grec, entrepris trop tôt avec un enthousiasme naïf»(3), qui n'a pas été republié depuis, Marguerite Yourcenar jugeant sévèrement cette oeuvre de jeunesse. En 1934, paraît Denier du Rêve, roman qui se passe à Rome au début des années 30, et qui, dans sa dénonciation du fascisme, traduit déjà un sens aigu du drame politique de notre temps. (L'écrivain donnera une version définitive de ce livre en 1959, après en avoir réécrit de larges pans, et en tirera une pièce intitulée Rendre à César en 1961.) En 1934, c'est La Mort conduit l'attelage(4), recueil de trois nouvelles composées aux environs de la vingtième année, et dont la première, D'après Dürer, allait plus tard servir de noyau à L'Œuvre au Noir. Ces nouvelles situées au XVIe et au XVlle siècle furent suivies par les proses lyriques de Feux (1936), ce somptueux chef-d'oeuvre, d'une résonance unique dans la production de Marguerite Yourcenar. Dans Feux, des mythes antiques modernisés de façon à faire voler en éclats toute notion de temps et de durée illustrent d'incandescentes pensées sur l'amour et la souffrance, son corollaire. «Produit d'une crise passionnelle»(5), âpre, suppliant et révolté, cet ouvrage glorifie finalement «les valeurs de la passion, qu'elles soient de l'intelligence, de l'âme ou de la chair»(6). En 1938, Marguerite Yourcenar donne Les Songes et les Sorts, où elle raconte quelques-uns de ses rêves, et «s'essaie à l'étude d'une architecture du songe, indépendante des concepts freudiens de l'époque»(7); Nouvelles Orientales, où elle réinterprète librement des légendes slaves, grecques modernes, extrême-orientales ou hindoues; et, en 1939, Le Coup de Grâce, tragique histoire d'amour sur fond de guerre, que Volker Schlöndorff vient de porter à l'écran. C'est aussi entre 1936 et 1939 qu'elle traduit Vagues de Virginia Woolf, publié en 1937, et Ce que savait Maisie d'Henry James qui ne devait paraître cependant qu'en 1947.

Pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui suivent immédiatement ces événements, Marguerite Yourcenar ne publie que quelques articles dans Les Lettres Françaises de Buenos-Aires dirigées par Roger Caillois, ou à Alger dans Fontaine. Mais c'est alors qu'elle compose ses trois pièces à sujet grec, Le Mystère d'Alceste (1942), Électre ou la Chute des Masques (1943), Qui n'a pas son Minotaure ? (1947), et qu'elle donne son adaptation scénique de La Petite Sirène d'Andersen, jouée par A. Everett Austin à l'Avery Memorial Theatre de Hartford (Connecticut) en 1942. À cette même époque, elle rassemble et traduit d'innombrables Negro Spirituals qui formeront plus tard Fleuve Profond, Sombre Rivière. À partir de 1948, Marguerite Yourcenar se remet avec ardeur à Mémoires d'Hadrien, oeuvre qu'elle portait en elle depuis la fin de l'adolescence, fiévreusement entreprise, abandonnée, reprise pour être abandonnée à nouveau, parce qu'elle constituait un de ces projets trop ambitieux qu'«on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans»(8). Cette fois, elle veut l’achever «coûte que coûte»(9). Lorsque le livre paraît, en 1951, l'écrivain, apprécié jusqu'ici par un certain nombre de critiques attentifs et d'admirateurs fidèles, obtient du jour au lendemain un très vaste public. Plus près de l'essai que du roman historique auquel ils ont été abusivement rattachés, ces mémoires imaginaires d'un empereur romain du IIe siècle restent l'une des plus prodigieuses réussites de notre temps. «Sortant moi-même des années de guerre, déclare leur auteur, j'ai voulu présenter l'image d'un chef d'État intelligent, pacificateur et reconstructeur(10).»

Entre 1954 et 1963, Marguerite Yourcenar publie les trois pièces à sujet antique énumérées plus haut, dont l'une, Électre ou la Chute des Masques, est portée à la scène en 1954; puis, en 1958, sa Présentation critique de Constantin Cavafy, composée dix-neuf ans plus tôt. En 1962, elle rassemble les essais de Sous bénéfice d'inventaire. Deux ans plus tard, paraît Fleuve Profond, Sombre Rivière, précédé d'une préface «inspirée par le mouvement d'intégration aux États-Unis et consacrée au Negro Spiritual et à l'historique de la condition du Noir américain(11)». En 1968, année faste à l'image de 1951, paraît l'autre chef-d'oeuvre qui se préparait en elle depuis sa jeunesse, L'Œuvre au Noir, pour lequel on lui décerne le Prix Fémina à l'unanimité, fresque puissante et touffue de la Renaissance brossée avec un «réalisme halluciné(12)». Le héros du roman, Zénon, alchimiste, médecin, philosophe, est la plus belle figure que l'art de Marguerite Yourcenar ait créée, avec celle de l'empereur Hadrien. L'année suivante, elle révèle au public français un poète américain inconnu, Hortense Flexner, publié par elle en édition bilingue. Enfin, depuis 1970, l'écrivain se consacre à une autobiographie(13) qui tient infiniment plus de la chronique familiale que de la confession. Dans le premier volet de cette suite intitulée Le Labyrinthe du Monde, Souvenirs Pieux (1974), il explore le côté maternel de sa famille; dans Archives du Nord (1977), le côté paternel. Mais qu'on se garde bien de croire que Marguerite Yourcenar, dans cette entreprise, se complaît au spectacle tribal du cercle de famille. Au contraire, elle en réussit en quelque sorte la quadrature, y logeant l'espèce tout entière, remontant jusqu'à «la nuit des temps», bien avant que ne se mette en marche la caravane humaine. Sa famille lui sert de prétexte à une réflexion plus haute, car on ne s'en tient pas à ce moi multiplié qu'est toute famille quand on a peu d'intérêt pour son propre moi.



Notes et références
(1) Pas tout à fait, à vrai dire, puisqu'elle publiera en 1956 une plaquette de vers, Les Charités d'Alcippe, aujourd'hui épuisée, mais destinée à reparaître bientôt augmentée de pièces nouvelles. En outre, «la poésie sous de strictes formes prosodiques n'a pas cessé d'accompagner, comme en retrait, le développement de son œuvre en prose», affirme-t-elle dans une lettre datée du 4 janvier 1978, ajoutant que «dans ses traductions de poètes grecs anciens et de Negro Spirituals, elle s'est d'autre part livrée à un grand nombre d'expérimentations avec divers types d'expression prosodique».
(2) Lettre du 4 janvier 1978.
(3) Ibid.
(4) L'écrivain met au point, en ce moment, la version définitive de ce livre, éliminant toutefois la nouvelle qui a servi de point de départ à L'Œuvre au Noir, retouchant les deux autres.
(5) Préface de Feux, datée du 2 novembre 1967, Paris, Pion, [1968], p. 9.
(6) Lettre du 4 janvier 1978.
(7) Ibid.
(8) «Carnets de notes des Mémoires d'Hadrien», Paris, Pion, 1958, p. 315.
(9) Ibid., p. 320.
(10) Lettre du 4 janvier 1978.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Jean Roudaut vient d'en donner une analyse tout à fait remarquable dans «Une autobiographie impersonnelle», La Nouvelle Revue Française, 1er novembre 1978, no 310, pp. 71-81.

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