Au seuil des Laurentides

Marie-Victorin
Le village qui meurt. Voir Croquis laurentiens, texte intégral.
C'est de Saint-Colomban, tout près de Saint-Jérôme, que je veux parler. Le village est littéralement perdu, égaré dans le désert des rocs nus, des galets, comme on dit par là. Le paysage des galets est infiniment tranquille et infiniment triste. Autour de vous la roche grise, polie par les glaciers préhistoriques, mordue par le chancre des lichens, sonne sous le pied et ressuscite un passé fabuleux et muet. Un peu plus loin la forêt chiche se referme. Mais passez le rideau d'arbres rabougris, et vous aurez devant vous un autre galet, désert et nu, qui se refermera pour s'ouvrir encore et se refermer toujours... et ainsi pendant des lieues et des lieues.

Aussi s'étonne-t-on lorsque, par un chemin à peine visible sur le roc, l'on débouche à l'improviste sur Saint-Colomban. La petite église de bois, peinte en blanc, est très légèrement posée sur la galet - on dirait une mouette fatiguée - et il semble que rien ne sera plus facile que de la transporter, quand on le voudra, sur un autre galet. Une seule rue, cinq ou six maisons, et c'est tout. À cent pas, les arbres semblent fermer l'horizon, mais c'est le leurre éternel des galets et partout, loin, au delà, tout près, le granit est roi.

Passé l'église, il n'y a guère qu'une maison, un vieux magasin abandonné, en ruine. On m'a dit son histoire. Elle est touchante.

Saint-Colomban n'est plus, mais Saint-Colomban fut, ou du moins aurait pu être. Au temps où la région du Nord s'ouvrit à la colonisation, ce petit village devint, par sa situation géographique, le quartier-général des colons qui montaient de la plaine laurentienne pour défricher les vallécules, tributaires de la rivière du Nord. Le commerce y florissait. Un brave Irlandais bâtit ce petit poste et y fit longtemps d'excellentes affaires. Sur le galet devant sa porte, le bandage de fer des roues a creusé une ornière qui se voit encore. Les charrettes des colons stationnaient là, à la queue leu leu, pendant que les propriétaires à l'intérieur menaient grand bruit dans la boucane, faisant des emplettes, causant politique et s'approvisionnant de potins pour la femme restée à la maison.

Lorsque la colonisation prit une autre route et que la déchéance de son village fut définitivement prononcée, l'Irlandais resta néanmoins fidèle à son poste. Il vit encore, très vieux, paralysé, aux soins de son fils, vieillard lui-même. Jamais il ne voulut revendre à un collègue de Saint-Jérôme, les marchandises de toutes sortes entassées dans le magasin. Depuis quinze ans, personne n'y entre; il croule, mais l'on respecte la volonté de l'aïeul. J'ai voulu voir, de près cette masure. Elle est faite de pièces et raconte son origine. La poutre du toit a cédé et tout s'affaisse par le milieu; l'échelle vermoulue tient encore sur les bardeaux noircis, gagnés, par places, par le velours envahissant des mousses. Plus de carreaux aux fenêtres; la porte, lamentablement, pend sur un seul gond tordu. À l'intérieur, des tiroirs d'épicerie, entr’ouverts, des restes de sucre, de sel, de thé, pillés par les rongeurs. Aux poutres transversales, des vêtements en loques, des cirés, des fouets, que sais-je? J'ai même vu un petit traîneau, jouet d'enfant, accroché à côté d'un fanal rouillé... Et sur le seuil, comme pour sceller cet abandon, et interdire l'entrée, montent, rigides et pâles, les tiges miséreuses des molènes.

Dans cette détresse et dans cette fidélité il y a quelque chose de profondément émouvant. Et cependant il a tort ce vieillard, comme tous les vieillards d'ailleurs, dans cet inutile effort pour retenir le passé qui, irrémédiablement, s'en va! «La vie, disait Henry Bordeaux, est dure et volontaire comme une troupe en marche», et du passé elle se sert comme de matériaux pour reconstruire, toujours!


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La montée du cimetière

La longue route ensablée qui monte vers le cimetière de Saint-Jérôme, est déserte par ce matin sans soleil, et il fait vraiment bon d'occuper seul le banc de bois, souvenir de cet excellent docteur Henri Prévost qui dort son dernier sommeil dans le sable roux, entre les racines des pins.

Sur l'immobile écran des nuages gris, les moindres bruits se répercutent, s'amplifient, se confondent, pour se résoudre en un halètement voilé, scandé par les castagnettes d'un pic martelant un cèdre mort. En sourdine, se croisent les appels des oiseaux inquiets; notes nerveuses, notes menues, notes dolentes...

Le pré lisérant la forêt toute proche, est, ce matin, d'un vert glauque, retouché du rose mat des grands trèfles... L'on dirait un ciel renversé dans l'eau d'un étang et peuplé de constellations de marguerites! Çà et là, jaillissent en couronne les frondes plumeuses des fougères. Le pied dans l'eau, de petits saules agitent au souffle d'une brise perceptible pour eux seuls, leurs feuilles encore teintées de la pourpre vernale du bourgeon.

Au fond du champ, les petites pyramides sombres des sapins, étagements de noirs et de verts sourds, s'épandent en tirailleurs devant les épinettes effilées comme des clochers... Tels des arbres de Noël portant à chaque branche une petite chandelle de cire pâle, les jeunes pins ont des pousses nouvelles, et prolongent en vert gai, la tristesse immobile de leurs bras gommeux; avec les palmes rigides des cèdres et la fine chenille des mélèzes, tout cela s'ajoute, se superpose sur un fond frissonnant de haute futaie claire, merveilleusement.

Pourquoi cet ensemble de hasard m'émeut-il tant? Ce désordre est-il donc beauté? Ou bien, n'est-ce pas plutôt l'âme fruste de lointains ancêtres qui remonte en moi? Ils conduisirent la charrue ou guettèrent l'original le long de bois semblables, et c'est peut-être le colon ou le trappeur dont j'ai reçu le sang, qui frémit devant le spectacle congénial de la nature!....

La route ensablée qui monte vers le cimetière est toujours déserte, et loin, très loin, sans relâche, le pic fouille le cœur sec des arbres morts....

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La neuvaine

La rivière du Nord est délicieuse à l'heure du couchant. Suivez la route qui, laissant Saint-Jérôme, remonte la rive droite, vous cheminerez sur sentier durci, bordé d'armoises et de tanaisies, avec, dans l'oreille, la basse assourdie et profonde de l'eau franchissant d'un saut les barrages. Des deux côtés il y a des maisonnettes en bois, pas prétentieuses, avec de blancs enclos autour des jardinets, avec des chapelets d'enfants, un peu défraîchis par la chaleur du jour, et qui s'ébattent devant les portes.

Mais ce soir, les seuils sont déserts et un silence inaccoutumé accueille les premières ténèbres. Seules, et avec des airs de fantômes, les vaches broutent encore sans lever la tête, parmi les gros rochers semés dans les pâturages. Inconsciemment, le mutisme des choses nous envahit et nous marchons sans mot dire.

Mais voici qu'au travers du grondement continu de l'eau, passe un bruissement de prières; l'instant d'après nous apercevons la demeure des Lauzon, noire de monde. Tout s'explique: le rang est en neuvaine; on demande du beau temps pour les semailles. Sur la galerie il y a tous les types familiers rassemblés par le besoin commun: les vieux à canne, les vieilles placées dans les berceuses, les figures hâlées des remueurs de terre, les jeunes filles qui ont fait un brin de toilette, et les grands gars dont la pipe s'éteint lentement sur l'appui des fenêtres. Les enfants n'ont pu trouver place; il se serrent sur les trois marches et dans la
balançoire près de la pile de bois franc. Tout ce monde prie, tourné vers le grand Sacré-Coeur de Jésus décroché du salon et suspendu à l'orme qui ombrage le puits. Au-dessous de la naïve image, deux lampes à pétrole allument des reflets sur la vitre du cadre.

Nous sommes passés rapidement pour ne pas distraire et gêner les bonnes gens. Derrière la maison une pauvre femme, pour endormir un bébé criard, le balançait à bout de bras tout en répondant au chapelet...

L'heure arrivait, l'heure incertaine et tranquille où le miroir de l'eau se ternit et s'opalise, où il n'y a plus de rivière, plus de bosquet, plus de rivage, plus de ciel distinct, mais une mosaïque indécise où tout cela se double, se répète et se confond. Et tandis que nous nous éloignions, les lambeaux d'oraisons, les bribes de litanies, portés sur l'aile ouatée du soir, continuaient d'arriver jusqu'à nous...

Oh! l'impossible rêve de prier comme ces âmes simples, et, après avoir fait le tour de tant de choses, d'arriver à dire un peu bien son Pater!

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Le rocher erratique

Il est là depuis des siècles, des centaines de siècles peut-être, au flanc du coteau herbu, non loin de la vieille grange. Abandonné par les glaciers en fuite devant le soleil plus chaud, l'énorme granit a gardé la pose de hasard qu'il avait avant l'histoire. Pour lui, les jours et les nuits ne nombrent pas. Il a vu, lentement, la terre se couvrir de verdure et de fleurs, et la forêt monter, grandir et se refermer sur lui. Sous l'ombre des grands pins qui le gardaient humide de la rosée du ciel, il accueillit les mignonnes légions des mousses, et laissa le polypode capricieux grimper sur ses flancs.

Des peuples insoupçonnés, que l'histoire ignore, l'ont frôlé, et des générations d'enfants des bois ont dormi dans le retrait de sa base; le soleil et l'ombre lui ont dispensé l'éternelle alternance de leur insensible caresse, et, sans l'entamer, la vague tranquille des siècles a passé sur lui.

Un jour pourtant, la forêt surprise entendit un idiome inconnu et très doux... C'était l'homme blanc, l'homme de France, et de suite, quelque chose fut changé...

…………………………….

Trois siècles.

…………………………….


Des coups de hache, que se renvoient les échos étonnés! Des couplets de chansons, de francs éclats de rire!... Et le soleil à grands flots, viole le mystère séculaire, fouille les secrets de la mousse et des feuilles mortes! Autour du rocher dégagé, de bonnes figures énergiques et brunes, ruisselantes aussi, entourent un prêtre colossal, aux yeux d'enfant.
- Toi, Jacques Legault, voici ton lot. La terre est riche, la rivière est tout près. Bonne chance! Si tu as de la misère, tu sais, le curé Labelle est là!...
…………………………….

Hier, je suis passé près du bloc erratique lavé de la pluie récente et brillant de toutes les paillettes de son mica. À quelque pas, les portes de la grange, grandes ouvertes, laissaient voir les tasseries vides et la grand'charrette agenouillée sur ses brancards. Sur la croupe de pierre, deux agneaux tout blancs jouaient dans le petit vent parfumé de trèfle et de marguerite…

Et je songeais à la vanité de toute vie, celle des agneaux et celle du passant qui les regarde. Posée ainsi en numérateur sur la durée du granit éternel, elle nous apparaît bien telle que l'a comprise avec une infinie variété d'expression, la sagesse de tous les temps: un court portage entre un berceau et une tombe. Et, vraiment, le mystère de la vie me serait apparu plus profond que jamais, si, à l'heure même, le son atténué d'un Angélus lointain ne m'avait rappelé à la solution splendide de la foi chrétienne!...

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