Aux sources de la tradition: Hippocrate

Gilles Maloney

Comment Hippocrate a su composer avec les croyances traditionnelles pour permettre l'émergence d'une médecine rationnelle et comment il a su doser ses interventions de façon telle que la médecine préventive prenne une grande importance, de façon telle aussi que ses compatriotes conservent le sens de la mesure dans leur conception de la santé.

Et que penserait le Père de la médecine d'une entreprise telle qu'un traité d'anthropologie médicale au Québec? Il n'en serait sans doute pas étonné: pour autant que nous puissions savoir, Hippocrate était un esprit ouvert, et pour ainsi dire un anthropologue en puissance. De fait, la dernière phrase est déjà en partie une hérésie, car nul ne sait en quoi consistait l'oeuvre écrite d'Hippocrate ni ce qu'il nous en reste. Il nous est parvenu certes une centaine d'oeuvres sous le nom d'Hippocrate, mais on ne conteste pas qu'elles doivent être attribuées à plusieurs auteurs différents et qu'aucune n'est assignable avec certitude à Hippocrate en particulier. On distingue dans cette masse des petits ensembles qui paraissent bien évidemment avoir été écrits par la même personne, mais guère plus. D'autre part, les mentalités ou les idées qui président à plusieurs ont conduit depuis longtemps à des groupements par écoles: lorsqu'on aborde ces textes on découvre non sans étonnement un monde en mouvement, où circulent des idées diverses, voire contradictoires, des échos de polémiques, des appels au lecteur, sans compter la variété des sujets abordés ainsi que des traitements proposés.

Il est donc avantageux de voir dans cette collection de traités médicaux, ce corpus comme on dit, le reflet d'une des sociétés qui composent l'histoire des civilisations: celle de la Grèce classique. Mais ce reflet est bien affaibli, car à la lecture on constate vite que, là comme dans les autres types de productions de la Grèce des VIe et IVe siècles avant J.-C., les âges ne nous ont conservé qu'un échantillon, la barbarie, l'incurie ou la bêtise humaines ayant fait disparaître le reste.
Abordons alors certains aspects d'un type de médecine dont les praticiens avaient suffisamment de caractéristiques communes pour qu'il fût possible de classer une partie de leurs oeuvres sous le nom de celui qui devint de son temps déjà un médecin prestigieux: Hippocrate.

Le divin dans la maladie

Les oeuvres hippocratiques témoignent d'une époque, mais elles sont aussi héritières d'une tradition; la médecine grecque n'est pas née tout à coup du temps d'Hippocrate, pas plus que notre médecine actuelle n'a été fondée qu'au XXe siècle. On décèle aisément dans le corpus des traces de procédés archaïques, des compositions de médicaments qui à l'occasion flairent la magie, des prescriptions qui parfois correspondent plutôt à des rites; mais dans l'ensemble nous ne sommes clairement plus au royaume des dieux et de la magie.

Hippocrate réagit d'ailleurs fortement contre des charlatans qui, par manque de science, font appel aux démons comme causes de maladies ou qui administrent des traitements ridicules. Parmi les hippocratisants, c'est-à-dire les chercheurs qui se consacrent dans l'histoire de la médecine aux oeuvres hippocratiques en particulier, plusieurs estiment que les médecins qui nous intéressent éliminaient de l'art médical toute cause divine et recherchaient partout des explications rationnelles, de cause à effet, basées sur des faits observables.

Mais il faut comprendre que les médecins du corpus évoluent dans la même société que les intellectuels de leur temps: philosophes, hommes de théâtre, orateurs, politiciens, dont il est très difficile pour nous de décider s'ils étaient ou non des athées. Hippocrate était, croit-on, contemporain de ce Socrate qui fut condamné à mort par suite d'un procès pour impiété. On rencontre un bon exemple de l'embarras dans lequel pouvaient se trouver les médecins chez celui qui aborde le problème très délicat de la «maladie sacrée». Par un long raisonnement, il parvient à conclure que toutes les maladies «sont divines et toutes sont humaines». Ce médecin procède ensuite à une description remarquable de l'épilepsie et il en propose une étiologie et une thérapeutique qui, bien que fausses, sont avancées selon une ligne de pensée positive et rationaliste, plaçant sûrement le problème dans la bonne direction. À son tour, l'auteur du traité Des airs, des eaux et des lieux pense aussi que toutes les maladies sont semblables, en ce sens que «chaque maladie a une cause naturelle et sans cause naturelle aucune ne se produit» (par. 22).

De la même façon, l'auteur du Régime suggère: «Prier est une bonne chose, mais, tout en invoquant les dieux, il faut s'aider soi-même» (IV, 87, 2). Il distingue ailleurs parmi les rêves ceux qui nous viennent des dieux (prédisant l'avenir à des villes ou à des individus), mais qui ne l'intéressent pas, et ceux qui reflètent l'état de santé d'une personne.

Bref, les dieux existent, ils peuvent contrôler les vents et les tempêtes et même le destin des humains; mais il existe aussi un domaine, celui des maladies, dans lequel les médecins sont capables d'oeuvrer utilement et efficacement.

Le concept de santé

La pensée grecque aurait pu aboutir en médecine au concept d'une santé parfaite. Le panthéon classique est composé de divinités sereines, toutes en absolue santé, à l'exception relative d'Héphaistos, «l'illustre boiteux», comme Homère l'appelle avec révérence. Au lieu de viser à cet état idéal, le corpus hippocratique en arrive à proposer un concept de santé relative. Un des tout premiers aphorismes est instructif à ce sujet: «Chez les athlètes un état de santé à l'extrême limite est dangereux; demeurer stationnaire est impossible; or, ne demeurant pas stationnaire et, d'autre part, ne pouvant plus marcher vers le mieux, empirer est la seule voie qui reste» (Aphorismes, I, 3). Cette pensée est-elle le reflet d'une prise de conscience de la condition humaine et de ses limites? Est-elle autrement une application de la crainte typiquement grecque de l'hybris, théorie (si on nous permet le mot) selon laquelle toute activité humaine qui parvient à un sommet, par son élévation même offensait les dieux en tant que dépassant un niveau convenable et attirait en conséquence leur colère.

Plutôt qu'un aboutissement triomphal sur un sommet, la santé est un équilibre précaire à mi-pente entre deux extrêmes. Elle est un bien sans cesse susceptible d'être attaqué, mais aussi un processus maintenu, on le verra, par divers moyens. L'équilibre qu'est la santé n'est pas l'effet d'un hasard favorable mais le résultat d'une dynamique consciente.

À son tour, la maladie est vue comme un processus qui, lui aussi, trahit rapidement son modèle grec: elle connaît d'abord une phase latente, dont certaines manifestations tels les rêves sont le présage, sinon le signe. Elle se manifeste en augmentant sa force (épidosis) jusqu'à un sommet (acmè), pour décliner ensuite (paracmè) vers la guérison ou vers l'endommagement permanent, sinon vers la mort.

Arrive un moment dramatique où les forces de défense du corps tentent d'encercler le principe nocif, de le «cuire» (c'est la pepsis) pour réussir à l'expulser: c'est le moment de la crisis, non pas de la «crise» au sens moderne, mais du «jugement». C'est alors que la maladie prend une orientation définitive, qui s'effectue à certains «jours critiques».

On quantifiera la période des jours critiques. Les maladies aiguës atteignent leur crise en quatre jours, les moins aiguës en une semaine, les aiguës de troisième ordre en onze jours. Le traité Des chairs élabore une arithmologie complexe sur le sujet. Mais la notion est répandue dans tout le corpus avec des variantes. Pour sa part l'auteur des Semaines tend à montrer que les phénomènes physiques dans leur ensemble sont régis par le chiffre sept.

Peut-être faut-il voir dans ces quantifications évidemment abusives le relent de chiffres magiques ou de formules mnémotechniques. En tout cas la pratique des textes grecs nous invite personnellement à la prudence. Récemment, M.D. Grmek faisait remarquer que cet intérêt pour les chiffres est compréhensible dans un pays où un grand nombre de malades étaient atteints de paludisme ou de pneumonie; or, dans de telles maladies, un temps déterminé est requis pour que s'effectue la décharge d'histamine, par exemple, ou l'élaboration d'anticorps. (1)

Parfois aussi, ce qui nous semble au premier abord n'être que spéculation errante est un authentique effort de la pensée humaine pour appréhender des groupes de phénomènes. Ainsi la récurrence des quatre saisons et le mouvement régulier des astres peuvent servir de base à des généralisations valables. De là à penser que l'être humain est un petit monde, il n'y a qu'un pas, comme on dit, que franchissent justement les auteurs des livres sur les Chairs et sur les Semaines, établissant une correspondance, parmi d'autres, entre les parties du corps et les régions du ciel.

L'être humain, corps et âme

La médecine hippocratique en arrive à une conception particulière de l'être humain en tant qu'entité physique. Bien que l'unanimité de vues n'existe pas dans le corpus, le corps apparaît en règle générale comme un tout composé d'un certain nombre d'éléments simples. Ceux-ci sont tantôt le feu et l'eau (Du régime, par. 3), tantôt le sang uniquement, ou la bile ou le phlegme, la bile jaune et la bile noire. D'autres admettent l'existence de quatre «humeurs», mais qui sont le sang, le phlegme, la bile et l'eau.(2) Dans l'ensemble, les hippocratiques soulignent que les humeurs contiennent chacune deux des quatre qualités essentielles: chaud ou froid, sec ou humide. Elles occupent aussi une zone spécifique du corps humain: c'est notamment le coeur pour le sang, le foie pour la bile, la tête pour le phlegme. Cela ne les empêche pas de se déplacer dans l'organisme par la voie des veines ou par le chemin des innombrables cavités qu'elles rencontrent partout. La santé existe donc lorsque les humeurs évoluent dans leur domaine propre et qu'elles ne sont quantitativement et qualitativement ni en excès ni en défaut. Dans la pathologie hippocratique, il est une conception digne d'attention: ce système semble penser que les organes, pas plus que telle ou telle partie du corps, ne sont pas causes de maladie: ils sont malades, atteints par une cause extérieure ou par un déséquilibre (souvent inexpliqué) des humeurs.

Les hippocratiques nous expliquent d'autre part que le corps est composé de substances de base communes à tous ses éléments. C'est peut-être pour cette raison que la maladie peut affecter tout le corps à la fois et se manifester en plusieurs endroits différents. Elle affecte même l'âme également. Nous ne pouvons examiner ici le problème de la constitution de l'âme ou des facultés dans le corpus: notons au moins une tendance à considérer l'âme comme étant matérielle et une habitude de tenir compte à la fois des affections physiques et psychiques. On constate le synergisme entre corps et âme dans le fait, par exemple, qu'une peur est capable de provoquer une attaque d'épilepsie (Maladie sacrée, 12); une vivacité de sentiment stimule les humeurs qui redonnent ou enlèvent les couleurs de la peau, mais contracte le coeur, alors que la bonne humeur le dilate. Inversement, la diète peut améliorer l'intelligence. Dans une page admirable, l'auteur du Régime enseigne comment l'âme, durant le jour, est au service du corps; mais la nuit, elle est à elle-même et en profite pour faire le tour de son logis. Les rêves sont justement le langage par lequel elle signale les problèmes qu'elle a décelés ainsi que les foyers latents de maladie. On lit encore aujourd'hui avec surprise les descriptions de cas de malades dans les livres d'Épidémies, où le médecin rapporte autant les accès de délire, les gestes maniaques, les troubles psychologiques que les symptômes physiques dont le patient est atteint.

Le médecin grec connaît dans les faits la psychosomatique. Il a également de son côté un allié puissant: l'être humain avec ses ressources naturelles: «Les natures sont les médecins des malades. La nature trouve pour elle-même les voies et les moyens, non par intelligence (tels sont le clignement, les offices que la langue accomplit et les autres actions de ce genre); la nature, sans instruction et sans savoir, fait ce qui convient» (Épidémies, VI, 5, 1).

Le malade: un élément dans un système

Le traité Des airs, des eaux et des lieux porte exclusivement sur l'influence de ces trois aspects de la nature sur la santé. Son auteur veut montrer qu'un médecin qui arrive dans une région nouvelle, s'il veut être en mesure de soigner convenablement ses futurs patients, doit connaître les qualités et les défauts des vents, des eaux et de la localisation d'une ville; il doit aussi s'informer des états du sol, des habitudes de vie des gens; mangent-ils, boivent-ils, travaillent-ils beaucoup? Font-ils beaucoup d'exercice? L'auteur va plus loin encore et brosse un tableau qui compare les Asiatiques et les Européens, «prouvant» jusqu'à quel point leur environnement produit des individus physiquement si différents.

On sait que dans les livres d'Épidémies, Hippocrate prend à plusieurs endroits le temps de décrire longuement les conditions qui prévalaient avant et pendant les maladies dont il rapporte ensuite les cas: le type de température qui régna, les vents, les caractéristiques générales des saisons, la position de certains corps célestes, la localisation de la ville avec ses caractères climatologiques. L'auteur de l'essai sur Les vents insiste pour sa part sur le fait que les vents et l'air que nous respirons sont susceptibles de provoquer diverses maladies.

Quant à la relation entretenue par l'homme avec son milieu par le moyen de l'alimentation, on ne saurait en souligner trop l'importance pour les hippocratiques. Nous y reviendrons plus loin.

La personne apparaît ainsi comme un élément dans un système et elle-même comme un système d'éléments, qui doit se tenir en équilibre à l'intérieur de lui-même et aussi avec l'extérieur, dont il reçoit froid et chaleur, air, eau et aliment.

Diagnose et pronostic

Le médecin doit être un bon observateur, de l'environnement mais aussi du patient. Il observe non seulement toutes les parties du corps (il a identifié, par exemple, l'hippocratisme digital), mais aussi les gestes et l'allure du malade. Il examine l'urine, les selles, les crachats; il vérifie l'haleine, la température de la peau; il écoute la respiration ou fait secouer le patient pour entendre le bruit éventuel de l'eau sur le poumon.

Il sera même plus subtil, pour déjouer certains comportements du malade: «Il est arrivé plusieurs fois, lit-on dans La bienséance, que les malades ont menti au sujet de ce qui avait été prescrit, n'ayant pas pris les breuvages désagréables, soit purgatifs, soit autres remèdes». D'autre part, sans qu'on puisse en faire reproche, «souvent chez les femmes qui ne connaissent pas la source de leurs souffrances, les maladies deviennent incurables, avant que le médecin n'ait été instruit par la malade de l'origine du mal. En effet, par pudeur, elles ne parlent pas, même quand elles savent; et l'inexpérience et l'ignorance leur font regarder cela comme honteux pour elles» (Maladies des femmes, 62).

Certains vont même jusqu'à affirmer qu'il revient au malade de découvrir sa maladie, sous l'habile interrogatoire du médecin. (3) Ce même gynécologue poursuit: «En outre, les médecins commettent la faute de ne pas s'informer exactement de la cause de la maladie, et de traiter comme s'il s'agissait d'une maladie masculine. Il faut dès le début interroger soigneusement sur la cause, car les maladies des femmes et celles des hommes diffèrent beaucoup pour le traitement».

On voit au moins que le malade, en tant qu'être intelligent, est une source importante d'information. C'est lui qui décrit le mieux les résultats ou du moins les sensations que telle diète provoque; si on applique un bandage, c'est le blessé qui dira le mieux s'il est trop serré.

Poursuivant dans cette voie, l'auteur de l'ouvrage placé par la tradition en tête du corpus et dont plusieurs pensent qu'il s'agit d'Hippocrate lui-même, en arrive à cette conclusion: «Il est nécessaire que celui qui parle de médecine dise des choses connues par les gens du peuple, parce qu'il cherche et parle des maladies qu'ils subissent. Ce n'est pas facile pour eux de comprendre ce qui leur arrive... Mais si une autre personne leur trouve et leur dit, c'est facile. Car ce qui se passe n'est rien d'autre que pour chacun de se ressouvenir, en écoutant, de ce qui lui est arrivé. . . C'est pourquoi la médecine n'a pas besoin d'hypothèse» (De l'ancienne médecine, 2).

Revenons à notre propos. Le médecin examine aussi, bien sûr, ecchymoses, oedèmes, fractures et contusions, il prend note des douleurs et des sensations. Puis il tente de «se reconnaître à travers» ces renseignements, de «diagnostiquer» le mal. L'étape suivante est celle du pronostic, dont nous ne pouvons parler mieux qu'en référant le lecteur à l'ouvrage célèbre du même nom: Le pronostic

Le pronostic est ce moment où le médecin prédit le développement de la maladie, la mort ou la guérison, non plus en tant qu'inspiré ou instrument des dieux, mais en tant qu'humain conscient d'être en possession d'un art qu'il domine.

Le traitement

La thérapeutique du médecin grec est beaucoup plus variée qu'on ne s'y attend. Elle recourt à des méthodes qui seront suivies pendant une vingtaine de siècles: cautérisation, saignée, trépanation même. Toute une gamme d'interventions étaient connues pour les fractures et les luxations; on fait des bandages soignés et intelligents, des manipulations, des tractions même (dont l'une avec le fameux banc d'Hippocrate). (4) Les interventions chirurgicales qui nous sont décrites s'appliquent à la chirurgie externe, mais parfois avec une hardiesse inattendue. Le chirurgien qui nous a laissé des livres sur Les hémorroïdes et Les fistules était un virtuose dans son domaine. On recoud les plaies, on panse, on replace des nez cassés. On conseille des exercices physiques, des promenades, des bains chauds; il arrive aussi qu'on suggère, dans plusieurs cas de maladies féminines, le coït ou la grossesse comme remèdes possibles. On recourt à l'avortement thérapeutique.

L'hippocratique dispose aussi d'une pharmacopée tout à fait impressionnante, qui trouve sa matière première parfois chez les animaux ou les poissons, plus souvent encore dans les minéraux, et surtout dans les végétaux. Il nous a laissé littéralement des milliers de recettes qui sont administrées sous toutes les formes possibles, pour ainsi dire: potions, boissons, potages, onguents, suppositoires, comprimés, fumigations, lavements, cataplasmes et autres.

Régime et médecine préventive

L'une des grandes constantes de la thérapie hippocratique, sinon la principale, est le rôle attribué à la «diète», selon le terme grec, c'est-à-dire au régime de vie. L'auteur du traité du Régime nous livre le fruit de son expérience en ces mots:

Aliments et exercices ont des vertus opposées, mais qui collaborent à la santé. Par nature, les exercices dépensent l'énergie disponible, les aliments et les boissons, eux, compensent les pertes. Il importe, à ce qu'il semble, de discerner la vertu des exercices naturels ou violents; lesquels d'entre eux développent les chairs, lesquels les diminuent et non seulement cela, mais encore la proportion des exercices à l'égard de la quantité d'aliments, de la nature du patient, de son âge, des saisons de l'année, des changements de vents, de la situation des lieux où il vit, de la constitution de l'année. Il faut connaître le lever et le coucher des astres, pour savoir prendre garde aux changements et excès des aliments, des boissons, des vents de l'univers entier: c'est de tout cela que proviennent les maladies. Mais tout cela connu, la découverte n'est pas encore complète. Si en effet il était possible, en sus de tout cela, de trouver dans chaque cas individuel une proportion exacte des aliments et des exercices, sans excès ni défaut, on aurait trouvé alors très exactement la santé pour tout le monde. Malheureusement, si tout ce qu'on a cité plus haut a bien été découvert, ce dernier point est impossible à découvrir (Régime, 1, 2).

Ces mots résument l'approche de la majorité des textes du corpus: l'importance de l'environnement, de l'être humain pris dans sa totalité, du régime, de l'observation du concret. Dans le reste de son oeuvre, ce médecin décrit les effets du sommeil, des veilles, de l'inaction, du travail, de la consommation de deux ou d'un repas quotidiens, de l'excès du froid ou du chaud, des nourritures échauffantes mais peu nutritives, des onctions, du soleil et du feu, des sueurs, des relations sexuelles, des vomissements thérapeutiques, des bains, des exercices physiques, de la marche à pied.

Il va de soi que ces différents aspects du régime seront pris en compte au moment de la phase morbide, et en particulier de l'alimentation. De fait, toute maladie, pour ainsi dire, est susceptible de faire modifier l'alimentation. Ainsi, après une fracture, il faut «diminuer les aliments durant les dix premiers jours, user de substances tendres qui favorisent modérément les évacuations alvines. On s'abstiendra de vin et de viande; puis on reviendra progressivement à un régime plus substantiel» (Fractures, 7). Pour les maladies d'une certaine durée, la tendance est de donner des fluides jusqu'à la crise (quoique certains médecins considèrent que cette méthode affaiblit trop le patient). Après la crise, on sert de la bouillie pour passer ensuite à des solides, l'effet inflammatoire des solides dans une constitution affaiblie ou enfiévrée étant connu.

Les médecins se préoccupent au plus haut point de classer les aliments en catégories qui leur apparaissent les plus réalistes. Les aliments sont secs ou mous ou laxatifs ou flatulents, aisément digestibles, ou encore cholagogues. La variété de ces classements est tout à fait étonnante. On traite aussi selon les circonstances, en cuisant les aliments, les faisant bouillir, refroidir, passer.

L'auteur de l'Ancienne médecine a des vues personnelles sur ce sujet: les êtres humains ont un jour inventé la cuisine parce qu'ils ne pouvaient supporter la même nourriture que les animaux: «Ils pensèrent que les substances, qui seraient trop fortes pour pouvoir être surmontées par la nature, produiraient, si elles étaient ingérées, des souffrances, la maladie et la mort; qu'au contraire, tout ce qui serait digestible contribuerait à la nutrition, à l'accroissement et à la santé ( . . . ). Quel nom donner plus juste et plus convenable que celui de médecine: médecine trouvée pour la santé ( . . . ) changement de ce régime qui ne lui avait causé que souffrance, maladie et mort?» (par. 3).

La notion (et la pratique) de la médecine préventive, qui est familière aux hippocratiques, cet auteur la trouve déjà chez les premiers hommes. Cette «découverte» d'un fait ancien apporte surtout une preuve supplémentaire de l'existence de la médecine préventive dans la pratique hippocratique. En effet, ce penseur recourt à un procédé heuristique typique d'une certaine pensée grecque qui lui est contemporaine. Il s'agit d'un mouvement inductif pratiqué par les historiens Hérodote et Thucydide, par exemple, qui consiste à expliquer le passé par le présent, puis de constater que, le passé étant tel et tel, il s'ensuit telle et telle conséquence pour le présent. La démarche de l'auteur de l'Ancienne médecine est, de fait, sans doute la suivante: de son temps, on soumet les aliments à un traitement culinaire et ceux-ci contribuent à la santé humaine. D'autre part, les animaux ne cuisinent pas, mais mangent pourtant les mêmes aliments de base que les humains. Ceux-ci ont donc commencé un jour à modifier ces aliments communs par la cuisine. S'ils ont agi ainsi, c'est parce que ces substances étaient «trop fortes» et produisaient «la maladie et la mort»; en les rendant digestibles, ils contribueraient à améliorer leur santé. Ils ont de la sorte inventé la médecine; et si l'on veut pratiquer la médecine aujourd'hui, il faut procéder comme eux.

Quoi qu'il en soit, il ne serait pas difficile de montrer comment les hippocratiques recommandent un usage relevant vraiment de la médecine préventive dans les autres aspects de la diète, depuis les exercices physiques jusqu'à l'activité quotidienne, en passant par la vie sexuelle.

Double comme le rapport entre médecine et maladie est le rapport entre médecin et patient. Il apparaît en premier lieu que souvent l'attention du praticien se porte sur le malade en tant qu'individu malade plutôt que victime d'une maladie dont toute personne peut souffrir. Ce principe général est énoncé par l'auteur de l'Ancienne médecine, selon qui il faut savoir «les rapports de l'homme avec ses aliments, avec ses boissons, avec tout son genre de vie, et quelle influence chaque chose exerce sur chacun» (par. 20). C'est peut-être cette idée qui amenait les médecins des Épidémies à noter si soigneusement l'histoire des cas particuliers de leurs patients. D'un autre côté, des ouvrages comme celui Des affections internes décrivent en termes généraux des pathologies du foie, par exemple, en montrant qu'il en existe plusieurs espèces; mais on résiste difficilement à la tentation de penser que lorsque l'auteur commence une nouvelle section par «Autre maladie du foie... », on devrait comprendre: «Autre cas d'un patient souffrant de la même maladie»!

Cette façon opposée d'approcher le malade se rencontre dans une oeuvre polémique: le Régime dans les maladies aiguës (le RMA), qui s'en prend aux «auteurs des maximes onidiennes». Les médecins dits onidiens avaient pour principe de trouver la quantité exacte de variétés de chaque maladie, et pour chacune d'en consigner les symptômes, avec éventuellement l'explication étiologique, et d'en donner la thérapeutique. L'auteur du RMA s'élève devant cette façon absolue de procéder et soutient vivement qu'on doit appliquer à chaque malade un traitement approprié, comme patient unique en soi.

La volonté d'individualiser le patient n'est peut-être qu'un aspect d'une façon de voir typiquement hippocratique et qui est résumée dans cette pensée: «L'art se compose de trois termes: la maladie, le malade et le médecin. Le médecin est le serviteur de l'art; il faut que le malade aide le médecin à combattre la maladie» (Épidémies, 1, 5). Cela nous amène au second aspect du rapport entre médecin et patient.

À maintes occasions, on dénote une sorte de connivence entre médecin et malade contre la maladie, qui pouvait être favorisée par l'idée que, si un déséquilibre causé par la maladie était une «chose», un être étranger au corps, il fallait l'anéantir ou l'expulser. Pour s'assurer de cette collaboration, certains hippocratiques suggèrent d'épater le patient et son entourage en prononçant le diagnostic et le pronostic avant même d'avoir interrogé ou touché le malade: cela sera de nature à impressionner au plus haut point. Un autre s'en prend à ceux qui décorent leurs patients de bandages dramatiques: «Un bandage est véritablement médical quand il rend service à la personne en traitement... On laissera de côté les bandages élégants et d'allure théâtrale» (Du médecin, 4). Un autre persifle ceux qui procèdent pour la même raison, en pleine place publique, à des traitements spectaculaires tels que la succussion par l'échelle (Articulations, 42).

Le traité De la bienséance au complet se consacre au comportement que le médecin doit adopter: propreté personnelle, habit décent, odeur agréable, air grave et humain, le geste rassurant, des moeurs honnêtes. Un aphorisme admet qu'on peut permettre au patient de petits plaisirs «dont l'effet n'est pas grandement nuisible ou est facilement réparable, par exemple l'eau froide là où il faut faire cette concession» (Épidémies VI, 4, 7). Dans un cas de fracture du nez, on pourrait avoir recours aux bons offices d'un enfant ou d'une femme, car alors «il est besoin de mains douces» (Articulations, 37). Pour créer un climat psychologique favorable, il est bon de ne laisser au malade «rien apercevoir de ce qui arrivera ni de ce qui le menace, car beaucoup se sont trouvés plus mal par cette cause» (De la bienséance, 16). Tel autre va plus loin pour une personne souffrant à l'oreille: «Rouler de la laine autour du doigt, instiller un corps gras chaud, ayant placé la laine dans la paume de la main, placer la main au-dessous de l'oreille de manière que le malade croie qu'il lui sort quelque chose, puis jeter cela dans le feu. Tromperie» (Épidémies V, 7).

Du reste, le malade est en grande partie responsable de sa guérison et doit se traiter lui-même. Parlant d'une fracture du nez: «Nul médecin ne vaut les index du malade lui-même, s'il veut avoir de l'attention et du courage» s'exclame l'auteur des Articulations (par. 37).

La rencontre entre le médecin et son patient n'a pas toujours lieu dans l'intimité. II n'existe pas d'hôpitaux à l'époque d'Hippocrate. L'institution la plus ressemblante serait celle des temples dédiés à des dieux guérisseurs: on n'y trouvait pas de véritables médecins mais des membres de la communauté sacerdotale qui essayaient de guérir, en tant que médiateurs entre le dieu et le malade.

Le médecin hippocratique, lui, travaille soit à son bureau soit, le plus souvent, chez le patient; la lecture de divers textes laisse comprendre que, dans les maisons privées, il est entouré de la famille et des amis du malade. II fait appel à ces personnes pour l'aider à l'occasion. Conscient de la nécessité pour lui de créer un climat favorable, le médecin doit protéger l'intimité du patient en s'assurant par exemple que la lumière ambiante ne laisse pas voir aux autres les parties qu'il faut cacher (De l'officine du médecin, 3). Cet entourage justement influencera un autre aspect de la médecine hippocratique: celui de l'éthique.

De l'éthique médicale

Oeuvrant dans une civilisation où il ne semble pas exister de réglementation de sa profession, le médecin grec est pris dans un dilemme: d'un côté il doit convaincre le malade (et son entourage) qu'il est compétent dans l'art, de l'autre il doit rester modeste devant le patient.

Les textes qui nous restent laissent entendre que des médecins n'hésitaient pas à prononcer de véritables discours en public sur tel ou tel aspect de la médecine, pour faire rendre notoires leurs connaissances. L'auteur du RMA pense à ce propos qu'à cause des contradictions bien connues entre médecins, il se crée «dans le public une grande défaveur vis-à-vis toute la profession médicale, au point qu'on se figure que la médecine n'existe pas!» (par. 3).

En tout cas le médecin grec est en général conscient de ses limites. L'un note en passant: «Si la nature s'oppose, tout est vain» (La loi, 2), et l'autre écrit cette pensée qui ouvre le livre des Aphorismes: «La vie est courte, et l'art est long; l'occasion est fugitive, l'expérience trompeuse et le jugement difficile». Mais à cet époque aussi des exceptions surgissent; et l'auteur des Lieux dans l'homme affirme, triomphant: «La médecine me paraît dès aujourd'hui avoir été découverte tout entière, elle qui enseigne en chaque cas les habitudes et les occasions. Celui qui connaît ainsi la médecine n'attend rien de la chance: avec ou sans chance il réussira» (par. 46).

Plus conscients de leurs limites, plusieurs estiment que le médecin n'a pas l'obligation de traiter une maladie incurable ou parvenue à un stade trop avancé; parfois on souligne qu'on doit s'occuper du patient même après avoir prononcé un pronostic clair sur l'incurabilité d'un cas; de cette façon le médecin va malgré tout améliorer sa réputation. De fait, selon l'opuscule sur La loi, la profession médicale seule n'était soumise à d'autre sanction que la déconsidération.

Un problème plus délicat peut-être, à nos yeux du moins, est celui de l'avortement. II est bien connu que le «Serment d'Hippocrate» promet, entre autres, de «ne pas donner à une femme de pessaine abortif»; les hippocratisants pensent toutefois que le Serment n'était le fait que d'un groupe restreint de médecins, dont Hippocrate lui-même ne faisait pas partie. Et lorsqu'on parcourt les livres gynécologiques du corpus, on constate vite que les hippocratiques à la fois prescrivent divers remèdes abortifs et pratiquent eux-mêmes l'avortement, tout cela sans en discuter aucunement les aspects moraux ou éthiques. Là comme ailleurs le médecin est préoccupé d'abord par une idée: guérir le malade ou du moins alléger sa douleur.

Cette attitude générale est à mettre en parallèle avec la disponibilité du praticien qui soigne indistinctement les gens de toute provenance sociale, hommes libres autant qu'esclaves. L'auteur des Préceptes ajoute même: « Je recommande de ne pas pousser trop loin l'âpreté, mais d'avoir égard à la fortune et aux ressources; parfois même vous donnerez des soins gratuits, rappelant soit le souvenir passé d'une obligation soit le soin actuel de votre réputation. Y a-t-il lieu de secourir un étranger ou un pauvre? C'est de telles gens qu'il faut surtout aider, car là où est l'amour des êtres humains, là aussi est l'amour de l'art» (par. 6).

Conclusion

Le corpus hippocratique nous laisse voir un paradigme des plus valables dans l'histoire de la médecine. On détecte sur le territoire grec une grande activité médicale, aspect que nous n'avons pas développé dans les pages précédentes, il faut le dire. Des écoles de pensée s'affrontent, des théories s'opposent. La profession comprend diverses spécialités: des gynécologues, des chirurgiens, des pédiatres, des spécialistes de maladies internes et de maladies «aiguës». Ces gens ont des assistants, des dossiers de malades.

Il nous apparaît en second lieu que ces médecins sont enracinés dans la réalité contemporaine de leur civilisation, leur thérapie étant une extension de la vie courante; médications à base de végétaux ou de produits naturels, modifications au régime alimentaire et aux divers aspects de l'activité physique, traitement effectué très souvent au lieu de résidence du malade.

Le patient est vu comme un être donné, vivant dans un milieu concret, dont il faut connaître les composantes géographiques et physiques. Et si cet être doit vivre en harmonie avec son environnement, le mal viendra pour lui lorsque son équilibre est rompu soit par des causes internes soit par l'irruption de causes à lui externes.

Il est donc évident que le médecin doit collaborer avec le malade. Le rôle de la personne atteinte n'est pas d'être une «patiente», une personne «qui subit», mais d'assumer une part active dans le processus thérapeutique. L'esprit brillant qui est l'auteur des livres I et III des Épidémies écrit modestement (par. 5): «Il faut dire les antécédents, reconnaître l'état présent; prédire ce qui sera, pratiquer cela; s'exercer, dans le domaine des maladies, à deux choses: être utile, sinon ne pas nuire».


Notes
1. Voir Mirko D. GRMEK, «La réalité nosologique au temps d'Hippocrate», dans M.D. SMERK, éd.: Hippocratica, Paris, C.N.R.S., 1980, pp. 237-255.

2. Le terme de «humeur», bien que phonétiquement très près encore de son original grec chymos, s'est chargé pour nous de connotations nouvelles, tout en donnant son nom à la pathologie dite humorale.

3. Nous sommes en pleine anamnèse. Et Socrate, encore Socrate! qui se vante d'être fils de sage-femme déclare que son office est de faire accoucher les âmes de la Vérité. Son plus illustre disciple, Platon, si influencé par les réalités médicales, enseignera que par la réminiscence l'intelligence retrouve l'état qu'elle connaissait avant son incarnation et du même coup sa connaissance de la Vérité

4. Ce banc est un appareil d'orthopédie de conception tout à fait moderne servant à faire des tractions, machine «excellente pour la réduction de toutes les articulations du membre inférieur»; Hippocrate recommande que «chaque médecin pratiquant dans une ville populeuse» possède un tel appareil (Des articulations, 72).


Bibliographie
BOURGEY, Luis et IRIGOIN, Jean, Hippocrate, Paris, Les Belles Lettres, tome 1.
GRMEK, Mirko D., éd., Hippocratica, Paris, C.N.R.S., 1980.
JOLY, Robert, éd., Corpus hippocraticum, Mons, Éditions universitaires, 1977.
JOLY, Robert, Hippocrate, Paris, Les Belles Lettres, tome VI, 1 et 2; XI; XIII, 1966-1978.
JOLY, Robert, Le niveau de la science hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1966.
JOUANNA, Jacques, Hippocrate, Paris, Les Belles Lettres, tome X, 2, 1982.
La collection hippocratique et son rôle dans l'histoire de la médecine, Leiden, Brill, 1973.
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LITTRÉ, Émile, Oeuvres complètes d'Hippocrate, Amsterdam, Hakkert, 10 vol. (réim-pression de l'édition de Paris, 1839-1861).
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TEMKIN, O. and TEMKIN, C.L., Eds., Ancient Medicine, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1967.

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