La Théogonie d'Hésiode

Charles Renouvier
Chez Hésiode l'une des tendances est irrécusable, quoiqu'elle prenne une physionomie particulièrement hellénique et ne quitta point le domaine du mythe pour en dégager une interprétation rationnelle. L'autre est tout à fait absente. Hésiode pose comme premier principe d'existence Chaos (Χάος), — évitons les articles le ou la qui ont l'inconvénient de démarquer, pour ainsi dire, le personnalisme des noms grecs, — et ensuite (έπείτα), sans cause génératrice qu'il leur assigne; Gaïa (Terre), Tartara, dans les profondeurs de la terre, et Éros, le plus beau d'entre les immortels. De Chaos procèdent spontanément (έγενοντο) Erebos et Nyx la noire, qui forment le premier couple. Mais négligeons pour un moment l'union de ces deux principes; le texte nous donne encore deux ordres de production spontanés; l'un qui procède de Gaïa, l'autre de Nyx. Gaïa engendre Ouranos (Ciel étoilé), qui est égal à elle et la couvre tout entière pour être une sûre demeure aux dieux bienheureux, puis les Monts élevés, séjours des Nymphes, et Pontos, la Mer infertile et furieuse. Nyx engendre de même, sans aucun accouplement, Moros et la noire Ker, personnifications du destin, et Thanatos (Mort), et Hypnos (Sommeil), et la troupe des Songes; enfin, Honte, Douleur, les Parques, Némésis, etc., toute une suite de maux physiques et moraux personnifiés.

Les caractères généraux de la théogonie ressortent pleinement de ce début. C'est d'abord l'effacement de la notion de causalité proprement nommée (c'est-à-dire exprimant une volonté), et toutefois une vague idée d'origine et de commencement, plutôt que d'éternelle préexistence; ensuite, quelque chose de cette idée réaliste de substance qui devait peser d'un grand poids sur toute philosophie et toute théologie. Car le Chaos, en dépit du sens premier et étymologique de vide, qu'on lui donne, et de son caractère de personne indéterminée, chez le poète, ne peut pas pour l'imagination ne pas tenir de la Substance, et ne pas suggérer l'idée de matière inqualifiée, en désordre, qui fut une commune interprétation de temps postérieurs. Remarquons après cela le dégagement des grands éléments et des formes physiques du monde; une terre, son dessous, un ciel qui s'en élève et la couvre, les monts, la mer; d'une autre part les ténèbres et, pour s'y rattacher, une suite de personnifications mêlées, toutes de mauvais caractères, qui ne procèdent pas davantage de génération physiologique. Un principe différent de la terre et du ciel doit intervenir. C'est l'Amour, dont le poète a besoin pour l'explication mythologique des unions, d'où le monde ordonné va sortir. Nous croirions difficilement que ce principe a été interpolé par des mythographes de l'âge suivant, comme le pensent quelques critiques.

En général, l'explication philosophique de la théogonie, sans omettre aucun des éléments importants que mettent à notre disposition les textes reçus, nous offre trop de difficultés pour que nous croyions permis d'y supposer des interpolations ou des altérations graves. Quelques changements d'ordre des parties faciliteraient seulement l'intelligence de la suite des idées.

La notion de cause ne vient formellement qu'avec l'idée de génération sexuelle. L'Érèbe et la Nuit, formes mâle et femelle du même principe de ténèbres (divisées peut-être en infernales et supérieures), s'unissent d'amour et engendrent l'Éther (lumière céleste) et Héméra (la lumière atmosphérique ou terrestre du jour). Ainsi, par l'Amour, la lumière sort des ténèbres, le jour de la nuit. Le supérieur naît de l'inférieur et le monde est une évolution progressive. Cette doctrine adoptée par toute l'école ancienne de l'exégèse grecque, met en opposition décidée et profonde la spéculation hellénique et celle des Orientaux. Elle suffit pour mettre un insurmontable obstacle à une doctrine de substance universelle à la fois personnelle et émanante, source et fin de toutes les âmes. Ce fait est du plus haut intérêt. Certes, les Grecs ont poussé l'anthropomorphisme à l'extrême limite; mais, précisément, mettant l'homme partout, l'homme réel qui est l'homme individuel, il leur a répugné de le placer à l'origine première, dans une substance qui serait tous les hommes, toutes les âmes. Loin de là, sitôt qu'ils ont porté la réflexion dans les mythes, l'union sexuelle leur a paru le seul symbole capable de représenter la génération des choses. La substance matérielle, avec ses transformations enveloppées dans ce symbole diversement appliqué, a tenu dans leur esprit la place occupée ailleurs par la personnalité absolue des personnalités. Ne comparons pas sous d'autres rapports l'idée matérialiste, qui a ses absurdités, avec l'idée de l'émanation des âmes, d'une âme unique, qui a les siennes; mais constatons que les Grecs ont ainsi évité l'écueil du panthéisme indien, et sont entrés dans le chemin de la recherche et de la science.

La vie et l'homme commencent pour Hésiode avec les Titans; car les Titans sont les plus anciens des dieux, les premiers des êtres qui aient des traits vraiment humains, tout en restant symboliques, et ce sont eux qui ont engendré les humains réels. Ils naissent d'Ouranos et de Gaïa, du Ciel et de la Terre. Le premier d'entre eux se nomme Océan; mais ce n'est plus ici la «mer infertile»; c'est le fleuve Océan de la fable, le principe des eaux douces qui portent la vie. L'idée de l'origine de la vie dans l'humide se rencontre donc chez Hésiode, comme elle s'est rencontrée chez les Chaldéens, mais appliquée par ceux-ci à l'Océan réel, dont ils étaient les riverains, dont ils voyaient les produits, et comme elle se rencontrera chez l'initiateur de la philosophie ionienne, et cette fois en donnant au premier élément sa dénomination générale: l'Eau. Il n'y a là nul emprunt, mais seulement des formes variées du choix d'un même point de départ très naturel de l'évolution. Le philosophe fit sortir l'évolution de la phase mythologique des concepts; il la fit entrer dans la phase physico-métaphysique où beaucoup de savants évolutionnistes modernes se trouvent encore à leur insu.

Les fils d'Ouranos et de Gaïa, qui viennent après Océan, sont Cœos, Crios, Hypérion, Japétos, Théia, Rhéia, Thémis, Mnémosynè, Phœbé, Tèthys et le dernier de tous, «le terrible et subtil Kronos, qui hait son père». Après ceux-là, le même couple engendre encore les trois cyclopes, Brontès, Stéropès et Argès, et les trois hécatonchires, Cottos, Briareus et Gyas. La Terre et la Mer, à leur tour, et, dans une génération suivante, Océan et Téthys donnent naissance à de nombreuses familles d'êtres où se personnifient les qualités, les mouvements et les productions des flots. Le mythe universellement connu de la mutilation d'Ouranos par son fils Kronos se présente dans le texte d'Hésiode, entremêlé dans la suite des générations divines, immédiatement après la naissance des Cyclopes et des Hécatonchires, qui est l'occasion du méfait. Le récit, qui est d'une mythologie complexe, appelle deux rapprochements importants: le premier avec la lutte d'Indra contre le Nuage dans le Rigvéda, — quoique l'analogie soit plus visible dans une autre lutte, qui vient plus tard, de Zeus contre Kronos et les Titans; — le second, avec les mythes d'origine sémitique sur la guerre déclarée à Ciel par son fils El ou Kronos; sur le sacrifice que celui-ci fait de son propre fils, et de la circoncision qu'il s'impose à lui-même et à ses compagnons, après qu'il a mutilé son père, et sur le sacrifice volontaire de Bel (encore Kronos) qui se tranche la tête et donne son sang fécond pour la production des êtres.

Selon la version d'Hésiode, Ouranos prend en haine les plus puissants de ses fils, les Cyclopes et les Hécatonchires dont le caractère n'est pas peint en traits favorables par le poète. À peine nés, il les ensevelit, les privant de la lumière, dans les profondeurs de la terre, tandis qu'il a respecté ses premiers enfants, Océan et les autres, dont Kronos était le dernier-né. Mais Gaïa, leur mère à tous, s'afflige du sort de ses enfants les moins intéressants, excite leurs frères à la vengeance et fournit une faux pour arme à Kronos, qui seul embrasse sa cause. Celui-ci saisit le moment où Ouranos s'approche de son épouse; il moissonne (de sa faux) ses parties génitales et les jette dernière lui. Des gouttes de sang, recueillies par la terre naîtront, un jour,
les robustes Érynnies, les Géants, et les Mélies, Nymphes des bois. Mais, des parties du membre déchiqueté par Kronos, et qui flottent longtemps sur la mer, naît et sort, sur l'écume des flots, la belle jeune fille, la déesse vénérable, Aphroditè, qui aborde à Cythère et à Cypre, et qu'Éros et Himéros (Amour et Passion) accompagnent dans l'assemblée des dieux.

Si de tous les traits de ce mythe on ne conservait que l'idée principale de quelque chose qui reste caché dans les entrailles de la terre par la mauvaise volonté d'Ouranos, — ce seraient, pour l'interprétation, les plantes et les fruits que l'eau du ciel engendre, — et, d'une lutte qui a lieu dans le ciel et en fait descendre le principe fécondant, — ce serait alors la pluie qui s'échappe des nuages déchirés, à la grande satisfaction de la terre qui a perdu sa parure, — et enfin de l'apparition de la grâce et de la beauté à la surface de la mer elle-même, rassérénée après l'orage, il serait possible de reconnaître dans le tout un souvenir lointain du mythe védique accommodé à des dieux nouveaux. Ouranos y serait identifié avec le nuage qui retient les eaux fertilisantes, et son fils, un fils de la terre aussi, prendrait le rôle du vengeur, au lieu de l'Indra, divinité céleste. Mais les traits relatifs à l'émasculation féroce, au sang versé, à la fécondité du sang ne sont ni védiques ni d'une inspiration grecque, autant qu'on en peut juger.

On a assez des relations des navigateurs phéniciens avec les Pélasges et les Hellènes de la haute antiquité, pour expliquer l'introduction d'éléments religieux sémitiques en Grèce, sans s'appuyer sur l'authenticité douteuse de la tradition relative à Cadmos et à la colonie thébaine. Si cette dernière était admise, elle donnerait seulement plus de précision à l'hypothèse déjà probable d'un emprunt, dont le lieu principal se trouverait être la patrie des aèdes, celle d'Hésiode, le plus ancien transmetteur du mythe. Mais ce qui, selon nous, dénote le mieux une origine étrangère à la Grèce, c'est que l'idée du sacrifice, idée religieusement inséparable des mythes sémitiques de la mutilation, a disparu de la légende grecque. Il n'y est resté que la fable simple et brute de l'attentat et du sang versé, laquelle s'est adaptée aux éléments conservés du mythe de l'orage.

Il y a plus, c'est que non seulement l'idée du sacrifice est absente de la légende d'Hésiode, mais elle y est remplacée par ce qui en est le contraire, dans l'espèce, et qui, cette fois, porte la marque de l'esprit moral de la Grèce. En un mot, le poète qualifie nettement de criminel l'acte de la mutilation d'Ouranos. Il se place, pour l'envisager, dans un ordre tout psychologique de passions humaines. Le grief de Gaïa contre son époux est juste en lui-même: «Mes chers enfants, fils d'un père coupable, dit-elle, si vous voulez obéir, nous tirerons vengeance de l'action injurieuse de votre père, car, le premier il a médité un dessein cruel. — Elle parla ainsi, et la crainte les envahit tous, et aucun d'eux ne parla. Enfin, ayant repris courage, le grand et subtil Kronos répondit ainsi à sa mère vénérable: «Mère, certes, je le promets, j'accomplirai cette vengeance. En effet, je n'ai plus de respect pour notre père, car, le premier, il a médité un dessein cruel. Il parla ainsi et la grande Gala se réjouit en son cœur.» Après la perpétration du crime, c'est dans la bouche d'Ouranos que le poète en met le jugement. Ouranos donne à ses fils coupables un nom qui parait avoir désigné les mains portées à la violence: «Il les surnomma les Titans, lui, le Père, le grand Ouranos, maudissant les fils qu'il avait engendrés, disant qu'ils avaient étendu la main pour commettre un grand crime dont il serait tiré vengeance dans l'avenir1.

Il n'est pas douteux que, dans l'esprit du poète, le sort de Kronos détrôné par son fils ne représente la vengeance qui devait être tirée de lui pour son propre attentat sur son père. Hésiode donne à de nouveaux méfaits de Kronos un caractère odieux, qu'il emprunte aux vues politiques des ambitieux et des tyrans. Kronos a des enfants de Rhéia, sa sœur: ce sont les membres de la future famille olympienne, Hestia, Dèmèter, Hèra, Aïdès, Poseidaon, et Zeus qui sera «le père des dieux et des hommes». Il les engloutit dès leur naissance. «Il faisait ainsi, afin que nul, parmi les illustres Ouranides, ne possédât jamais le pouvoir suprême entre les Immortels. Il avait appris en effet de Gala et d'Ouranos qu'il était destiné à être dompté par son propre fils, par les desseins du grand Zeus, malgré sa force. Et c'est pourquoi, non sans habileté, il méditait ses ruses et dévorait ses enfants.» On voit combien s'attache le poète à donner un sens anthropomorphique et psychologique aux mythes qu'il rapporte. Les idées morales et politiques lui sont plus familières que les symboles cosmiques. C'est la raison qui rend ceux-ci peu transparents dans son récit. L'enfant Zeus est soustrait par Rhéia à la voracité de son père et nourri en secret dans l'île de Crète (terre classique de l'anthropomorphisme grec). Il fait, au temps venu, rendre le jour à ses frères et dépossède Kronos du gouvernement tyrannique du monde qui pourra se développer désormais sous des lois équitables. Zeus délivre aussi de leurs liens ses oncles les Cyclopes et les Hécatonchires, jadis enchaînés par leur père Ouranos, et reçoit d'eux en retour la foudre et l'éclair que Gaïa cachait dans son sein. Cependant une dernière lutte éclate pour l'empire entre Zeus le Kronide, aidé de ceux des Titans qu'il a ramenés à la lumière, et les plus anciens Ouranides qui occupent ici la place des puissances perturbatrices. Après des combats longs et terribles qui menacent de replonger le monde dans le chaos, Zeus parvient à précipiter ses ennemis dans le Tartare, aussi loin, sous la surface de la terre, que la terre elle-même est loin du ciel, à une distance qu'une enclume d'airain qui tomberait mettrait neuf nuits et neuf jours à parcourir. C'est dans ce gouffre horrible et sans issue, fermé par des portes d'airain, que les Hécatonchires, sûrs gardiens de Zeus, retiennent les Titans vaincus. C'est de là que Nyx et Hèméra partent, entrant ou sortant tour à tour pour venir sur la terre; et, tout au fond, sont les demeures du puissant Aïdès et de la terrible Perséphonéiè. Le caractère moral de cet enfer hellénique dont tant de poétiques traits matériels sont inutiles à rappeler, car ils sont connus de tous, est marqué entre autres par le curieux emploi qui est fait d'un produit de ce sombre séjour pour être la sanction de la vérité dans la société des dieux. Un dieu qui s'est parjuré parmi les immortels reste un an engourdi, muet, sans haleine, ne goûtant plus ni l'ambroisie ni le nectar, dit Hésiode, et, quand ce mal a cessé: «Pendant neuf ans il est relégué loin des dieux toujours vivants, et jamais il ne se mêle ni à leurs conseils ni à leurs repas, et la dixième année seulement, il prend part à l'assemblée des dieux.» Or une partie des eaux glacées qui coulent de la source du Styx est réservée pour être le «grand châtiment des dieux», quand ils mentent en faisant des libations de cette eau que Zeus envoie prendre par la divine messagère Iris. C'est le serment par le Styx.

Les mythes ont aisément plusieurs faces, et les interprétations diverses qu'en proposent les critiques ne sont pas nécessairement incompatibles entre elles, comme on le croit trop souvent. L'une des explications de la titanomachie se fonde sur l'opposition remarquable des caractères de deux groupes d'Ouranides: le premier dont les dénominations se rapportent en grande partie aux astres ou à leurs mouvements, — non toutefois sans mélange d'éléments moraux divinisés (Thémis et Mnémosyne); — le second, composé de représentants de la force et de la violence, bien qu'issus d'Ouranos également et par lui proscrits. Ceux-ci viennent en aide à Zeus qui les a délivrés et qui triomphe des autres. On a pensé que cette lutte pouvait être le symbole de la rivalité de deux cultes. La religion des dieux plus essentiellement anthropomorphiques de la famille de Zeus, l'aurait emporté, à une certaine époque, sur celle du Kronos sémitique et des divinités astrales que soutenait l'influence phénicienne. Certains dieux souterrains auraient fait cause commune avec les dieux de l'Olympe dans cette scission, et n'auraient pas moins continué de passer pour des habitants de la région infernale, après lu victoire, avec la mission alors d'y garder les vaincus.

Cette hypothèse se concilie avec l'explication physique; elle y trouve un complément. On suppose, en effet, que le spectacle des révolutions volcaniques du sol dut frapper les imaginations et favoriser la formation d'un mythe général qui avait pour sujet une grande lutte des éléments, préliminaire à l'établissement définitif de l'ordre du ciel et de la terre. La tradition aryenne, obscurcie de la victoire d'Indra sur le principe malfaisant, pouvait prendre différentes formes, se prêter en se modifiant à exprimer, les idées variables que les nations prenaient du bien et du mal et de leurs dieux. C'est en somme un même concept fondamental qui a servi à représenter le combat de la lumière et des ténèbres dans le védisme antique et chez les Iraniens, qui lui donnent un sens moral, et puis, dans une obscure tradition du monde hébreu, la révolte des anges contre Dieu, et, dans les textes assyriens, la guerre des dieux d'en bas contre ceux d'en haut, et enfin, pour revenir aux Grecs, dans les légendes homériques, l'entreprise des géants qui tentent d'escalader le ciel, et la proscription des Titans, Japétos et Kronos, plongés dans le Tartare où Zeus a le pouvoir d'enchaîner les divinités rebelles. Ces rapports entre des religions d'une inspiration d'ailleurs si diverse peuvent provenir moins encore d'une ancienne source commune, que du travail de l'imagination sur des données dont l'analogie provient de l'idée universelle (naturaliste ou morale d'ailleurs) du dualisme des forces dans le monde.

Il est clair que des symboles partiels peuvent toujours s'introduire dans le tissu général du mythe. C'est, par exemple, une explication ancienne, — elle remonte aux Stoïciens, — et souvent reproduite, de l'acte de Kronos, engloutissant sa progéniture, que celle qui s'appuie sur une identification, légitime on non, mais nullement inadmissible, de Κρόνος; avec Χρόνος, et qui, partant de là, développe cette allégorie: le Temps dévore ses enfants. Cela veut dire que «la Durée consomme les espaces du temps et se remplit insatiablement des années écoulées». En outre le cours du Temps est rectiligne et ne s'arrête jamais; rien ne pourrait se parfaire et s'accomplir, en ce cours d'une progression sans fin et, sans retour; mais Zeus «a enchainé le temps pour arrêter sa marche immodérée, et l'a soumis au cours des astres qui en sont les liens» 2. La victoire de Zeus sur les Titans symboliserait ainsi l'établissement de l'harmonie des sphères célestes, la substitution des mouvements orbitaires périodiques, à la libre expansion des forces que rien ne limite, et, moralement, de la loi à la violence.

La même idée, très belle, a été appliquée tout autrement, au moyen d'une autre étymologie de Κρόνος ou Χρόνος; (de χραίνω, j'accomplis). C'est alors Kronos ou Chronos, et non plus Zeus qui obtient par son action, ou plutôt qui est lui-même «une mesure déterminée due à la révolution de Ciel»»; c'est de Ciel, avant cette révolution, que «découlaient tous les germes possibles des choses, et de ces germes, tous les éléments du développement du monde»; et c'est la fin de cette production indéfinie, fin symbolisée par l'émasculation de Ciel, et non plus la victoire de Zeus sur Kronos, qui répond à l'établissement des sphères célestes. La naissance d'Aphrodite serait le symbole du commencement des générations sexuelles qui remplacent la vertu germinative universelle de Ciel 3 .

On voit que ce genre d'explication ne manquait pas de flexibilité. Elles appartiennent à l'esprit grec; la critique moderne n'a fait que les reprendre et les continuer. Les réflexions d'Hésiode, dont l'antiquité est sans rivale, sont déjà remarquables par leur caractère moral, nous avons même dit politique, et ne s'attachent pas au sens cosmique, qui pourtant ressortirait le plus naturellement de la matière même du mythe. Il est donc visible que de son temps, le génie, de la Grèce avait dépassé le moment où peuvent se créer des symboles tels que la fable d'Ouranos mutilé par Kronos, et de Kronos dévorant ses enfants, et celui où les mythes racontés sont compris d'instinct par les auditeurs avec la signification que leur donnaient leurs premiers auteurs. En d'autres termes, l'origine grecque de ces mythes, du premier tout au moins, est très douteuse, tandis que nous pouvons si bien nous expliquer sa descente d'une source sémitique incomprise; et ce qui est bien réellement caractéristique de la Grèce, dès l'époque d'Hésiode, c'est l'effort pour donner aux mythes un sens rationnel ou moral, — œuvre le plus souvent impossible, — ou la tendance à s'attacher aux symboles les plus intelligibles. Au nombre de ces derniers, il faut citer l'idée qui fait donner pour épouses à Zeus, avant l'unique et irascible Hèra, divinité de signification primitivement physique, la pensée en mouvement, Métis; et ensuite Thémis, la stabilité, la loi, la justice, mère des Heures, c'està-dire des limites réglées du temps et du travail; et Euronymes, la large loi, la paix, mère des Charites, les Bienfaisantes, les Grâces, et Mnémosyne, la Mémoire, mère des Muses. C'est de Mètis que Zeus engendre, après une conception toute symbolique, Athèna, personnification de la sagesse.

Après l'établissement du règne des Olympiens, nous passons, en omettant le mythe de Typhon, qui parait n'être qu'une autre forme de la titanomachie, à l'origine et aux premiers destins de la race humaine, avec l'histoire mythique des Japètides. Ce ne sont pas les Olympiens qui, dans la théogonie d'Hésiode, mettent les hommes au monde. Ceux-ci descendent des Ouranides, ancêtres eux-mêmes des dieux. On peut au moins le supposer, puisque leur existence est admise implicitement au cours du mythe de la querelle de Zeus et de Promètheus, qui lui-même est le bienfaiteur des mortels, et dont le frère, Épimètheus, épousant Pandore, femme factice, don fatal des dieux, devient le père d'une race misérable. L'anthropomorphisme radical, qui est au fond de tous ces mythes, a pour conséquence des relations passionnelles imaginées non seulement entre les dieux, mais encore entre eux et l'homme, et, par suite, une lutte, malgré l'inégalité des forces. De là deux éléments corrélatifs: d'une part, l'erreur et la faute chez

l'homme, qui recourt à des moyens illégitimes pour améliorer sa condition dans le milieu imparfait où le renferment les dieux; de l'autre, chez le dieu, le droit et la puissance, et aussi la jalousie et la prépotence. Telles sont les notions morales. Il s'en dégage le sentiment très sensible d'une destinée humaine supérieure à conquérir par une lutte de l'art et de la science contre la primitive condition faite à l'homme sur la terre.

L'ouranide Japétos uni à Klyménè, fille de Téthys, engendre quatre fils dont le sort est cruel. Atlas, le premier, est assujetti au terrible labeur de porter Ouranos «sur sa tête et sur ses mains infatigables»; le second, Ménoitios, insulteur des dieux, est plongé dans l'Érèbe. Le troisième est Promètheus, le Prévoyant, qui recourt à la ruse et se flatte de tromper Zeus dans un partage. Mais Zeus reconnut la fraude: «Zeus attacha par des chaînes solides le subtil Promètheus; il l'attacha avec de durs liens autour d'une colonne, et il lui envoya un aigle aux ailes déployées qui mangeait son foie immortel. Et il en renaissait autant durant la nuit qu'en avait mangé tout le jour l'oiseau aux ailes déployées.» Ce châtiment d'un méfait, dans Hésiode, n'a rien de commun avec le vol du feu. Il se termine par le pardon que Zeus accorde à Promètheus en faveur d'Héraklès et dans l'intérêt de la gloire de celui-ci, qui a permission de tuer l'aigle. Mais la colère de Zeus ne s'était pas bornée à ordonner ce supplice. Elle s'était tournée contre les hommes. Hésiode présente, sans autrement expliquer le fait, les hommes comme solidaires de l'acte coupable de Promètheus: «Depuis ce temps, dit-il, se souvenant toujours de cette fraude, il refusa la force du feu inextinguible aux misérables hommes qui vivent sur la terre.» C'est là que se place le vol du feu:

«Mais le fils de l'excellent Japétos le trompa encore, lui ayant dérobé une portion splendide du feu inextinguible, qu'il cacha dans une férule creuse. Et il fut mordu au fond de son cœur, Zeus qui tonne dans les hauteurs; et la colère ébranla tout son cœur, dès qu'il eut vu, parmi les hommes, resplendir l'éclat du feu. Et à cause de ce feu, il les frappa d'une prompte calamité
4

La punition imaginée par le dieu irrité n'est autre que la fabrication plastique, avec l'aide d'Héphaistos et d'Athéna, de cette Pandore en qui les Immortels se sont plu à réunir les dons de la grâce et de la beauté, tous les attraits, avec les vices les plus pernicieux.

C'est au quatrième fils de Japétos, Épimètheus, celui qui s'instruit par l'expérience, que revient pour épouse, grâce à sa folie, cette vierge «imaginée par Zeus» d'où descend «la race des femmes femelles, la plus pernicieuse race des femmes, le plus cruel fléau qui soit parmi les hommes mortels; car elles s'attachent non à la pauvreté mais à la richesse... Ainsi il donna ces femmes funestes aux hommes mortels, Zeus qui tonne dans les hauteurs, ces femmes qui ne font que le mal...» 5. La satire ne s'arrête pas là et le poète semble plein de son sujet. Nous sommes loin de la sérénité d'Homère, et loin des types féminins homériques. Ces citations sont surtout utiles ici pour nous faire mesurer la distance de Pramantha à Promètheus; du mythe du bois frotté 6 au symbole des soucis et des peines de l'humanité prévoyante, et de sa lutte contre la destinée, et puis aussi de sa corruption qui semble inséparable de ses progrès. Le mythe de la création d'une mère artificielle des hommes, en punition de ce qu'ils ont usurpé l'usage du feu, figure bien clairement l'introduction des arts dans la société humaine, le commencement du luxe et de ses séductions, qui est aussi celui du travail et de la peine. Épimètheus n'a pas écouté le conseil de son frère qui l'engageait, après le rapt, à se défier désormais des présents de Zeus. Il a accepté ce «beau mal», cette statue animée à laquelle Hermès a reçu l'ordre d'inspirer les mensonges, les flatteries et les perfidies. «Avant ce jour, les générations des hommes vivaient sur la terre, exemptes de maux, et du rude travail et des maladies cruelles... Et cette femme, levant le couvercle d'un grand vase qu'elle tenait dans ses mains, répandit les misères affreuses sur les hommes. Seule, l'Espérance resta dans le vase, et elle ne s'envola point, car Pandora avait refermé le couvercle, par l'ordre de Zeus... Et voici que d'innombrables maux sont répandus maintenant parmi les hommes, car la terre est pleine de maux, la mer en est pleine; nuit et jour, les maladies accablent les hommes, leur apportant en silence toutes les douleurs, car le sage Zeus leur a refusé la voix. Et ainsi nul ne peut éviter la volonté de Zeus» 7. Ces maladies spontanées (αύτόματοι, dit le texte) et silencieuses sont ainsi nommées, apparemment, par allusion à l'impossibilité où est l'homme de connaître leur origine et leurs noms, afin de les conjurer. Zeus a voulu qu'elles nous atteignissent enveloppées de mystère.

On a dans ce mythe de Pandore, qui suit celui de l'usurpation du feu, une sorte de théorie de péché originel selon l'esprit hellénique. Le caractère pessimiste en est incontestable, puisque la source des maux y est confondue avec la recherche du bien avec la condition du progrès, et que le fait même des misères humaines est très loin d'être affaibli dans l'intention et les expressions du poète; mais l'essence du péché, la faute, la violation d'une loi morale, c'est ce qui n'y parait point, à moins qu'on ne veuille remonter à l'acte frauduleux de Promètheus dans l'étrange partage qu'il fait d'un bœuf avec Zeus 8. C'est cet acte qui, par une mystérieuse solidarité, a pour conséquence l'interdiction que ce dernier fait aux hommes de l'usage du feu 9. Mais le poète imagine une lutte de ruse entre le Titan, bienfaiteur des hommes, et le dieu jaloux; et il déclare Promètheus innocent, exempt de tout mal (άχάχητα) quoique en butte à la colère de Zeus et portant, de nécessité, de lourdes chaînes, malgré toute sa science 10. Cette donnée fut adoptée par Eschyle, ainsi que nous le verrons plus loin.


Notes
1. La théogonie, trad. de Leconte de Lisle, p. 8-10.
2. Cicéron, De natura deorum, 11, 25.
3. Macrobe, Saturnalia, 1, 8.
4. Hésiode, Théogonie, trad. de Leconte de Lisle, 1. 19-21.
5. Hésiode, Théogonie, trad. de Leconte de Lisle, p. 22.
6. Voyez l'Introduction 2e partie, chap. XVI
7. Hésiode, Les travaux et les jours, trad. de Leconte de Lisle, p. 60.
8. Hésiode, Théogonie, vers 535 et suivants.
9. Id., ibid., vers 562.
10. Id. ibid., vers 613 et suivants.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Les christianismes de Renan
La Vie de Jésus et l'Histoire des origines du christianisme sont probablement les ouvrages qui ont

Les antécédents de l'Islam
«Notre intention est de rattacher de cette manière frappante l'islamisme à sa source réelle et f




Articles récents