Les origines de la théologie grecque

Charles Renouvier
Nous avons vu, dans une suite de chapitres, à quelle distance les races supérieures de l'Inde avaient été portées des sentiments naturels des antiques familles aryennes par l'effet de la spéculation des Brahmanes et des conditions morales et sociales dans lesquelles ces prêtres composèrent leurs théories de l'âme. Quelque admiration qu'on éprouve pour l'appareil des civilisations matérielles, pour les efforts moraux que coûte l'établissement d'une puissante discipline, et pour la capacité intellectuelle dont témoigne la construction de doctrines très générales et très absolues, on ne saurait contempler sans tristesse ces dogmes énervants, ces imaginations extravagantes, ces cultes délirants et forcenés, — il n'y a pas à craindre ici de forcer les épithètes, — dont l'étude a fait cependant de plus d'un orientaliste moderne, par je ne sais quel prestige du lointain, un ami des institutions théocratiques. Directement ou indirectement, c'est sous l'action de l'esprit brahmanique ou à son ombre qu'est née et qu'a grandi la folie de l'Inde.

Quoique nous n'ayons pas encore suivi les Grecs bien loin du berceau commun de la famille aryenne, nous avons pu reconnaître, à la direction propre de leurs anciennes fictions mythologiques, à la nature de leurs cultes, combien la liberté de l'esprit, la sérénité de l'imagination, le sentiment du beau, ces dons de la mesure et de l'équité de l'esprit qui rendent l'homme apte à la science et à l'art purs, avaient dû leur donner d'éloignement pour les religions exclusives, absorbantes, et pour les sacerdoces dominateurs. Une sorte d'anthropomorphisme toujours individualisé, qu'ils appliquaient aux phénomènes de la nature, de l'esprit et de la société, les préserva d'un autre anthropomorphisme, universel et centralisé en une substance unique, dont les Indiens ont tiré le panthéisme, l'émanation, la métaphysique de l'illusion et les croyances magiques.

Toutefois il est certain que l'hellénisme admit, auprès du courant normal de ses idées constitutives, un autre courant, assez semblable à celui qui entraîna tout dans l'Inde, parce que là il fut conduit par un caste sacerdotale et favorisé par la transformation des mœurs à la suite de la conquête du pays et de l'établissement des castes. Pendant que les aèdes chantaient dans les villes ioniennes les vers homériques, des aèdes aussi, on dirait déjà des écrivains, si l'écriture eût été dès lors en usage, composaient en Thessalie, en Béotie, des poèmes où régnait un esprit plutôt pessimiste, avec des vues pratiques et une tendance à dogmatiser pour réduire en système les traditions religieuses. Tel est du moins l'esprit d'Hésiode, dernier représentant, et le seul dont les vers nous soient parvenus, d'un cycle poétique qui aurait pu, en d'autres circonstances, aboutir à la formation d'un corps de védas grecs, conservé et progressivement accru par un caste de brahmanes hellènes. Mais ni les Œuvres et les Jours, composition d'un caractère personnel très sensible, et rapporté authentiquement à l'aède thébain, ni la Théogonie, ouvrage de la même époque si ce n'est du même auteur, ne nous rappellent en rien la métaphysique brahmanique. Les traits qui semblent s'éloigner le plus du genre de l'inspiration homérique ne laissent pas d'être bien empreints d'hellénisme; la tendance à donner aux mythes un sens tout allégorique, à chercher le savoir pour la curiosité, sans souci de la construction d'un dogme, enfin quelque chose du physicien plutôt que du prêtre nous apprennent que nous avons marché vers l'Occident et que nous sommes déjà loin de l'Inde.

On a cru longtemps, et des amis d'une certaine histoire apriorique imaginent encore, dans la nuit du passé et le vide des documents, une Grèce dogmatique et théocratique dont la libre mythologie des Homère et des Hésiode n'aurait été qu'une forme émancipée et critique, c'est-à-dire, selon ces auteurs, négative. Il serait superflu aujourd'hui de réfuter cette opinion, mais la nature de l'erreur est à éclaircir. On a transporté dans la haute antiquité, le prenant en sens inverse de son développement réel, le phénomène historique de la Grèce orientalisante. Des écoles surtout philosophiques tentèrent, après Hésiode, de suppléer les dogmes qui manquaient à la tradition des Hellènes. Des prêtres participèrent à ce travail ou le mirent à profit. Le besoin de donner des ancêtres, un berceau sacré, à des croyances pour lesquelles une antique sanction semble toujours indispensable, fit reporter l'origine de doctrines nouvelles aux plus anciens aèdes dont on ne savait plus que les noms, et même à des personnages entièrement mythiques tels que cet Orpheus nommé pour la première fois dans les vers de Pindare. Cette prétention pouvait trouver une ombre de fondement dans le fait que la poésie des aèdes de l'Olympe et de l'Hélicon avait été plus théologique peut-être et moins libre que celle des chanteurs de l'Ionie; mais, si elle eût renfermé une doctrine cohérente et formulée, comme celle qu'on attribua plus tard à Orphée, la tradition positive et régulière s'en serait conservée, car une religion ne s'évanouit pas ainsi, et on n'aurait pas été obligé plus tard de la retrouver. Cette doctrine se réduit en somme à deux points: l'interprétation panthéistique des mythes, et, quant à théorie de l'âme, l'idée des transmigrations. Pour tous deux, l'origine en Grèce est facile à comprendre sans l'y supposer plus ancienne que l'époque où ils y apparurent, celle qui fait suite à l'expansion de la pensée philosophique au temps des Thalès et des Pythagore. On peut laisser dans son obscurité la question de savoir si ce dernier puisa son inspiration dans l'Égypte ou même dans l'Inde, en ce qui concerne la métempsychose. Il se forma une étroite alliance de l'orphisme supposé et du pythagorisme.

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