La genèse de la société québécoise et ses suites. Rencontre avec Fernand Dumont
Les Cahiers, indiquions-nous en avant-propos, aimeraient susciter la réflexion sur la représentation que le Québec actuel se fait de son histoire, en insistant plus particulièrement sur les transformations qui ont affecté notre manière collective de lire le passé à partir des années soixante.
Quelle introduction plus appropriée à cette thématique qu'un entretien avec le sociologue Fernand Dumont, intellectuel et écrivain réputé, à l'occasion de la parution de son dernier livre, Genèse de la société québécoise, chez Boréal. Monsieur Dumont est, comme on le sait, l'auteur de plusieurs essais (dont Le Lieu de l'homme (1968) et L'Anthropologie en l'absence de l'homme (1981)) et d'un grand nombre d'articles sur la société et la culture, envisagées tantôt d'un point de vue théorique et général, tantôt à partir du cas particulier du Québec.
Dans son plus récent essai, il montre comment s'est construite, des débuts de la colonie à la seconde moitié du XIXe siècle, la représentation que la société québécoise s'est donnée d'elle-même. Cet ouvrage, bien qu'il traite de faits antérieurs au XXe siècle, présente néanmoins un grand intérêt pour les Cahiers, puisque les éléments qui se sont mis en place durant la période susnommée ont façonné la société et la culture québécoises de manière durable et que leur influence se fait même sentir jusqu'à nos jours.
Dans la première partie de l'entrevue qu'on va lire, Fernand Dumont s'efforce de situer son essai dans l'ensemble de son oeuvre, en remontant le temps jusqu'à ses années d'études. Cette préoccupation pour la conscience historique est liée en effet à son intérêt premier pour la philosophie des sciences sociales qui constituent, dans les temps modernes, comme il le rappelle, des substituts aux traditions. Il présente ensuite les lignes maîtresses de son ouvrage, en insistant sur la corrélation qu'il établit entre le développement de la conscience historique et celui de la conscience politique. La discussion nous transporte ensuite vers des préoccupations plus actuelles, alors que monsieur Dumont tente de prendre la mesure du rapport au passé dans la société québécoise d'aujourd'hui. Il évoque tour à tour le malaise que les Québécois éprouvent vis-à-vis de certaines périodes de leur histoire, les mutations survenues dans la manière de se reporter au passé à l'ère de la télévision et des médias, les périls encourus dans ce contexte par la conscience historique. Il conclut cet entretien par l'évocation de ses rapports avec le nationalisme québécois actuel.
Stéphane Stapinsky
Stéphane Stapinsky (S.S.) Votre projet d'un ouvrage sur la Genèse de la société québécoise remonte, je crois, à plusieurs années. N'y faisiez-vous d'ailleurs pas allusion, dans une entrevue accordée au Devoir, il y a quatre ou cinq ans ?
Fernand Dumont (F.D.) En fait, ce projet remonte très loin, à ma jeunesse. Durant ma dernière année au Séminaire de Québec, après avoir découvert l'oeuvre de Gaston Bachelard, j'avais décidé de m'orienter vers la philosophie des sciences, en m'intéressant au cas particulier des sciences humaines. Je dois ici souligner leur importance dans les temps modernes. D'une part, les sciences humaines naissent d'un vide culturel, plus précisément du dépérissement des traditions et des coutumes. Et, d'autre part, en raison de cela, elles prennent le relais de celles-ci, sont des fabricatrices de culture. C'est sous ce double versant qu'il faut donc les considérer.
J'ai d'abord poursuivi des études de sociologie à la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, études qui ont été complétées par un doctorat à la Sorbonne. En même temps, afin d'élargir ma connaissance des sciences humaines, je m'étais inscrit à des études de premier cycle en psychologie. J'avais décidé de faire porter ma thèse sur l'historiographie, qui m'a toujours fasciné parce qu'elle a, parmi les sciences humaines, la singularité de ne pas avoir de théorie. La théorie de l'historiographie, c'est en quelque sorte son histoire. J'avais choisi comme cas particulier la naissance et le développement de l'historiographie québécoise. C'était alors un thème neuf.
En commençant à travailler, je me suis vite aperçu qu'il s'agissait d'une entreprise bien trop ambitieuse pour pouvoir être menée à son terme dans l'état des mes connaissances d'alors. Je pensais - et je vois encore les choses de la sorte aujourd'hui -, qu'une philosophie des sciences humaines n'est pas simplement une analyse des procédures de raisonnement mises en oeuvre dans une ou plusieurs disciplines. Une telle vision m'a toujours paru ramener l'épistémologie à bien peu de chose. Je voulais plutôt essayer de situer le développement de l'historiographie à l'intérieur d'une problématique plus large, soit l'avènement de la conscience historique dans une société.
Finalement, devant l'ampleur du projet et les difficultés liées à la documentation (nous n'avions pas, en effet, à l'époque, les instruments de recherche dont nous disposons aujourd'hui), j'ai décidé de reporter son exécution. Bien des années plus tard, en 1987, après avoir achevé L'institution de la théologie, qui portait sur les fondements de cette discipline, et publié Le sort de la culture, j'ai hésité entre poursuivre la recherche théorique commencée avec L'anthropologie en l'absence de l'homme (1981) ou revenir enfin à mon projet de jeunesse. J'ai opté pour le rajeunissement...
La genèse de la société québécoise
S.S. De quelle manière avez-vous renoué avec ce projet de jeunesse?
F.D. La question essentielle qui m'occupe, dans Genèse de la société québécoise, se situe dans le prolongement de ce problème de l'historiographie et de la connaissance historique que j'évoquais plus haut: qu'est-ce qu'une nation et comment se construit-elle à travers l'histoire? L'étude d'une entité comme la nation pose des problèmes singuliers parce que, en premier lieu, il s'agit d'une notion qui n'est pas simple à définir.
La nation appartient à une catégorie complexe de groupes sociaux (les groupes à référence) où les individus ne sont pas interreliés (comme ils le sont, par exemple, dans la famille) ni rassemblés par un système de rôles et de statuts (comme, par exemple, dans le cas de l'entreprise). Ils sont réunis parce qu'ils se réferent à une même symbolique, laquelle est explicitée dans des discours communs, des idéologies politiques, une mémoire historique, une littérature nationale, etc., tous éléments qui constituent un système de référence. Par conséquent, étudier la genèse d'une nation, cela consiste à montrer comment s'est construit son système de référence.
S.S. Le schéma explicatif que vous présentez n'aide-t-il à comprendre que l'évolution de la société québécoise e pourrait-on pas également en faire usage dans l'étude du devenir d'autres collectivités?
F.D. Je le pense. Après la lecture du manuscrit de Genèse de la société québécoise, François Ricard, du Boréal, m'a demandé pourquoi je ne donnerais pas un titre plus général à mon essai. Il se demandait, comme vous, si on ne pourrait pas appliquer la lecture que je fais de l'évolution de la société québécoise à d'autres cas. Cette idée de la référence qui est centrale dans mon ouvrage, je l'ai utilisée précédemment dans l'essai sur la théologie dont j'ai parlé plus haut. Dans le présent livre sur le Québec, j'ai tenté d'en montrer la fécondité dans l'étude d'un cas concret. Le schéma pourrait être suggestif pour des recherches sur d'autres sociétés, à la condition de ne pas en faire un usage mécanique.
S.S. Venons-en au coeur de votre ouvrage. À quelle époque débute la genèse de la société québécoise? Quelles en sont les principales étapes?
F.D. Il faut remonter très loin en arrière. Une collectivité comme la nôtre a d'abord été conçue de l'extérieur; la Nouvelle-France a procédé de ce que j'ai appelé «un rêve de l'Europe». C'est un produit de la grande mutation qui inaugure les temps modernes et qui a comporté des aspects économiques et religieux dont les répercussions ont été sensibles dans les projets de colonies. Après avoir montré l'échec rapide des utopies projetées sur la colonie naissante, j'ai étudié la lente formation d'une collectivité; contrairement à l'opinion de bien des historiens, je n'y ai pas vu l'avènement d'une nation, mais plutôt de ce que j'ai appelé un sentiment national non encore défini. Avec la Conquête anglaise, ce sentiment de la différence s'est évidemment accentué. Avec l'instauration des institutions parlementaires et d'une opinion publique, on constate l'apparition d'une conscience politique que les journaux, en particulier, nous permettent d'évoquer. La nation naît difficilement dans la première moitié du XIXe siècle. Dans l'esprit des leaders francophones, la Constitution de 1791 fonde d'abord une communauté politique dont les anglophones font partie; j'ai montré leur constante insistance là-dessus. Le discours sur la nation s'est dégagé péniblement, et surtout m'a-t-il semblé, par suite de l'opposition de la bourgeoisie anglaise. Au milieu du XIXe siècle, on franchit une nouvelle étape, le recours à de grandes utopies qui prétendent éclairer l'avenir de la collectivité: la république, la reconquête, la vocation agricole, etc. En même temps, par une sorte de mouvement complémentaire, les historiens édifient une mémoire collective; ils sont imités par bien des romanciers et des poètes; on construit une sorte de mythe des origines. C'est dans ce contexte que prend vraiment naissance une littérature nationale... Alors la genèse est achevée.
Je ne me suis pas borné à la sphère du discours. Tout au long du livre, j'ai tâché de montrer les relations entre l'avènement progressif d'une conscience historique et les transformations de l'infrastructure sociale: de la démographie, de l'économie, des rapports entre villes et campagnes, etc. C'est ainsi que je consacre un long chapitre à la consolidation de la survivance, à la complémentarité du pouvoir des politiciens (du patronage, particulièrement) et de celui de l'Église qui sera un trait dominant de notre société bien après la genèse que j'étudie mais qui trouve là son commencement.
S.S. Qu'est-ce qui rend possible, à moment donné, dans une société, l'apparition de cette conscience historique?
F D. Essentiellement l'avènement d'une conscience politique, et, par conséquent, celle d'institutions politiques. Aristote reste, sur ce suiet, dans ses écrits sur la cité, profondément actuel. Pour lui, la cité naît ainsi: à partir d'une multiplicité de communautés disparates a lieu l'instauration d'une communauté beaucoup plus vaste, qui efface une partie de ces disparités pour hausser les individus au statut de citoyen. Autrement dit, il y a une étroite corrélation entre la naissance de la cité et des institutions politiques et l'apparition de l'histoire comme discours. On a bien montré la parenté de la politique et de l'histoire dans la cité grecque antique; je pense notamment aux travaux de Jean-Pierre Vernant et François Châtelet.
S.S. Dans le cas du Québec, on pourrait dire que l'avènement de cette conscience historique (et de la conscience nationale qui l'a accompagnée) est une conséquence de l'instauration des institutions politiques britanniques... Nest-ce pas là un peu paradoxal?
F.D. L'avènement du parlement, en 1791, ce n'est pas simplement l'instauration de nouvelles institutions. C'est aussi la possibilité, pour un certain nombre de citoyens, de discuter de leur société. Pensons-y un instant. Nous sommes dans une société où les communications sont extrêmement difficiles, où la population est restreinte. Songeons simplement à l'effet que pouvait produire le rassemblement périodique de plusieurs de ces gens venus des quatre coins de cette société. Comme condition propice à la genèse d'une conscience politique, on ne peut rêver mieux. J'insiste sur ce point dans mon ouvrage.
S.S. Au début de XIXe siècle, l'avènement de cette conscience politique n'allait toutefois pas encore jusqu'au nationalisme?
F.D. Quand on examine de près les idéologies d'alors, celle, par exemple, du journal Le Canadien, on note la prééminence d'une définition de la société en termes politiques, de telle sorte que les différences ethniques sont pour ainsi dire rejetées en marge. Selon moi, Louis-Joseph Papineau, pour prendre un exemple connu, n'est pas du tout un nationaliste. Pour lui, et pour d'autres qui partageaient sa vision des choses, ce qui est né avec la constitution de 1791, c'est un peuple, au sens d'une entité politique, dont font également partie anglophones et francophones. Ils se défendent toujours de vouloir privilégier les francophones. En fait, on peut dire que c'est l'attitude de la bourgeoisie anglaise qui «forcera» les francophones à se définir comme une nation. Certes, j'exagère un peu. Mais il y a une part de vérité dans cette affirmation.
Alors qu'après 1850, on verra, entre autres, (et on ne l'a peut-être pas assez remarqué), un Étienne Parent, qui défendait auparavant des idées comme celles que je viens de décrire, prendre une autre direction, qui est le nationalisme. Dorénavant, en effet, il se place du point de vue de la nation pour juger les choses. À partir de ce moment va commencer vraiment l'idéologie de la survivance, une vision bien différente de celle des hommes des générations antérieures.
S.S. Ce changement survenu après 1850, comment l'expliquez-vous?
F.D. On peut évoquer l'échec de 1837, mais à mon avis, c'est un tournant beaucoup plus profond qui est en cause: c'est l'orientation d'une conception de la nation en terme exclusivement culturel. Lors de la Confédération, on remarque très nettement cette dissociation. Il y a, d'une part, une nation culturelle, qui est la nation canadienne-française, et, d'autre part, une nation politique, canadienne tout court, que l'on concevait comme une «nation nouvelle». Cette dualité du culturel et du politique va être le fondement même de l'idéologie de la survivance. La Confédération aura donc été un événement marquant, et paradoxalement, parce qu'elle a été fondée sur une ambiguïté. Les Canadiens français ont cru qu'elle consistait dans une entente entre deux peuples, qu'elle reposait sur cette dualité culturelle que je viens d'évoquer. Leur nationalisme a donc été d'abord culturel; ce n'est que récemment qu'il a pris résolumment figure politique. Mais nous reviendrons sur ce point.
S.S. Après avoir présenté les éléments principaux de la genèse, comment décririez-vous l'évolution de la société québécoise au cours du siècle qui a suivi celle-ci?
F.D. Mon hypothèse est la suivante: une fois la référence achevée, la société québécoise a vécu pendant un siècle en s'appuyant sur elle. Bien entendu, l'histoire ne s'est pas arrêtée pour autant. La collectivité a connu des bouleversements considérables, en particulier l'urbanisation, l'industrialisation; les structures sociales, la culture se sont modifiées. Mais c'est comme si ces transformations avaient été appréhendées, interprétées à partir de la référence précédemment construite qui, elle-même, s'est plus ou moins adaptée en conséquence. Rien de figé, donc, mais rien non plus qui se confonde avec un simple enchaînement d'événements. On peut comparer ce qui s'est produit à ce qui se passe pour la conscience individuelle qui, une fois constituée avant l'âge adulte, subit les contrecoups de la nouveauté mais réagit à son tour comme cadre d'interprétation à ce qui survient ensuite. Ce n'est là qu'une analogie, bien entendu... Si je donne une suite à cet ouvrage, je voudrais essayer de montrer comment ce système de référence a fonctionné et comment il s'est effondré.
S.S. Vous avez peut-être actuellement certaines hypothèses qui permettraient de comprendre cet effondrement...
F.D. Mes idées directrices ne sont pas encore fixées. Mais on entrevoit sans trop de peine quelques pistes. Quelles élites ont maintenu cette référence dominante, par quels moyens de pression ou de censure? Pourquoi les discours concurrents, car il y en a eu, ne sont pas parvenus plus tôt à la mettre en question? Comment s'est-elle modifiée de l'intérieur, car c'était essentiel à sa durée? Etc. Il serait particulièrement intéressant d'étudier les années 1930 où a failli se produire une première révolution tranquille, effectuée cette fois à partir d'éléments fournis par la référence elle-même. Je pense notamment au Programme social élaboré par un groupe de théologiens et de laïcs, programme audacieux pour l'époque, aux Jeune-Canada, au renouveau du nationalisme, au christianisme des jeunes de la Relève, aux livres de Victor Barbeau, à tant d'autres indices...
Le Québec d'autrefois dans la mémoire d'aujourd'hui
S.S. Monsieur Dumont, après avoir décrit les mutations survenues dans la représentation que la société québécoise d'autrefois se faisait d'elle-même, tournons-nous maintenant, si vous le voulez bien, vers le présent. Un des thèmes de réflexion qu'entendent privilégier les Cahiers concerne en effet les rapports que le Québec d'aujourd'hui entretient avec son passé. Il s'agit, je pense, d'une préoccupation qui est également vôtre ?
F.D. Oui. Le problème d'une collectivité ressemble à celui de l'individu devant les tâches de l'avenir, que faut-il faire de son passé, quelle signification lui donner? On ne peut écarter cette interrogation puisque la mémoire est le lieu premier de l'identité.
S.S. Comment interprétez-vous ce refus du passé qu'on voit apparaître avec les années soixante?
F.D. Je pense que ce refus un peu caricatural de certains aspects de notre passé s'explique par le fait que, lorsque la société québécoise a voulu changer, elle devait évidemment refaire sa mémoire. Et la première étape du remaniement de la mémoire collective, c'est, pour ainsi dire, une psychanalyse sauvage. Et c'est inévitable quand une société a vécu pendant une très longue période d'une mémoire de plus en plus idéalisée. Rappelez-vous comment, dans le Québec d'avant 1960, on fabriquait facilement des héros. Dollard des Ormeaux bien sûr, mais aussi George-Étienne Cartier, Louis-Hippolyte LaFontaine et d'autres. Lorsqu'on a voulu prendre une autre direction historique, on a procédé, dans un premier temps, (et on en est toujours un peu là), à la destruction de cette mémoire idéalisée qui nous servait de caution, de légitimation, de défense. Les individus agissent de manière semblable quand ils ont vécu pendant trop longtemps d'une idéalisation d'eux-mêmes. Nous ne sommes pas encore arrivés, collectivement, à une mémoire proche du réel, à la mémoire d'une société normale. On ne devrait pas être obligé d'idéaliser le passé (ou, au contraire, de le noircir à outrance) pour s'y reconnaître. On peut penser que c'est une phase qui ne durera pas. Si elle dure, je suis pessimiste quant à l'avenir de notre société.
S.S. Une question parmi d'autres, celle des Orphelins de Duplessis, n'a pas été sans soulever récemment certaines passions. Le philosophe Jacques Dufresne écrit ce qui suit, dans un article récent de L'Agora (octobre 1993): «Nous ne sommes pas héritiers seulement des biens qu'ils [i.e. nos parents et nos grand-parents] nous ont transmis. Nous sommes aussi héritiers des choix qu'ils ont faits et de leurs conséquences. C'est donc nous, la société dans son ensemble, qui portons toute la responsabilité des mauvais traitement infligés aux orphelins de Duplessis.» Souscririez-vous à une telle façon de voir?
F.D. Oui. Nous sommes toujours collectivement responsables de quelque chose, puisque nous sommes solidaires avec autrui. Parce que nous existons avec et pour autrui, nous partageons la responsabilité des actes des gens qui nous ont précédés comme nous partageons celle de nos contemporains. Ce nest pas faire de la littérature pieuse que de dire que nous sommes coupables, que nous le voulions ou non, de la misère du Tiers monde, ne serait-ce que parce que nous profitons d'une prospérité qui dépend pour une large part de la pauvreté des gens qui y vivent. Ce qui ne dispense pas, dans le cas que vous évoquez et dans d'autres, de faire la lumière sur des responsabilités particulières.
S.S. Dans plusieurs pays (France, Allemagne, Russie, etc.), il y a actuellement des enjeux mémoriels importants. Est-ce que de telles crises de la mémoire vous apparaissent comme normales ?
F.D. Oui. De même qu'un individu, à moins d'être simpliste, n'a pas une mémoire qui s'écoule comme une rivière tranquille, de même qu'il y a au cours de toute existence des crises et des tournants, que tout ne se présente pas suivant une trajectoire rectiligne, de même il est normal que la mémoire des peuples connaisse des soubresauts, des tensions, des refoulements. Prenons un exemple concret. Vous vous souvenez, il y a quatre ans, à l'occasion des célébrations du bicentenaire de 1789, comment la mémoire de la Révolution a pu diviser politiquement les Français. Il y avait, grosso modo, d'un côté ceux pour qui la vraie révolution était celle d'avant 1793, de l'autre ceux pour qui la Terreur elle-même faisait partie de la tradition de la République. On a pu voir alors très nettement que les fondements mêmes de celle-ci ne formaient pas, dans la mémoire collective des Français, quelque chose de monolithique. À mon avis, c'est là simplement le signe d'une mémoire vivante, mais qui est parfois confrontée à des défis terribles. Comment, pour prendre les exemples d'événements plus récents, assumer, si l'on est Français, la responsabilité du régime de Vichy, ou, si l'on est Allemand, celle du nazisme? C'est là une question redoutable.
Conscience historique et modernité
S.S. Vous avez rappelé, plus haut, l'importance de la mémoire dans la constitution de l'identité. N'y aurait-il pas toutefois une tension, voire une contradiction, entre l'avènement d'une société moderne (avec les valeurs démocratiques qu'elle promeut), et l'apparition de l'individualisme qui lui est corrélatif, et une identité nationale basée sur la conscience historique? Autrement dit, le type de société qui est le nôtre ne va-t-il pas à l'encontre de la constitution d'une identité collective basée sur la mémoire historique?
F.D. Partout en Occident s'est dessinée, au cours des temps modernes, une dualité de plus en plus profonde entre la sphère de la vie publique et celle de l'expérience privée. D'une part s'est produite une institutionnalisation du fonctionnement des sociétés (appareils de l'État, système scolaire, etc.); d'autre part, et en contrepartie, s'est développé cet individualisme auquel vous faites allusion. Tocqueville avait déjà décrit le phénomène, au XIX` siècle, dans des pages justement célèbres. Les individus ont tendance à rapatrier leur conscience au niveau de la vie privée, de leur histoire personnelle, et à délaisser le collectif qui est abandonné au fonctionnement des systèmes. C'est le plus grand défi posé actuellement à la conscience historique. L'avènement plus récent de la société des médias où l'événement chasse sans cesse l'événement, de telle sorte que nous vivons presque toujours au présent, ne favorise pas non plus un enracinement temporel de l'individu. Je parle surtout de la télévision, parce que le cas des journaux est différent. Le journal a déjà un espace temporel plus étendu que les médias électroniques.
Mais à mon avis, il ne faudrait surtout pas identifier cette perte de sens historique avec l'avènement de la démocratie. Il me semble que c'est tout le contraire: l'essor de l'histoire au XIXe siècle a été lié essentiellement à la politique, à l'instauration des formes de la vie démocratique. Du moment que vous êtes en démocratie, il y a une sorte de dédoublement de la vie sociale. Vous avez, d'un côté, la société civile où chacun participe à la division du travail, dans sa sphère, et de l'autre un autre espace social, auquel chacun participe en tant que citoyen et où, par conséquent, il est supposé discuter des problèmes de la cité. À partir du moment où vous vous élevez à ce niveau, la conscience historique devient une exigence absolument fondamentale. D'ailleurs, on doit remarquer que c'est à mesure que s'effectue la déperdition de la conscience historique que la démocratie est menacée. Le fait que pendant plusieurs années on ait cessé d'enseigner l'histoire au Québec explique, à mon avis, pour une large part, l'absence d'une conscience politique chez beaucoup de jeunes d'une certaine génération. Il s'est dit toutes sortes d'absurdités au Québec à ce sujet: des historiens ont même prétendu que désormais les jeunes allaient apprendre l'histoire à la télévision...
S.S. Croyez-vous que cela soit propre au Québec ?
F.D. Certainement. Je ne pense pas que dans aucun autre pays civilisé on imaginerait que l'histoire ne fasse pas partie, de façon essentielle, de la formation du jeune citoyen.
S.S. Comment expliquez-vous cette attitude face à l'enseignement de l'histoire ? Serait-ce encore un effet de cette «psychanalyse sauvage» que vous évoquiez plus haut ?
F.D. Oui, je le crois. Mais je pense qu'il y a eu aussi une sorte de mépris, chez certains spécialistes, pour l'enseignement élémentaire. C'est comme si l'on se disait que l'histoire, «c'est quelque chose de sérieux», que «ce n'est pas pour les enfants», et qu'en la vulgarisant l'idéologie se mettrait nécessairement de la partie. Au fond, c'est un peu normal: si vous racontez, par exemple, l'histoire de Jacques Cartier à des enfants de dix ans, n'y mettrez-vous pas quelque sentiment?
S.S. Vous parliez, plus haut, de la perte du sens historique à notre époque. Mais, assez curieusement, n'est-on pas également en présence aujourd'hui d'un engouement pour l'histoire, qui rejoint la culture de masse? On a qu'à penser à des séries télévisées comme «Cormoran» ou «Les filles de Caleb», qui atteignent des cotes d'écoute élevées, ou à l'intérêt assez largement répandu pour les biographies historiques ou les antiquités?
F.D. Vous avez raison. D'un côté, on a l'impression d'assister à un déclin de la conscience historique corrélatif à celui de la conscience politique, de l'engagement public; de l'autre, nous nous trouvons devant cet espèce d'emballement pour l'histoire. On n'aurait jamais pu prévoir, par exemple, que les livres de l'historien Georges Duby auraient eu le succès qu'ils ont eu. Il y a bel et bien là un paradoxe. Comment l'expliquer? À mon avis, le report au passé est alors coupé de son prolongement politique parce qu'il répond à une autre aspiration: sortir du réel, faire jouer l'imagination. Nous sommes peut-être plus près du roman, du conte même, que de l'histoire...
Je crois que la manière de se reporter à l'histoire a changé également d'une autre manière. Ernest Renan concevait l'histoire comme un devenir orienté; il y voyait un progrès. Le grand essor de l'historiographie au XIXe siècle a procédé d'une vue semblable: les réalités sociales, politiques, religieuses s'expliquent par leur histoire, sont cette histoire elle-même; de sorte que, pour faire l'histoire, il faut d'abord la lire. On sait quel a été l'apport décisif des historiens dans l'unification de l'Allemagne. Sainte-Beuve soulignait, pour s'en étonner, que les hommes politiques français échangeaient sans cesse des arguments historiques; d'ailleurs, plusieurs d'entre eux ont été des historiens (par exemple, Guizot). Si la science historique prend alors le relais, à l'instar des autres sciences humaines, des traditions et des coutumes, elle en devient elle-même une espèce de tradition. Une tradition critique, si l'on veut: car elle montre que si le passé nous a faits ce que nous sommes, il peut nous avoir égarés. Voici que nous passons peut-être aujourd'hui à une autre étape: les médias nous plaçant dans un éternel présent, le recours à l'histoire devient-il affaire de dépaysement, de nostalgie d'un monde autre que celui-ci?
S.S. Vous semblez poser cette question avec une pointe d'inquiétude?
F.D. Oui. Pendant longtemps, l'histoire a fait l'unité de la formation des jeunes. En particulier, le report à l'Antiquité avec le grec et le latin. Dans son ouvrage intitulé L'évolution pédagogique en France, Durkheim a dégagé l'essentiel de ce qui était en jeu: la culture consistait à sortir l'adolescent du présent, et donc du genre de vie ambiant, pour le situer dans une autre temporalité. Plus tard, l'histoire tout entière a joué un rôle semblable: elle était encore importante au temps de mes études, où même la littérature nous était enseignée selon un cadre historique. Aujourd'hui, on prétend le plus souvent inscrire d'emblée l'enfant dans son époque. Nous avons rompu avec l'idée que, pour être un contemporain, il faut justement sortir du présent, que c'est le présent qui enlise l'individu et non pas la prise de distance que permet le secours de la mémoire historique.
S.S. Restez-vous, malgré tout, optimiste?
F.D. En tout cas, j'aurai voulu contribuer, par cet essai, à la restauration de la mémoire. Je n'appartiens pas à la corporation des historiens. J'ai sans doute commis certaines erreurs factuelles. Mais je pense que le problème n'en est pas simplement un de connaissance historique. Les historiens seront d'accord avec moi que le passé n'est pas la propriété unique des spécialistes, sinon ceux-ci ne seraient lus que par des collègues. La mémoire collective devrait être le souci et le partage de tous. Vous verrez, dans mon livre, que j'ai beaucoup lu les historiens, et souvent à partir des monographies. J'ai voulu que cette lecture soit aussi un dialogue. Car il me paraîtrait malheureux que le travail sur la mémoire soit tellement la chasse gardée des historiens que l'on en arrive à installer des panneaux semblables à ceux qu'on trouve sur les chantiers: «Défense d'entrer. Réservé au personnel».
S.S. Le philosophe Paul Ricoeur a écrit: «On a renoncé à bon droit à une certaine expression de l'utopie sociale, qui faisait rêver d'un avenir transparent, limpide, et qui aboutissait ainsi à légitimer une idéologie totalitaire. Mais il y a une autre exigence de l'utopie, qui est celle de l'homme réconcilié, de l'homme qui nest plus en proie au morcellement et à la division, à l'aliénation». Pour agir, pour s'inscrire par l'action dans le temps, un certaine forme d'utopie nest-elle pas nécessaire? Vous faites vous-même une place à l'utopie dans votre essai...
F.D. Dans mon livre, j'ai consacré deux chapitres successifs aux historiens et aux grandes utopies de l'époque pour faire voir cette réciprocité. Si la conscience historique dépend de la mémoire, elle concerne aussi l'avenir. L'utopie est le complément obligé de l'historiographie. On pourrait se le représenter par la parenté de la nation et de l'organisation politique. La nation renvoie avant tout à un héritage, à une culture élaborée par les gens d'avant nous; la langue en est sans doute l'exemple le plus net. Tandis que la politique est avant tout projet, et donc anticipation de l'avenir. Il n'y a pas de peuple sans le partage d'un héritage de culture; il n'y a pas de démocratie sans objectif collectif, objet de discussion et de concertation dont l'utopie est l'indispensable figure.
Le nationalisme
S.S. Cette évocation de la question de l'utopie peut nous conduire à examiner brièvement un aspect de votre engagement comme intellectuel. Vous n'hésitez pas, en effet, à vous dire «nationaliste», alors que plusieurs intellectuels, du Québec ou d'ailleurs, tiennent aisément aujourd'hui pour suspecte pareille appellation...
F.D. La première raison pour laquelle je suis nationaliste tient à la situation de notre peuple sur le continent; étant peu nombreux, parlant une langue différente, notre condition restera précaire. Par conséquent, nous serons toujours obligés d'être vigilants quant au sort de notre nation. Si j'étais Français ou Américain, je ne serais pas nationaliste. Les nations ne sont pas égales, certaines ont moins de pouvoirs que d'autres. Et si je suis partisan de la souveraineté du Québec, c'est parce que je suis nationaliste. Je constate, comme tout le monde, que ce sont des francophones du Québec qui sont souverainistes, que peu d'anglophones le sont: ce doit bien être parce que la souveraineté paraît essentielle à l'épanouissement de la nation francophone. Il n'y aurait pas eu de pareil projet sans cela. En principe, la Confédération aurait pu être une réussite; il aurait fallu un autre état d'esprit que celui qui a effectivement existé. Les écoles françaises des autres provinces ont été menacées, il y a eu l'affaire Riel, les deux conscriptions, tout cela, et les fanatismes de tous bords, n'ont pas contribué à façonner un héritage commun. Surtout, le Canada a été fondé à nouveau sans nous au cours des dernières décennies avec le remplacement du biculturalisme par le multiculturalisme et le rapatriement de la constitution. Il nous faut donc refaire une autre communauté politique.
S.S. Plusieurs nationalistes actuels ont un rapport malaisé avec le nationalisme traditionnel de la période de la survivance. Ses principales figures sont même souvent perçues comme des ancêtres plutôt gênants... Une des constantes de votre oeuvre tient, me semble-t-il, au contraire, en ce souci de maintenir un lien avec la tradition canadienne-française et québécoise tout en n'hésitant pas, lorsque cela vous semble nécessaire, à marquer vos distances.
F.D. Vous avez raison. Si on me dit qu'il faut sortir du nationalisme défensif qui a été le nôtre pendant un siècle, j'en suis; les batailles pour les timbres ou la monnaie bilingues ou même le bilinguisme dans la fonction publique fédérale ne m'intéressent pas. Ce qui n'empêche pas que j'admire les nationalistes du passé qui ont dressé des barricades sans lesquelles nous ne serions même plus là pour en parler. Pour moi, cette façon de dénier toute espèce d'intérêt aux gens du passé, spécialement de notre tradition, qu'on observe fréquemment, c'est une manière soit cynique soit masochiste de nier une partie de soi-même. Mais ce refus, chez plusieurs, du nationalisme traditionnel s'explique par les deux réalités que j'ai indiquées plus haut. D'abord, par cette dualité du culturel et du politique, dont on essaie, depuis 1960, de faire le raccordement. Ensuite, par la «psychanalyse sauvage» qui a accompagné la Révolution tranquille.
Au sujet du nationalisme traditionnel, précisons quand même qu'il s'agit d'un courant beaucoup moins simple à appréhender qu'on pourrait le croire. II n'y a pas, en fait, un seul nationalisme traditionnel. En effet, le nationalisme d'un Bourassa, d'un Groulx, d'un Olivar Asselin ou d'un Mgr Paquet ne sont pas identiques, même si, malgré cette disparité, il existe un dénominateur commun, qui tient dans cette dualité, vécue par Lionel Groulx avec beaucoup d'intensité, entre le politique et le culturel, dont je viens de faire état.
S.S. Lorsque vous évoquez la construction de la nation québécoise, comment intégrez-vous l'apport des autres communautés ethniques constituant le Québec d'aujourd'hui ?
F.D. Il n'est pas question d'une nation québécoise regroupant tous ceux qui vivent sur le territoire du Québec, contrairement à l'expression qu'on entend souvent. Les anglophones ne s'identifient pas à notre nation; nous n'allons pas leur imposer cette identité de force. De même pour les Amérindiens. C'est donc l'édification d'une communauté politique que doit viser le projet de souveraineté. Aussi, je crois comprendre pourquoi certains dissocient nationalisme et souveraineté: je partage la conviction qu'il ne s'agit pas de fonder un État-nation. Ce qui n'empêche pas que c'est pour des raisons qui tiennent à notre nation que le projet est né et que si jamais il aboutit, ce sera avant tout par la volonté de francophones. La tâche de fonder une nouvelle communauté politique au Québec sera plus difficile encore que l'accès à la souveraineté; il faudra en arriver à créer un véritable esprit public où, de quelque origine ethnique qu'ils soient, les Québécois se reconnaîtront comme citoyens d'un même pays. Travail politique, travail de culture aussi d'où sortira, espérons-le, un Québec nouveau qui ne reniera pas pour autant le temps de sa difficile genèse.