Le philosophe qui vivait dans un jardin

Gilbert Romeyer Dherbey

La pensée d'Épicure dit, sous les formes les plus variées, le retranchement, la recherche de l'enclos et du rempart; l'homme épicurien est une ville assiégée qui se resserre dans ses murs. Lucrèce, en des vers inoubliables, dira le plaisir qu'éprouve le Sage, bien retiré en lieu sûr, à contempler les tribulations d'autrui .

Suave mari magno turbantibus aeguora ventis
E terra spectare magnum alterius laborem. (1)

En tête des vers, «I1 est doux» et «Depuis la terre» se détachent comme un promontoire, un haut-lieu fortifié que n'atteignent ni les vagues, ni même le vent.

Épicure, qui dirigea son École à Athènes de 307 à 271, vécut dans une Cité déchirée, à une époque pleine de périls:

«En la gestation effroyable du monde hellénistique, écrivait Jean Bayet, où tel des Diadoques avouait vivre parmi les bêtes féroces, Athènes fut prise, assiégée trois autres fois, sans cesse sous la menace de la famine et près de voir descendre des collines la garnison macédonienne qui la surveillait» (2).

La réponse d'Épicure à cette vie pleine de périls est le refugederrière les hauts murs d'un jardin et le renoncement à toute activité politique, à toute charge dans la Cité :

«Ce fut un grand bonheur pour moi de ne m'être jamais mêlé aux troubles de l'État, et de n'avoir jamais cherché à plaire au peuple, parce que le peuple n'approuve pas ce que je sais, et que j'ignore ce que le peuple approuve» (3).

La vie politique apparaît comme un océan d'insécurité dont il faut s'abstraire; ici Épicure polémique, comme l'a montré Ettore Bignone, contre l'école platonico-aristotélicienne, dont l'intérêt pour la politique était une caractéristique. Diogène Laërce nous rapporte qu'Épicure appelait Platon «flatteur de Denys» (Dionysokolax, allusion aux voyages du maître de l'Académie en Sicile auprès des Denys, tyrans de Syracuse (4) ,et déclarait que «la couronne de l'ataraxie a une valeur incomparable par rapport à la préminence politique» (fr 556, éd. Usener). La polémique contre l'école platonico-aristotélicienne (5) se poursuit dans les Maximes Capitales, où Épicure vise cette École par le terme dédaigneux de «certains»:

«Certains ont voulu devenir célèbres et faire converger sur eux les regards, croyant ainsi se procurer une sécurité qui leur vienne des hommes» (M. VII).

Une telle sécurité est bien problématique, comme le montre la fin de la Maxime VI et Philodème, disciple d'Épicure, retournera contre Aristote l'affirmation que celui qui ne participe pas à la vie politique est comme un lièvre au milieu des chiens. C'est bien plutôt le contraire qui se passe, comme l'a montré la vie d'Aristote lui-même, contraint de s'enfuir d'Athènes à Chalcis ! (6). La Maxime XIV renvoie définitivement 1e Sage des périls de la Cité à l'abri du Jardin:

«La sécurité sans nuages naît de la vie tranquille et retranchée des masses». D'où la célèbre devise des Epicuriens: «Cache ta vie».

Fuyant la sphère trop vaste et polémique de la Cité, Épicure ne se réfugie pas pour autant dans un Jardin désert : il le peuple d'amis. La vie politique est remplacé par la philia conçue comme sentiment inter-subjectif et non plus comme lien politique; l'épicurien fuyant la place publique s'entoure de la coquille de l'amitié :

«L'amitié entoure de sa danse la terre habitée» (Sentences Vaticanes, 52).

Par cette attitude de choix et d'évitement, l'épicurien s'oppose au stoïcien qui, lui, «au contraire, dit Nietzsche, s'exerce à avaler cailloux et vers, tessons, scorpions, à ignorer le dégoût». L'épicurien sélectionne, goûte le monde dans les deux sens du terme, c'est à dire privilégie telle saveur, et par là peut prendre goût à elle; il «choisit pour son usage les situations, les personnes, voire les événements qui conviennent à sa constitution intellectuelle, constitution extrêmement irritable, et il renonce à tout le reste» (7).

La garde du Sage épicurien ne cesse de tracer autour de lui, de la pointe du glaive (ou de la plume) des cercles protecteurs : celui de la Cité s'étant disloqué, il y a le cercle de l'amitié, puis le cercle du monde (8) et de ses murailles (les moenia mundi de Lucrèce), cercle devenu inoffensif depuis que les dieux, réfugiés dans les inter-mondes, ne le menacent plus de leur destin et de leurs arrêts.

Voilà pour les cercles qui entourent l'individu. Mais l'individu lui-même est un cercle - un corps - qui est un cercle de cercles, les atomes. Même si tous les atomes ne sont pas circulaires au sens propre du terme, il reste qu'ils ont une figure ( ), et que c'est cette périphérie qui, avec le poids, les définit (Lettre à Hérodote, § 54). L'homme lui aussi, à l'instar de l'atome, est une périphérie, une enveloppe, et se découvre donc dans l'épicurisme sous la forme qu'il ne cessera de revêtir jusqu'à nous, celle de l'individu, un individu qui se retranche dans les limites de son corps, puisque l'âme elle-même est corporelle. Ce corps rencontre les autres corps par la sensation et par la pensée, au moyen d’une représentation qui est «la forme même du solide» (ibid., § 50), livrée par des «simulacres», qui sont des doubles légers émanés des choses. La connaissance est expliquée, là encore, par le voyage d'une enveloppe détachée des choses, qui s'engouffre dans une autre enveloppe. L'individu ne connaît plus par sortie de soi, mais par réception en soi: le monde résonne en moi comme le son dans une conque.

La concentration l'emporte donc sur l'expansion - cela est vrai aussi pour la vie morale, sur laquelle il convient d'insister, puisque c'est aussi bien la découverte de l'individualité jouissante qui fait la modernité d'Épicure. Comme le dira Proust, «le bien-être résultant pour nous de l'excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, tout aussi bien qu'en augmentant celles-ci, en restreignant notre activité» (9).

I1 ne suffit pas de dire que l'épicurisme est un hédonisme; il faut comprendre que si le souverain bien est plaisir, et la douleur mal radical, c'est parce que l'individualité restreinte à soi se replie sur son affect (pathos), lequel est douleur ou plaisir. Être c'est sentir, et «ce qui ne sent pas n'est rien pour nous» (M. II) . L'espoir d'atteindre le bonheur se justifie, dans cette optique, par la croyance en la possibilité de dominer l'affect, c'est à dire d'enfermer le plaisir et 1a douleur dans des bornes étroites, faciles à circonscrire. C'est ce que révèle la grande polémique d'Épicure avec Platon, à propos de la nature du plaisir corporel.

Calliclès, dans le Gorgias, fait l'apologie de la vie de plaisir et de jouissance, du désir d'«avoir plus» et de l'assouvissement sans frein des passions (491 e - 492 c); Socrate lui oppose son idéal éthique d'ordre et de modération. Les deux genres de vie sont illustrés par la fameuse comparaison des tonneaux : ceux du Sage sont étanches et conservent le vin et le miel que l'on y dépose; ceux de l'intempérant sont percés et fuient, de sorte que celui-ci «est forcé nuit et jour de les remplir sans cesse» (493 e). L'homme de plaisir se trouve donc engagé dans un processus de quête indéfinie et de satisfaction reportée: il doit chercher sans cesse à satisfaire un désir inextinguible, et qui s’exaspère comme s’exaspère une démangeaison (494 c).

Avec le Philèbe, on passe de l'image au concept. Socrate commence par examiner tout ce qui est susceptible de degrés et de variations, le doux et le violent, le manque et l'excès; il le constitue en un genre qu'il nomme 1 'indéfini (apeïron) . Puis i1 envisage l'égal et la mesure et toutes les déterminations mathématiques, «ce qui se comporte comme nombre à nombre» (25 b); il en constitue un genre opposé qu'il appelle limite (péras). Puis Socrate envisage l'action du second genre sur le premier : l'entrée du nombre et de la mesure dans l'aigu et le grave, le vite et le lent, qui sont des illimités, fait naître la limite et par là engendre la musique, qui est mélodie et rythme (26 a). La nature toute entière nous présente, avec le mélange réglé de froid et de chaud, l'alternance des saisons, un mélange de limite et d'indéfini. D'où la position d'un troisième genre, «unité de tout ce que les deux autres engendrent, et qui vient à l'être par l'effet des mesures qu'introduit la limite» (26 d).

Ceci bien accepté, bien acceptée aussi l'idée qu'il y a des plaisirs bons et des plaisirs mauvais, Socrate n'a aucune peine à faire dire à Philèbe que la nature du plaisir le situe du côté de l'illimité (27 e). Et Platon, par la bouche de Socrate, accepte lui aussi cette thèse:
«Qu'il te soit donc accordé que le plaisir est du nombre des indéfinis» (28 a).

I1 s'ensuit que le plaisir sans limite et sans frein est identifiable comme plaisir mauvais. D'autre part, la cause de la 1 imite ne peut être autre chose que 1 'intellect (noûs). Socrate, sans 1e nommer, se réfère indubitablement à Anaxagore quand il invoque les Sages qui, depuis longtemps,. proclament que «l'intellect, toujours commande l'univers» (10). Le plaisir bon, pour exister, exigera donc l'intervention de la limite, donc de l'action de l'intellect, sur la nature en soi illimitée du plaisir.

La grande révolution qu’introduit Épicure, dans la pensée du plaisir, est de montrer que celui-ci, de par sa nature même, est limité; il n’a pas besoin que l’intellect vienne du dehors lui imposer des bornes; bien au contraire, c’est le mental qui le pousse à l’excès et pour ainsi dire, le fait sortir de ses gonds.

L'enjeu est de taille puisque si le plaisir est, de l'intérieur de lui-même en quelque sorte, borné, il n'est plus irrationnel incontrôlable, et ne pousse point à des excès sans fin; i1 ne réclame pas toujours plus. Épicure, pour sa démonstration, va faire appel au concept de nature et montrer que l'appétit, si du moins il reste appétit naturel, ne saurait conduire à l'excès, c'est à dire au dépassement de la limite. Ainsi la faim, besoin naturel, ne demande pas pour être apaisée une quantité indéfinie de nourriture; bien au contraire, une ingestion outrancière de nourriture reçoit aussitôt dans l'indigestion sa sanction naturelle. On parle de satisfaire un appétit issu d'un besoin; l'étymologie latine du mot montre qu'il y une possibilité de «faire assez« (satis facere) eu égard à cet appétit; elle désigne le repos de l'appétit dans la satiété. L'assez de l'être rassasié montre que le besoin comporte une borne; cette borne est la disparition de l'appétit dès lors qu'il est rassasié C'est pourquoi Épicure affirme qu'il y a une «limite en grandeur de plaisirs» (11). Le tort des intempérants n'est pas de rechercher le plaisirs, mais d'en outrepasser la frontière naturelle : il n'y aurait rien à reprocher aux plaisirs des dissolus «s'ils enseignaient en outre la limite des désirs»(12). Le plaisir est donc bon parce que limité par nature; c'est pourquoi il est toujours disponible et en quelque sorte toujours à portée de la main, puisque 1a source d'un plaisir par essence limité ne peut être que modique:

«La limite des biens est facile à atteindre et à se procurer» (Lettre à Ménécée, § 133).

Épicure peut alors développer ses célèbres paradoxes, qui font d l'hédonisme épicurien un ascétisme. Les frontières du plaisir limité par lui-même, sont étroites en vérité, et la nature, pour procurer le plaisir, ne demande que le minimum vital :

«La nature n'exige que des choses faciles à trouver; celles qui sont rares et extraordinaires sont inutiles, et ne peuvent servi qu'à l'excès et à la vanité. C'est un ragoût admirable que le pain et l’eau; lorsqu’on en trouve dans le temps de sa faim et de sa soif».

On peut donc posséder le plaisir tout entier même dans un relatif dénuement. Lucrèce prêtera à ce thème son lyrisme pour nous persuader, au Second Livre du De natura rerum, de la supériorité d'une partie de campagne, en compagnie d'amis, où l'on mange «à peu de frais» (non magnis opibus) sous les ramures des arbres tout près d'un frais ruisseau, sur les festins luxueux et surabondants du palais des rois. Ainsi, «qu'on rende grâce à la bienheureuse nature d'être si peu exigeante».

On comprend alors qu'Épicure fasse écho aux diatribes des Cyniques contre les richesses:
«Quelqu'un ayant demandé à Épicure comment il fallait s'y prendre pour devenir riche, celui-ci lui répondit: ce n'est pas en augmentant les biens, mais en diminuant les besoins» (13).

L'ascétisme, loin d'être la négation du plaisir, en est la condition même. Le plaisir étant une sensation, le sentiment du plaisir est lié à la sensibilité elle-même du siège sensoriel. Or, une excitation forte et constante blase le sens, l'habitude émousse le caractère plaisant du plaisir. Pour être pleinement ressenti, un plaisir doit intervenir comme dérogation légère d'un régime habituellement austère. Si je suis habituellement sobre, la moindre recherche me causera un plaisir réel; Épicure disait à un ami: «Envoie-moi un petit pot de lait caillé, afin que je fasse bombance». Inversement, si je suis accoutumé à un régime succulent, la moindre privation me causera une douleur.

Se pose ici l'objection que Platon aurait pu faire à Épicure, s'il l'eût connu : d'où viennent alors les excès furieux des sensuels, chez qui le plaisir «contracte tout le corps, le crispe parfois jusqu'aux sursauts, en le faisant passer par toutes les couleurs, toutes les gesticulations, tous les halètements possibles, et produit une surexcitation générale avec des cris d'égaré»? (14).
Épicure répond à cette possible objection en incriminant l'opinion, c’est-à-dire le faux savoir et les imaginations créatrices de besoins illusoires; c’est l’opinion qui, prolongeant l’élan de l’appétit, nous fait manger au-delà de notre faim, boire au-delà de notre soif, désirer bien au-delà de nos besoins. C’est l’opinion qui incite l’avare à entasser plus de richesses que nécessaire, et même à se priver de plaisirs réels et limités au nom de plaisirs rêvés et sans limites: «la richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer. Celle des opinions vides tombe dans 1'indéfini» (15) . La cérébralité dé-nature le besoin et le plaisir qui découle de sa satisfaction normale; l'esprit, plus facile à tromper que le corps, détraque la mécanique du plaisir en la poussant aux extrêmes. L'esprit égaré égare à son tour le corps: «Ce n'est pas le ventre qui est insatiable, (...) mais l'opinion fausse au sujet de la réplétion illimitée du ventre» (16). Épicure sera le médecin de ces esprits malades, et sa philosophie le remède.

Il est une autre thèse fondamentale d'Épicure à propos du plaisir, qui elle aussi l'oppose à Platon. .Cette thèse affirme qu'entre plaisir et douleur, il n'y a pas de place pour un état intermédiaire, un état neutre qui ne soit ni plaisir ni douleur. Toute la mesure du plaisir est donc donnée par l'absence de douleur du corps (aponia) et par l'absence de trouble de l'âme (ataraxia). C'est ainsi que l'on peut «mesurer les plaisirs d'après les peines» dit Épicure. Or, la douleur est mesurée aussi au sens de «réduite»: «Celle qui a la souffrance intense a la durée brève, celle qui dure dans la chair a la souffrance faible» (17). Plaisir et douleur donc se limitent réciproquement, et leurs limites constituent «les limites de la vie» (18).

D'autre part, ces limites font que plaisir et douleur s'excluent l'un l'autre, et qu'il n'existe pas de sensation qui soit un mélange de plaisir et de douleur: «Partout où se trouve le plaisir, pendant le temps qu'il est, il n'y a pas de place pour la douleur, ou le chagrin, ou les deux à la fois» (19). La polémique anti-platonicienne est nette puisque mélanges de plaisir et de douleur, c'est ainsi que Platon définit ce que l'on appelle les plaisirs corporels. Dans le Gorgias, Socrate fait avouer à Calliclès que faim et soif étant pénibles, que boire et manger étant agréable, il s’ensuit que quand on a faim ou soif on éprouve à la fois plaisir et souffrance ( ) «pendant le même temps» (496 e). Mais la thèse selon laquelle il n'y apas d'état intermédiaire entre plaisir et douleur elle aussi s'oppose à Platon, qui établissait dans le Philèbe une «troisième disposition» (32 e), où 1'homme n'éprouve ni plaisir ni peine; c'est le cas lorsque les changements (augmentation, diminution) qui se produisent dans le corps sont minimes et par suite insensibles. Il s'ensuit qu'être exempt de douleur ne revient pas à éprouver du plaisir et que, selon Platon, le plaisir n'est pas simplement absence de douleur (43 d).

Épicure, quant à lui, nie ces deux thèses platoniciennes: qu'il existe un état neutre, ni plaisant ni pénible, et un mélange plaisir-douleur au niveau corporel. En effet, ce serait, dans les deux cas, accepter que la limite, qui cantonne en soi plaisir et douleur, puisse disparaître, ou du moins se brouiller.

Nous voyons encore à l'œuvre la notion de limite dans la conception épicurienne du corps propre, comme l'a brillamment montré J. Pigeaud dans La maladie de 1'âme (20). Notre corps est un agrégat d'atomes dont l'édifice est précaire, et qui doit pour cela se préserver de toute secousse intempestive. I1 est si précaire qu'Épicure déconseillait, d'après Plutarque, le coït après manger (21). Or la sensation (surtout tactile) est un choc, et comme telle elle risquerait de mettre en péril l'équilibre du corps si elle pouvait l'atteindre jusque dans ses profondeurs, surtout bien sûr si elle est sensation douloureuse. Pigeaud cite un texte étonnant de Lucrèce, au Chant LII du De natura rerum (v. 249-257). Ce texte décrit l'envahissement du corps par la sensation, et le danger de cette invasion:

«Le sang s'agite, la sensation pénètre alors dans toutes les chairs; elle gagne en dernier lieu les os et les moelles, qu'il s'agisse du plaisir ou d'une agitation toute contraire».

Si la sensation est douloureuse, le corps risque la mort, c’est pourquoi il se défend en repoussant à la périphérie de lui-même la sensibilité et l’accueil des mouvements du dehors.
«Mais le plus souvent la surface du corps marque, pour ainsi dire, le terme (finis) de ces mouvements : et c'est pourquoi la vie peut se maintenir en nous» (22).

La superficie du corps est un bouclier, une carapace qui protège celui-ci de l'agression perceptive, et il est révélateur de voir Lucrèce ne faire ici aucune mention des sensations cénesthésiques le danger vient du dehors, du bord externe de la frontière.

Nous avons vu que toute la pensée épicurienne s'organise autour de la notion centrale de limite, de pourtour et d'enveloppe. L'emblème de cette volonté de circonscrire pourrait bien être ce Jardin, que l'Histoire a pour toujours attaché à la mémoire d'Épicure.

Mais que signifie cette volonté de circonscrire, sinon celle de trouver abri et refuge, protection contre les tempêtes de la vie? La doctrine du plaisir elle-même se ressent de ce caractère frileux; nous savons qu'Épicure toute sa vie fut un malade, un malade pour qui la cessation de ses douleurs constitue un plaisir réel et consistant. Il ne fit peut-être ainsi, pour reprendre une expression un peu cruelle de Platon dans le Philèbe, que «chagriner le plaisir» (23 b). Quelle différence en effet entre le plaisir étriqué d'Épicure et la joie des banquets telle qu'elle monte des poèmes homériques, débordante, généreuse, pleine de santé et si peu méfiante envers la vie!
«Pour moi je l'assure, on ne peut rien souhaiter de plus agréable que de voir la joie posséder un peuple entier, et des convives réunis dans la salle d'un manoir prêter l'oreille à un aède, satisfaits d'être assis chacun selon son rang, devant des tables pleines de pain et de viandes, quand l'échanson, puisant le vin au cratère, le porte et le verse dans les coupes» (23 ).
Épicure élabore donc une pensée de la protection, du retranchement derrière des positions bien tracées, des défenses et des chicanes. Médecin d'autrui, il a été en même temps médecin de lui-même; sa sérénité et son bonheur, qu'il prétend égaux à ceux de «Zeus lui-même», il les gagne contre la souffrance, une souffrance exorcisée mais toujours menaçante. Bien que pour le Sage, la mort ne soit rien, puisqu'elle est «privation de sensation», donc de douleur, et puisque, «quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus» (24), la mort représente néanmoins la seule véritable brèche dans sa fortification, brèche à vrai dire aussitôt anéantie qu'ouverte, puisque par elle le Sage s'échappe et disparaît:

«À l'égard de toutes les autres choses, il est possible de se procurer la sécurité, mais, à cause de la mort, nous, les hommes, habitons tous une Cité sans murailles» (25).

L'homme est de toutes parts cerné, mais transformer le bonheur le plus exposé et le plus fragile en sérénité, voilà ce qui donne à la pensée d'Épicure sa tension, celle que ressentait sans cesse cet hédoniste souffrant qu'a si bien compris Nietzsche.

«Oui, je suis fier de sentir le caractère d'Épicure comme nul peut-être ne le sent. (...) Je vois son œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que des bêtes de toutes tailles viennent jouer à sa lumière, sûres et calmes comme cette lumière et cet œil mêmes. Un tel bonheur n'a pu être inventé que par quelqu'un qui souffrait sans cesse» (26).


Notes

(1) De natura rerum, II, 1-2.
(2) «Études lucrétiennes», dans La profondeur et le rythme, Cahiers du Collège Philosophique, Arthaud..
(3) Dans Sénèque, Lettres à Lucilius, 29, 10.
(4) Dans Par-delà le Bien et le Mal (tr. fr. G. Bianquis, Aubier, p. 31) Nietzsche écrit
«Je ne connais rien de plus venimeux que la plaisanterie qu'Épicure s'est permise à l'adresse de Platon et des platoniciens : il les appelait dionysokolaxes. Le mot signifie «flatteurs de Denys», donc séides du tyran et lécheurs de bottes; il signifie par surcroît qu'ils n'étaient que des comédiens, sans rien en eux d'authentique, car dionysokolax était le sobriquet populaire qu'on donnait aux comédiens».
(5) Qui est traitée comme un tout parce qu'Épicure connaissait Aristote, selon E. Bignone (L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Firenze, 1936, 2 vol.) essentiellement par son œuvre publiée (dont nous n'avons plus que des fragments) et non par les traités scolaires du Corpus.
(6) Bignone, Op. cit., I, p. 100.
(7) Gai Savoir, IV-Partie, aph. 306, tr. Vialatte, éd. Gallimard.
(8) Lettre à Pythoclès, § 88: «Un monde est une certaine enveloppe de ciel enveloppant astres, terre et tous les phénomènes, qui est découpée dans l'infini...»
(9) La Prisonnière, édition La Pléiade, Tome III, p.26
(10) 30 d :
Cf Anaxagore, fragment B 12 DK:
et fr B 14:
(11) Maxime III :
(12) Maxime X:
(13) Stobée, Flor., XVII, 37.
(14) Philèbe, 47 a.
(15) Maxime XV.
(16) Sentences Vaticanes, 59.
(17) Ibid, 4. Voir aussi Max. IV.
(18) Maxime XXI:
(19) Maxime III.
(20) Belles-Lettres, Paris, 1989.
(21) Op. cit., p.153-154.
(22) Ibid., p.155-157.
(23) Odyssée, IX, 5 sq.
(24) Lettre à Ménécée, S 124-125.
(25) Sentences Vaticanes, 31.
(26) Gai Savoir, aphorisme 45.


Bibliographie

Textes

Usener, H., Épicurea, Leipzig, 1887 (réimpression Stuttgart, 1966).
Arrighetti, G., Epicuro Opere, Turin, Einaudi, 1960, 2° éd. 1973.

Ouvrages critiques

Bailey, C., The Greek Atomists and Epicurus, Oxford University Press, 1928.
Bignone, E., L'Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, 2 volumes, Firenze, La Nuova Italia, 1936, 2° éd. 1973.
Festugière, A-J. , Épicure et ses dieux, Paris, PUF, 1946, 1968, 1985.
Gigante, M., Scetticismo e Épicureismo, Napoli, Bibliopolis,1981.
Goldschmidt, V., La doctrine d'Épicure et le droit, Paris, Vrin,1977.
Pigeaud, J., La maladie de l'âme, Paris, Les Belles-Lettres, 1981, 2e éd. 1969.
Rist, J-M., Epicurus. An Introduction, Cambridge, 1972.
Rodis-Lewis, G., Épicure et son école, Paris, Gallimard, 1975.
Salem, J., Tel un dieu parmi les hommes, L'éthique d' Épicure, Paris, Vrin, 1989.
Voelke, A-J., La philosophie comme thérapie de l'âme, Études de philosophie hellénistique, Paris, Cerf, 1993.

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