Les enfants de Salomon

Agricol Perdiguier
Enfants de Salomon
TAILLEURS DE PIERRE
Les tailleurs de pierre, Compagnons étrangers, dit les Loups, passent pour être ce qu'il y a de plus ancien dans le Compagnonnage. On fait courir sur eux une vieille fable où il est question d'Hiram, selon les uns, d'Adoniram, selon les autres; on y voit des crimes et des châtiments: mais je laisse cette fable pour ce qu'elle vaut.

Les tailleurs de pierre se divisent en deux classes: les Compagnons et les Jeunes Hommes; il y a un premier Compagnon qui préside l'assemblée des Compagnons, un premier Jeune Homme qui préside l'assemblée des Jeunes Hommes; les Compagnons se parent de la canne et de rubans fleuris d'une infinité de couleurs, qu'ils portent passés derrière le cou et flottants sur la poitrine. Celui qui se présente pour faire partie de la Société fait un temps de noviciat; il mange, il couche chez la Mère, et ne participe pas aux frais du corps. Quand il est suffisamment connu, on le reçoit Jeune Homme, et il porte, comme tous ceux de sa classe, des rubans verts et blancs attachés à la boutonnière de l'habit et flottant au côté droit. Les Compagnons et les Jeunes Hommes ont des surnoms tels que ceux-ci: La Prudence de Draguignan, La Fleur de Bagnolet, La Liberté de Châteauneuf, etc. Ils prennent le nom de leur pays, quelque grand ou petit qu'il soit, et le surnom qu'ils ont reçu de la Société passe toujours devant; c'est l'inverse de presque toutes les autres Sociétés. Ce n'est encore que chez eux que les non Compagnons portent des surnoms et des couleurs. Ils remplacent le mot Monsieur par le mot Coterie. Ils ne hurlent pas, ils exercent quelquefois le topage. Quoiqu'il y ait dans cette Société un premier Compagnon et un premier Jeune Homme, et par conséquent des assemblées à part, l'accord le plus parfait n'a jamais cessé de régner entre eux.

Ainsi se trouvait terminé cet article dans la première édition de ce livre. J'ajouterai qu'une rupture a éclaté depuis peu chez les Compagnons étrangers, que des Jeunes Hommes s'en sont retirés, et ont formé une association nouvelle, dite des Compagnons de l'Union. Cette association reste sous la bannière de Salomon.


MENUISIERS
Dans la Société des menuisiers du Devoir de Liberté, dit les Gavots, il y a trois ordres de Compagnons, savoir: premier ordre ou Compagnons reçus; deuxième ordre ou Compagnons finis; troisième ordre ou Compagnons initiés. Il y a en outre la classe de ceux qui ne sont pas encore reçus et que l'on nomme Affiliés. Quand un jeune homme se présente et demande à être membre de la Société, on interroge ses sentiments; s'il fait des réponses satisfaisantes, on l'embauche. A la première assemblée générale, on le fait monter en chambre, et, en présence de tous les Compagnons et de tous les Affiliés, on lui fait quelques questions pour savoir s'il ne s'est pas trompé, si c'est bien dans cette Société et non dans une autre qu'il a voulu entrer; car, comme on le lui fait observer, il y en a plusieurs, et chacun est libre dans son choix. Enfin, on lui fait lecture du règlement auquel tout Compagnon, tout Affilié doivent se soumettre; on lui demande s'il peut s'y conformer: s'il répondait non, il pourrait se retirer; s'il répond oui, il est Affilié et placé à son rang de salle. S'il est honnête et intelligent, il arrivera successivement à tous les ordres du Compagnonnage et à tous les emplois de la Société. Les Compagnons se parent de petites cannes et de rubans bleus et blancs qu'ils attachent à la boutonnière de l'habit, et qu'ils font flotter au côté gauche. Le chef de la Société est nommé premier Compagnon, s'il est du second ordre, et Dignitaire, sil est du troisième. Dans le premier cas, ses rubans, qu'il porte comme les autres Compagnons, sont embellis de franges en or; il est paré, les jours de fête et de cérémonie, d'un bouquet à deux épis dorés: dans le second, il est décoré d'une écharpe bleue, passant sur l'épaule droite et pendant au côté gauche, ornée sur la poitrine d'une équerre et d'un compas entrelacés, et à ses extrémités inférieures, de franges en or. La Société change de chef deux fois par an; tous les Compagnons, tous les Affiliés concourent à l'élection; le vote est par bulletin. Le candidat qui obtient la majorité des suffrages est proclamé Premier Compagnon ou Dignitaire, selon l'ordre auquel il appartient; on le pare des insignes de sa nouvelle dignité, et il est pendant six mois à la tête de la Société. Il accueille les arrivants, dispose du Rouleur à son gré; il fait embaucher, lever les acquits; il convoque les assemblées. Mais il a des devoirs à remplir et a besoin de marcher droit pour n'être pas révoqué. Il y a un Secrétaire et des Anciens chargés de surveiller journellement la direction des affaires. A la Société appartient le contrôle de toute chose. On voit qu’une hiérarchie est établie dans cette Société, ce qui néanmoins n'en exclut pas l'égalité entre tous ses membres. Les Compagnons et les Affiliés sont mêlés dans les ateliers, dans les chambrées et aux mêmes tables; ils se réunissent aux mêmes assemblées. Un Compagnon n'a pas plus de pouvoir sur un Affilié que celui-ci n'en a sur un Compagnon. Le règlement étant positif et les droits étant communs, on peut se prendre réciproquement en défaut. Un chef de la Société pris en défaut subit double peine, et cela pour lui rappeler qu'il doit servir d'exemple à tous. Les lois de la Société défendent le topage. Ces deux mots vous et toi, ont paru se faire la grimace; il en fallait proscrire un, on a proscrit le toi. Tous les membres de la Société, jeunes et vieux, doivent se dire réciproquement vous. La propreté et le respect sont de rigueur. Les Compagnons portent des surnoms tels que ceux-ci: Languedoc La Prudence, Bordelais La Rose, etc.; le mot Pays est à la place du mot Monsieur; on ne connaît pas les hurlements.

On trouve vraiment de très bonnes choses dans cette Société; il y a cependant un point qui excite quelquefois des réclamations. Si des Affiliés venaient s'en plaindre à moi, je leur répondrais: «Cela vous paraît mauvais et cause votre mécontentement; examinez-le avec attention, pensez-y, méditez-le sans cesse, mais ne soyez point poussés par des sentiments égoïstes; soyez laborieux, soyez sages et prudents, bientôt vous serez Compagnons; alors, si ce qui vous parut mauvais vous le paraît encore tentez de le réformer. Pour être justes et généreux, il faut faire pour les autres ce que vous auriez voulu que l'on fit pour vous.

Si vous proposez un jour une réforme qu'on ne voudra pas accueillir, gardez-vous bien de vous retirer pour cela de la Société: vous feriez présumer par là que vos intentions n'étaient pas pures.

De plus, si ayant tenté plusieurs fois d'introduire une réforme, vous n'avez pu y réussir, n'en soyez point blessés, mais soyez jusqu'au bout les hommes de la Société. Après vous, soyez-en convaincus, d'autres Compagnons s'empareront de vos idées, ils les pousseront plus avant, et finiront enfin par les faire triompher en votre absence même!

Il faut agir avec sagesse, avec prudence pour faire le bien. Ceux qui agissent autrement n'engendrent que désordre et bouleversement. Les sociétés ont deux genres d'ennemis: ce sont ceux qui, attachés aux vieilles formes, ne tiennent aucun compte de la marche des temps, et ceux qui, avec des idées opposées, les devancent et veulent faire impérieusement, brutalement, ce qu'ils appellent la volonté de tous. Je ne veux rien dire sur les intentions, mais j'avouerai que les rétrogrades et les trop violents sont également dangereux.

Voulez-vous servir une bonne cause, procédez avec douceur, avec persévérance, et que jamais rien ne vous rebute.


SERRURIERS
J'ai peu de choses à dire des Compagnons serruriers; ce que j'ai dit des menuisiers s'applique parfaitement à eux; ils ont même organisation, mêmes lois, même règlement.

Ils sont peu nombreux sur le tour de France. Quand ils sont trop peu dans une ville, ils font mère commune avec les menuisiers, parmi lesquels ils se confondent comme s'ils étaient du même état. Dans cette circonstance, un serrurier peut devenir chef d'une Société où il n'y aurait presque que des menuisiers.

Les enfants de Salomon reçoivent parmi eux des hommes de toutes religions.

Pour ne pas interrompre ce que j'ai à dire sur les Sociétés primitives, je renvoie un peu plus loin à parler des Charpentiers de Liberté.


Adjonction aux Enfants de Salomon
CHARPENTIERS.
Les charpentiers, se disant de nos jours Compagnons de Liberté, se disaient autrefois Renards de Liberté; ce qui prouverait qu'ils ont été dans des temps plus anciens aspirants des Compagnons Drilles, contre lesquels, se voyant traités en esclaves, ils se seront révoltés; ils auront quitté l'habitation commune pour vivre et faire mère à part. S'étant ainsi affranchis de leur servitude et vivant sans maîtres, ils auront ajouté à leur nom de Renard le mot liberté. Ils ne tardèrent pas à se donner un Devoir et à se faire Compagnons. Ils se dirent alors Compagnons de Liberté et Enfants de Salomon. Ils ont, sans doute, pour former leur Devoir, fait des emprunts à d'autres Sociétés, principalement à celle d'où ils sortaient: les hurlements qu'ils poussent le font présumer. Ils n'ont point de rapports avec les anciens Enfants de Salomon. Leurs hurlements, comme on peut le penser, porteront toujours obstacle à une franche union.

Les charpentiers, Compagnons de Liberté, habitent à Paris la rive gauche de la Seine; les charpentiers, Compagnons passants ou Drilles, habitent la rive droite. Ils sont tenus, les uns et les autres, d'après une certaine convention, à travailler du côté du fleuve où leur domicile est fixé: ce qui ne les empêche pas de se livrer souvent de rudes combats.

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