Les enfants de Maître Jacques

Agricol Perdiguier
Enfants de maître Jacques

TAILLEURS DE PIERRE
Les tailleurs de pierre, Compagnons du Devoir ou Compagnons passants, dits les Loups-Garoux sont, dit-on, moins anciens que les Compagnons étrangers, dont la Société existait seule dans le vieux temps.

La division se mit au sein de cette Société. II y eut scission. Ceux qui se retirèrent formèrent une association particulière, et se dirent Compagnons passants. Ces deux noms, étrangers et passants, viennent de ce que presque tous les tailleurs de pierre qui travaillèrent au temple de Salomon n'étaient pas de la Judée, mais de Tyr et des pays environnants; ils étaient donc étrangers dans Jérusalem. Ils étaient passants aussi, car ils ne prétendaient pas y demeurer toujours.

Cette Société de tailleurs de pierre se divise en deux classes, les Compagnons, et ceux qui aspirent à l'être, et que l'on appelle Aspirants. Les Compagnons portent de longues cannes et des rubans fleuris de couleurs variées, attachés autour du chapeau, et tombant jusqu'au bas de l'oreille. Ils s'appellent Coterie, et portent des surnoms comme les autres tailleurs de pierre; ils topent, ils ne hurlent pas. Leur rigueur envers les Aspirants est excessive.

Les Loups et les Loups-Garoux sont à peu près égaux en nombre; ils sont ennemis jurés, et se livrent souvent des combats sanglants. Quand ils travaillent à un même pont, il est dangereux de les placer sur la même rive; la rivière est quelquefois trop étroite pour les séparer. Dans Paris cependant ils travaillent fréquemment ensemble, et il n'en résulte rien de mauvais.


MENUISIERS
Dans la Société des Compagnons menuisiers du Devoir dits les Dévorants ou Devoirants (on leur donne aussi le nom de Chiens, commun à tous les Devoirants), il y a deux classes bien tranchées; ce sont, comme dans toutes les Sociétés se disant de maître Jacques, les Compagnons et les Aspirants. Les Compagnons tiennent assemblée à part, les Aspirants de même; un Compagnon commande l'assemblée des Compagnons, le premier Aspirant commande celle des Aspirants. Les Compagnons pénètrent dans l'assemblée des Aspirants qu'un des leurs préside, et les Aspirants ne peuvent entrer dans l'assemblée des Compagnons. Les Compagnons couchent en chambre particulière, mangent à des tables où les Aspirants ne peuvent prendre place. Les jours des grandes fêtes, ils font festin à part et dansent à part; enfin il y a peu de liaison, peu de sympathie entre ces deux classes; les uns affectent des airs que les autres n'admirent plus. Ce qui le prouve, ce sont les discordes qui ont éclaté entre eux dans plusieurs grandes villes, et qui ont fait naître la Société des Révoltés, société très nombreuse.

Les Compagnons menuisiers ne se donnent point de surnoms; ils s'appellent par leurs noms de baptême et de pays, comme, par exemple, Pierre le Gatinais, Hippolyte le Nantais, etc., etc. Ils portent des petites cannes et des rubans verts, rouges, blancs, attachés à la boutonnière, comme les Gavots. Ils portent aussi des gants blancs parce qu'ils n'ont pas, disent-ils, trempé leurs mains dans le sang d'Hiram. Ils n'ont qu'un ordre de Compagnons. Cependant le nouveau reçu, dit Pigeonneau, fait un temps de noviciat. Chaque Compagnon fait tour à tour une semaine de rôle, comme dans toutes les autres Sociétés.

Le Compagnon le plus ancien dans une ville est nommé le premier en ville, et les Aspirants le regardent comme un premier Compagnon. S'il y a parmi les Compagnons un chef élu, ce chef est peu connu des Aspirants.

Ils font usage du mot pays; ils se prêtent, entre Compagnons, un appui mutuel. Ils sont propres et passent pour être fiers, ils ne voudraient pas que les menuisiers et serruriers de Salomon pussent se dire Compagnons du Devoir de Liberté, mais Compagnons de la Liberté seulement; il faudrait pour les contenter rayer le mot devoir.

Les menuisiers des deux Sociétés sont rivaux certainement; mais ils en viennent rarement aux mains.

Les menuisiers enfants de maître Jacques, et quelques autres corps d'état soumis aux règles du même fondateur, ne doivent recevoir Compagnon, d'après leur Code, que des catholiques.

J'ai adressé, un peu plus haut, quelques paroles amies aux Affiliés; j'oserai, si des Aspirants voulaient bien m'entendre, leur donner ce conseil: «Vos Compagnons manquent-ils de quelque justice envers vous: sachez patienter et souffrir un peu; ce n'est qu'un temps de noviciat, qu'un temps d'épreuve, par lequel tous vos chefs ont passé: instruisez-vous, comportez-vous bien et faites-vous recevoir le plus tôt possible. Une fois Compagnon, portez dans le gouvernement, dans l'esprit de votre Société, les idées nouvelles et progressives qui doivent la rajeunir. Êtes-vous éclairés? Éclairez-vous davantage. Êtes-vous bons? Soyez meilleurs encore. Soyez les véritables enfants de la France, soyez généreux et appliquez-vous, sans relâche, non à vous venger des humiliations que vous pouvez avoir subies et qu'il faut oublier, mais à servir vos semblables et la cause de l'avenir et de la fraternité.»


SERRURIERS
Les serruriers sont organisés comme les menuisiers, mais ils sont beaucoup moins nombreux. Dans ces derniers temps, des révoltes d'Aspirants les ont considérablement affaiblis.

Il n'existe pas entre les menuisiers et les serruriers un accord parfait. Ils ne se fréquentent même plus. Je connais la cause de leur refroidissement; mais je crois qu'il n'est pas utile d'en parler.

J'ai dit quelque part que les Enfants de maître Jacques s'étaient adjoint d'autres corps d'états, mais les nouvelles Sociétés étant faites à l'image des anciennes, j'ai peu de choses à en dire. Cependant je citerai plus loin quelques particularités qui les distinguent.


Adjonction aux Enfants de maître Jacques.
ÉTATS DIVERS
J'ai déjà dit que les menuisiers avaient reçu les tourneurs, les serruriers et les vitriers. Les anciens ne hurlent pas. Les tourneurs et les vitriers hurlent. Je ne replacerai pas ici les noms de toutes les sociétés engendrées immédiatement après celle-ci. J'observerai qu'elles se ressemblent toutes sous beaucoup de rapports. Quant aux hurlements, quant au topage, elles en usent presque toutes; quant aux longues cannes, quant aux couleurs, on en porte partout; quant aux divisions par classes, ce sont toujours des Compagnons et des Aspirants.

Les Cloutiers ont quelque chose de particulier; ils suivent encore les plus vieilles coutumes: ils commandent leurs assemblées, ils font leurs grandes cérémonies en culotte courte et en chapeau monté. De plus, ils ont des cheveux longs et tressés sur leur tête. Si un membre de leur Société vient à mourir, ils quittent leurs chapeaux, défont, délient leurs longues tresses, et vont l'enterrer avec les cheveux en désordre et leur couvrant presque tout le visage. Les cloutiers sont nombreux à Nantes, et l'on peut dire d'eux qu'ils se soutiennent comme des frères.

Les Forgerons aussi se parent de culottes courtes et de chapeaux montés.

Je parlerai de quelques sociétés moins anciennes.

Les Compagnons Tisserands datent de 1775; un menuisier traître à sa Société leur vendit le Devoir.

Les cordonniers n'ont guère que trente ans de Compagnonnage. Voici leur origine: Un gendarme, ayant été ouvrier et Compagnon corroyeur, vendit dans Angoulême son Devoir à un cordonnier nommé Carcassonne Le Turc, qui le communiqua à ceux de sa profession. Les cordonniers se formèrent en société et devinrent très forts; ils soutinrent pendant huit jours une bataille affreuse contre les corroyeurs. Il y eut des blessés et des morts. A la suite de cette affaire, Mouton Cœur-de-Lion, cordonnier des plus courageux, fut mis aux galères de Rochefort, où il mourut, sans doute de chagrin et d'ennui. Les cordonniers vénèrent la mémoire de ce Compagnon, et dans un de leurs couplets on trouve les vers suivants:
    Provençal l'invincible,
    Bordelais l'Intrépide,
    Mouton Cœur-de-Lion
    Nous ont fait Compagnons.

Le Devoir fut porté d'Angoulême à Nantes, et de là se répandit dans d'autres villes. Les Compagnons cordonniers sont nombreux et d'une bravoure remarquable. Ils se battent fréquemment, et je dois avouer qu'ils sont souvent attaqués.

Les cordonniers portent d'abord deux couleurs, une rouge, une bleue; puis dans chaque ville de Devoir où ils passent, ils prennent une couleur de plus 1. Ce qui fait qu'en terminant leur tour de France, ils en ont un grand nombre.

J'ai dit que les cordonniers ne comptaient qu'une trentaine d'années de Compagnonnage. Cependant on trouvera dans l'Histoire de Paris, par Dulaure, que le 27 septembre 1645, les Compagnons cordonniers, appelés Compagnons du Devoir, furent dénoncés à la faculté de théologie à cause des pratiques de l'initiation d'un apprenti au grade de Compagnon, etc., etc. Il est probable que cette Société fut dissoute, et que son Devoir se perdit; car il est bien positif que la Société actuelle des cordonniers est peu ancienne.

Les Boulangers comptent une vingtaine d'années de Compagnonnage, ils tiennent le Devoir des doleurs, et ils se sont formés en société à Nantes, à La Rochelle, puis à Bordeaux.

Les Ferrandiniers, ou ouvriers en soie, se sont formés en 1832 en Compagnonnage; ils ont essayé, il y a peu de temps, de rentrer dans la famille des Enfants de maître Jacques. S'ils n'ont pas obtenu cette faveur, ils ont au moins reçu de bonnes raisons.

Quelques associations de Compagnons, telles que celles des Bonnetiers, des Potiers, des Épingliers, etc., se sont effacées; elles ont été remplacées par d'autres; de nouvelles associations se forment encore, tant le besoin de s'associer se fait sentir aux ouvriers.

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