Cécité et vie intérieure

Albert Thibaudet
(...) je pense à ce titre d'un livre de Descartes : Du Monde ou de la Lumière. Pour une intelligence l'idée du monde se confond avec l'idée de la lumière, connaître c'est voir; et l'allégorie de la caverne dans la République est à peine une allégorie, et bien plutôt la transposition exacte à la lumière intellectuelle de ce qui concerne sa soeur aînée ou bien jumelle, la lumière physique. Cela a donné naturellement une des plus belles pages des littératures humaines. Platon aurait fait évidemment un grand livre en développant l'aventure d'un de ces prisonniers; et ce livre, après tout, nous l'avons et il est formé par l'ensemble des dialogues, lutte de 1a lumière et des ténèbres, histoire des yeux qui s'ouvrent, ou qu'ouvre le pasteur-type, Socrate.

Mais pour les yeux de l'âme comme pour les yeux du corps, la lumière existe en fonction de l'ombre, en fonction des ténèbres. Le héros de la lumière dans le monde de la peinture, c'est Rembrandt. Et dans les dialogues platoniciens, où la lumière intellectuelle diffère tellement de cette lumière d'atelier répandue chez Aristote, Descartes ou Spinoza, où elle subit autant de contacts avec l'ombre que dans Rembrandt et donne des modelés aussi vivants, l'ignorance, l'interrogation, l'ironie socratique constituent la part de ces ténèbres nécessaires.

Un philosophe, un peintre, un poète peuvent connaître à des titres différents que la lumière est chose vivante et qu'il n'y a pas solution de continuité entre la lumière extérieure qui frappe la rétine et la lumière intérieure qui s'exprime par le regard. Dans quelle mesure l'une est fonction de l'autre, la psychologie l'a expliqué en analysant l'atlas visuel et l'atlas tactile (le mot heureux de Taine peut être conservé). Mais ces théories ont contracté une vie vraiment dramatique, depuis le XVIIIe siècle, dans l'observation des aveugles-nés auxquels une opération donnait, à l'âge adulte, l'usage de la vue. Diderot ne manqua pas de ressentir l'intérêt prodigieux de cette découverte et d'en exploiter avec profondeur toutes les suggestions dans la Lettre sur les aveugles qui le fit mettre à Vincennes. Trente ou quarante ans plus tard, écrivant des commentaires à cette lettre, il y esquissait la touchante et belle histoire de mademoiselle de Salignac, qui semble annoncer déjà Gertrude, et à laquelle l'auteur de Jacques le fataliste et du Neveu de Rameau eût été capable, s'il s'y fût arrêté, de donner une vie magnifique.

Il est singulier que (sauf Les Emmurés de M. Lucien Descaves et un ou deux autres livres) le roman n'ait jamais touché a ce sujet profond et riche. Un aveugle-né dans une famille, dans une histoire, y fait un peu la figure de l'Ingénu ou de Micromégas dans un roman de Voltaire (et c'est pourquoi la Lettre sur les aveugles devient si vite, sous la plume de Diderot, de la littérature critique et qui, comme disait Flaubert, sape les bases). L'aveugle-né a ses sens, son monde, sa raison à lui. Il donne l'impression du différent, est enveloppé en même temps d'une pitié attentive et d'une bienveillance sacrée. Il apporte par sa présence aux plus obtus une leçon de relativisme. Il permet et propage une existence plus consciente, plus curieuse, plus tragique. Si c'est une femme, elle étend encore ce domaine en fragilité, en sensibilité, en délicatesse. Dans cette famille ou ce milieu, deux mondes sont en contact comme dans un pays frontière et bilingue, une Alsace ou une Suisse. On ne peut manquer d'y faire des versions et des expériences curieuses, d'y avancer dans la connaissance d'autrui et de soi-même.

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