Mme de La Fayette

Jean Moréas
Au cours de sa vie, comme en écrivant, Mme de La Fayette sut mettre de l’eau dans son vin. Ainsi faisaient les Athéniens et le grand Sophocle, selon Nietzsche qui estime cette conduite fort sage.

De là, chez Mme de La Fayette, cet art discret, mesuré et si puissant encore, sans avoir besoin de contorsions ou de secousses. Quel air subtil, quelle lumière tranquille baignent la passion dans La Princesse de Clèves!

Gautier et ses émules emploient pour décrire toutes sortes de moyens extra-littéraires. Ils barbouillent assez brillamment, et il n’y a rien de net en leur peinture.

Simplement, brièvement, Mme de La Fayette fait parler ses portraits aux yeux comme à l’esprit, et voilà aussi ses décors bien en place!

C’est la manière de Racine.
    Vous que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée…
dit Achille à Agamemnon, et ce seul vers évoque plus que tout le fatras caparaçonné des romantiques.

Dans la prose, plus que dans la poésie peut-être, la convenance entre le style et les matières traitées est indispensable.

Flaubert s’est appliqué avec une haute conscience dans Madame Bovary. Nous y goûtons le nombre et l’harmonie de la phrase, sans doute. Mais quelle gageure! Talent à part, ce sont là pièces rapportées et qui font penser : à quoi bon! Il est plus simple, en pareils sujets, d’écrire à la diable, comme l’abbé Prévost par exemple.

Rabelais était autrement doué, autrement habile que Flaubert. C’est merveille de voir ses périodes faire le saut périlleux pour retomber avec grâce. Malgré cela, le style de Rabelais, d’une splendeur adventice en quelque sorte, rebute à la fin le lecteur rassis que les mots n’affolent plus suffisamment.

Et Chateaubriand? Nous savons qu’il faisait du plaqué avec génie…

Oui, le génie sera toujours le génie, en dépit de la mauvaise occurrence. Mais le génie d’un Racine, d’un La Fontaine ou d’une Mme de La Fayette, à son rang bien entendu, s’est trouvé d’accord avec les bons principes, avec les seuls principes et c’est tant mieux, ma foi.

Boileau se moquait des faiseurs de romans qui prêtaient à Horatius Coclès ou à Mucius Scévola le langage de la galanterie. Et quant à Mme de La Fayette, il la tenait pour la femme de France qui avait le plus d’esprit, et il admirait sa façon d’écrire.

Avec peu de mots sous sa plume, Mme de La Fayette a les tours les plus divers.

En ce temps-là, l’admiration du public allait encore à l’emphase copieuse de Mlle Scudéry ou de Gomberville. Le parler galant et amphigourique des Cyrus, des Clélies et des Polexandres, était alors fort goûté, comme chez nos contemporains, il y a quelques années, l’argot des assommoirs naturalistes.

Mme de Sévigné prit longtemps la défense de La Calprenède et de ses héros. Sa fille n’aimait pas ces sortes de lectures. Vous avez bien réussi, lui disait Mme de Sévigné, moi, je les aimais, et je n’ai pas trop mal couru ma carrière. Elle ajoutait que lorsqu’on a l’esprit bien fait, on n’est pas aisé à gâter, et que c’était l’essentiel : Tout est sain aux sains. Pour les autres, ils trouveront toujours le moyen de prendre les choses de travers.

Mme de La Fayette avait lu aussi les romans à la mode, et ne les avait point détestés tout d’abord.

A-t-elle été détournée du chemin littéraire que sa nature lui frayait?

Tout au contraire, l’abondance fastidieuse de ses devanciers semble avoir accru chez elle le goût du concis. Et ce fut peut-être l’excès d’enfantillage et d’invraisemblance des autres, qui la mena si droitement à la simple réalité, à l’action véritable.

Les récits de Mme de La Fayette sont pleins de traits justes où la modération n’ôte rien à la force. La terreur et la pitié y prennent leur source dans la constitution même des faits, comme le voulait Aristote. Ces récits nous montrent des peintures fidèles, exécutées vivement, des caractères au naturel, un pathétique vrai où la passion parle toujours son propre langage.

Segrais, qui venait d’être mis à la porte par Mademoiselle, en même temps que le médecin Guilloire, entra dans la confidence des travaux littéraires de Mme de La Fayette. Le petit roman de Zaïde parut sous son nom. Il n’en avait cependant disposé que le plan. « La Princesse de Clèves est de Mme de La Fayette, raconte Segrais; Zaïde, qui a paru sous mon nom, est aussi d’elle : il est vrai que j’y ai eu quelque part pour la disposition du roman, où les règles de l’art sont observées avec une plus grande exactitude. » Ainsi, lorsque Segrais disait, comme on le rapporte, ma Zaïde, c’était une façon de parler.

Huet, plus tard évêque d’Avranches, celui qui reçut de La Fontaine des vers sublimes, avait vu Mme de La Fayette travailler à Zaïde. Cet ouvrage lui avait été communiqué en manuscrit, avant d’être rendu public.

Sans doute, Zaïde rappelle encore çà et là l’esprit de l’hôtel de Rambouillet. Mais, pour la qualité des fils de la trame, c’est quand même au-dessus de Segrais.

J’ai lu autrefois avec plaisir les propres Nouvelles de cet auteur. L’une d’elles traite de manière émouvante les péripéties mêmes du Bajazet de Racine. Segrais, versificateur pittoresque et faible, écrivait solidement en prose, mais sans cette allure dégagée qui n’empêchait point Mme de La Fayette de creuser en profondeur.

Il y eut, à propos de La Princesse de Clèves, un violent débat entre Valincour, qui attaquait, et l’abbé de Charnes qui se déclarait pour l’auteur.

Bussy-Rabutin admirait la première partie de l’ouvrage. À son avis, tout y était agréable, naturel et soutenu. Dans la partie suivante, l’aveu de Mme de Clèves à son mari lui semblait extravagant.

Il admettait cela dans une histoire véritable, et il trouvait absurde de prêter à un personnage de roman une conduite aussi extraordinaire.

Cette remarque de Rabutin est peut-être piquante.

Sa cousine, la pincée Mme de Sévigné, l’approuvait fort. Elle prétendait même ajouter à ses critiques deux ou trois bagatelles. C’est que son premier sentiment, en faveur de La Princesse de Clèves, n’avait été qu’un feu de paille.

Mme de La Fayette a laissé une Histoire d’Henriette d’Angleterre aussi importante, par le style et par l’émotion, que ses romans.

Malgré une sensible différence d’âge – Mme de La Fayette avait dix ans de plus que la princesse –, elles se plurent au point de vivre dans une grande familiarité. Et lorsque Henriette se maria avec le frère du Roi, son amie eut ses entrées particulières chez elle.

La princesse prenait plaisir à faire des confidences à Mme de La Fayette.

- Ne trouvez-vous pas, lui dit-elle un jour, que si tout ce qui m’est arrivé et les choses qui y ont relation était écrit, cela composerait une jolie histoire? Vous écrivez bien; écrivez, je vous fournirai de bons mémoires.

La confidente écrivit donc. Elle le fit avec plaisir, et quelquefois non sans peine : lorsque par exemple il lui fallut toucher à ce jeune comte de Guiche, beau et bien fait, qui paya de l’exil son amour insensé.

Les dernières pages de cette Histoire d’Henriette d’Angleterre, restée inachevée, relatent la mort mystérieuse de la princesse.

Mme de La Fayette en parle en témoin.

La nuit même de sa mort, Henriette s’était couchée un instant sur des carreaux, la tête contre les genoux de son amie.

Peu après, sa dame d’atour lui présente un verre d’eau de chicorée. Elle boit, et tout à coup elle se prend le côté en gémissant. On la soutient, on la délace, on la porte au lit.

Un médecin arrive, puis un autre. Ils ordonnent des remèdes inutiles.

Elle souffrait cruellement. Son mari vint près d’elle.

- Hélas! monsieur, fait-elle, vous ne m’aimez plus il y a longtemps; mais cela est injuste : je ne vous ai jamais manqué.

Ses douleurs redoublaient. Elle veut changer de lit; on lui en fait un petit dans sa ruelle. À cette place elle a les bougies au visage qui paraît effrayant.

Elle avait des faiblesses qui attaquaient le cœur. Elle diminuait à vue d’œil.

Presque au moment d’expirer, elle appelle son amie et lui dit :

- Madame de La Fayette, mon nez s’est déjà retiré.

Voilà le tragique familier!

* * *


Mme de La Fayette était fille d’Aymard de La Vergne, maréchal de camp et gouverneur du Havre-de-Grâce. Elle avait à peine quinze ans lorsque son père mourut. Sa mère, Marie de Pena, d’une ancienne famille de Provence, ne tarda point à se remarier. Renaud de Sévigné, qui était chevalier de Malte, se fit relever de ses vœux pour l’épouser.

D’après quelques vers de La Muse historique de Loret, Mlle de La Vergne en voulut un instant à sa mère de lui avoir donné un beau-père. Elle suivit cependant le ménage en Anjou, lorsque le chevalier de Sévigné s’y retira pour nouer plus secrètement ses intrigues contre l’autorité royale.

C’est vers cette époque que le cardinal de Retz rencontra Mlle de La Vergne qui était jolie et fort aimable. Elle lui plut beaucoup, et il ne parvint point à l’émouvoir.

Il pensait que sa réputation d’amoureux volage l’avait mise en garde. Il se consola donc vite de sa rigueur, avec la facilité qui lui était assez naturelle, disait-il.

Mlle de La Vergne fut présentée à Mme de Rambouillet qui lui prodigua ses conseils.

Riche, affable et spirituelle, Catherine de Vivonne, qui avait épousé, en 1600, Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet, sut s’entourer de poètes et de savants. On venait chez elle, chaque jour, lire les ouvrages nouveaux et deviser finement, sans craindre l’afféterie ou l’extravagance même.

Le rude Malherbe se laissait amadouer par l’incomparable Catherine, et ne trouvant pas ce nom assez poétique, il courut longtemps d’anagramme en anagramme. Il consulta Racan : ils balancèrent entre Arthénice, Eracinthe et Çarinthée. Enfin, on choisit Arthénice, et Mme de Rambouillet adopta ce nom.

Bientôt, la célèbre Julie d’Angennes, fille de Mme de Rambouillet, parut dans les doctes réunions présidées par sa mère, dans tout l’éclat de sa beauté et de son esprit. Julie aimait la louange, et l’encens de l’adoration lui était agréable sans lui causer le moindre trouble. Elle haïssait le mariage. La marquis de Montausier n’obtint sa main qu’après une cour assidue de quatorze ans, et la soumission la plus entière. Elle frisait alors la quarantaine.

L’Académie française, qui venait de se former, choisit ses membres parmi les familiers de l’hôtel de Rambouillet. C’est là que Chapelain avait discouru contre l’amour, que Desmarets avait traité de l’amour des esprits, et que M. de Boissat s’était montré assez audacieux pour soutenir, au grand scandale des assistants, que l’amour des corps ne devait pas être tenu pour moins divin que celui des esprits.

Corneille lut un jour Polyeucte à l’hôtel de Rambouillet. On l’applaudit par bienséance. Mais peu de temps après, Voiture alla trouver Corneille pour lui faire comprendre doucement que Polyeucte n’avait pas été approuvé autant qu’il pensait. Corneille douta de son ouvrage et voulut empêcher les comédiens de le représenter. Cependant, quelqu’un de la troupe le fit revenir sur sa détermination. C’était un pauvre diable qui ne jouait point dans la pièce, à cause de son peu de talent.

La future Mme de La Fayette se rencontrait à l’hôtel de Rambouillet avec les femmes les plus brillantes de la Cour. On y remarquait Mlle du Vigean, dont le prince de Condé s’était épris follement; la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu; Mme Aubry : la gentille Mlle Paulet, qui coûta tant de rimes à Voiture; Mme Cornuel et d’autres. Mme de Sévigné y venait également, mais en protestant contre les affectations et les manies du cénacle.

Cependant, la vogue de l’hôtel de Rambouillet durait toujours parmi les lettrés les plus illustres. Vaugelas et Pélisson employaient volontiers le jargon à la mode dans leurs propos familiers, sinon dans leurs livres.

Quant à Ménage qui avait déjà publié une sorte de pamphlet : la Requête des Dictionnaires, il dit à Chapelain, après la première des Précieuses Ridicules :

- Monsieur, nous approuvions vous et moi toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais, croyez-moi, pour me servir des paroles de Saint-Remi à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé

Ce pédant de Ménage tombait tout de suite amoureux de ses belles élèves. Mme de La Fayette le trouvait importun. Et elle disait :

- La probité est rare parmi les savants.

Ménage et le père Rapin s’étaient chargés de lui apprendre le latin. Après trois mois de leçons, elle en savait plus que ses maîtres. Un jour qu’ils se disputaient sur un texte, Mme de La Fayette leur dit :

- Vous n’y entendez rien ni l’un ni l’autre.

Et elle donna la véritable explication du passage.

Elle lisait surtout Virgile et Horace, et elle en faisait son profit.

À l’âge de vingt-deux ans, Mlle de La Vergne épousa François Mortier, comte de La Fayette, seigneur de Nades, et frère de Louise de La Fayette, fille d’honneur d’Anne d’Autriche, que Louis XIII avait aimée après sa brouille avec Mme d’Hautefort. Le cardinal de Richelieu força plus tard Mlle de La Fayette à se retirer dans le couvent des Filles de Sainte-Marie de Chaillot, dont elle devint supérieure. Elle y mourut en 1665.

Ce malheureux comte de La Fayette fut chansonné à propos de son mariage, et traité de benêt. Il n’eut point d’autre histoire.


On connaît la fameuse liaison, si longue et si constante, de Mme de La Fayette avec le duc de La Rochefoucauld. Ce fut sans doute une noble amitié pleine de tendresse. Mme de La Fayette n’était plus dans sa première fleur, et quant à l’auteur des Maximes, l’âge l’avait mûri. Mais qui pourrait affirmer sans hésitation que tous les deux s’écriaient, comme dans les vers de Ronsard :
    Amour, je ne veux plus de feu.
    Je ne veux plus que de la cendre!…
Enfin le duc de La Rochefoucauld guidait le jugement de Mme de La Fayette, qu’elle avait naturellement bon.

- Il m’a donné de l’esprit, disait-elle, mais j’ai réformé son cœur.

Au commencement de leur amitié, Mme de La Fayette reçut la visite du comte de Saint-Paul, fils de Mme de Longueville et probablement aussi de La Rochefoucauld, disaient les mauvaises langues.

Le jeune homme, qui avait terriblement de l’esprit, remarque Mme de La Fayette, parla de façon à laisser voir qu’il n’ignorait point certains bruits.

Là-dessus, moitié fâchée, moitié rieuse, Mme de La Fayette écrit à Mme de Sablé :

« Je vous prie de lui en parler comme il faut, pour lui mettre dans la tête que ce n’est autre chose qu’une plaisanterie… Je hais comme la mort que les gens de son âge puissent croire que j’ai des galanteries. Il leur semble qu’on leur paraît cent ans dès qu’on est plus vieille qu’eux… »

N’est-ce point charmant de pudeur, et peut-être de coquetterie?

La mort de La Rochefoucauld accabla Mme de La Fayette. Elle était infirme; et toujours enfermée dans sa chambre, elle pleurait son amitié perdue.

Cela faisait dire à Mme de Sévigné :

« Le temps, qui est bon aux autres, augmentera sa tristesse. »

Elle ne songeait qu’à se rendre bête, à s’exempter de tout.

Elle disait :

- C’est assez d’être.

Mme de La Fayette survécut treize ans à La Rochefoucauld. Elle mourut en 1695, résignée et ayant satisfait à la piété la plus austère.

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