Le défi de notre apparition dans le monde

André Baril

La scène médiatique spectaculaire prétend être devenue la nouvelle institution capable de paver la voie de l’humanisation en répondant à tout désir d’épanouissement personnel et de reconnaissance. Mais cette scène médiatique est aussi une industrie, la tour de contrôle de la production capitaliste, qui prétend remplacer la transcendance en aplanissant toute réalité et en valorisant une individualisation extrême.

Star académie, Loft story, Occupation double, etc., comment expliquer, à l’heure actuelle, le foisonnement et la popularité de ce type d’émissions télévisuelles? Loin de leur tourner le dos, je vous propose de les aborder à partir de ce que la philosophe Hannah Arendt appelait « l’espace du paraître », c’est-à-dire « l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition » (Condition de l’homme moderne [1958], tr. fr. Calman-Lévy, 1961, Pocket, collection Agora, 1994, p. 258).

Apparaître? Pour exister en tant que sujet humain à part entière, tout être humain ne doit-il pas, en effet, se présenter dans le monde, devenir un sujet parmi ses semblables? Nous sommes tous semblables et pourtant uniques, car nous advenons comme sujets en participant, à notre manière, par notre existence singulière, au renouvellement de la pluralité humaine.

Au fond, c’est l’évidence : la naissance ne suffit pas à faire de nous des êtres humains singuliers, nous le devenons principalement en tenant une parole, en posant un geste qui révèle notre identité propre. L’anatomie ne suffit pas. À propos des recherches sur la condition humaine, Julia Kristeva écrivait tout récemment qu’Hannah Arendt fut « la première à faire admettre que l’apparaître est une condition intrinsèque à l’humanité, pour autant qu’elle révèle chacun à son irréductible singularité – si et seulement si chacun trouve le courage de partager le sens commun des autres ». (Le génie féminin. Tome 1. Hannah Arendt, Fayard, 1999, p. 16).  Ce « si et seulement si » mérite d’être souligné. Encore une fois, notre singularité comme personne humaine ne reposerait pas tant sur notre anatomie que sur notre manière d’exister dans et parmi le monde. Cela passe par une reconnaissance des uns et des autres.

Or, c’est justement le problème contemporain, savons-nous répondre à ce genre de questionnement : qu’en est-il de l’émergence d’un être humain et de la manière dont nous l’accueillons, sait-on comment le guider dans la pensée afin qu’il devienne un sujet autonome et responsable, et enfin, quand peut-on vraiment savoir si ce sujet a fait ou non l’expérience des expériences : celle de la joie et de la liberté d’exister?

L’apparaître, d’hier à aujourd’hui
Depuis l’orée des temps, des institutions, dites traditionnelles, ont guidé les humains sur le chemin de l’humanisation. Ces institutions étaient érigées très loin de la sphère de la production. Il y avait la réalité, le monde du travail, la vie et ses aléas, mais il y avait, en marge ou en haut, une forme de transcendance qui donnait du sens à la vie. À cet égard, l’institution religieuse, avec ses rituels guidant l’entrée dans le monde, par le baptême ou le mariage par exemple, a longtemps balisé les chemins de notre humanisation, balises qui sont, quoiqu’on en dise, encore très présentes dans le monde contemporain. Rappelons quelques balises initiées par les religions monothéistes (en particulier le christianisme) : le nom-du-père comme clé symbolique de la filiation; la voix de la mère comme demande d’amour; la foi comme accès à la vie spirituelle propre à l’humanité.

Mais voilà, la scène médiatique spectaculaire prétend être devenue la nouvelle institution capable de paver la voie de l’humanisation en répondant à tout désir d’épanouissement personnel et de reconnaissance. La scène médiatique tendrait à devenir la médiation de toutes les expérimentations du monde : par la prédominance des images, par la diffusion de l’information en continu, par les apparitions sur Facebook, par la communication planétaire en temps réel, etc, etc.

Mais cette scène médiatique est aussi une industrie, la tour de contrôle de la production capitaliste. Dans notre société, la production d’images précède et coordonne non seulement la production des biens et des richesses, tout comme elle organise les nouveaux rites de passage ou les différentes manières d’entrer dans le monde.

Mais comment une banale industrie peut-elle parvenir à remplacer la transcendance? Je ne vois qu’une réponse : en proposant un genre de raccourci, en aplanissant toute réalité et en valorisant une individualisation extrême. Par exemple, le but d’une téléréalité est de permettre à une personnalité nouvelle de crever l’écran, de faire irruption sur la place publique, de remplir entièrement, en un temps record, l’espace du paraître dont parlait Arendt. Au cours de ce genre d’émission, à travers une mise en scène, un jeu de séduction ou une performance, on demande d’abord et avant tout aux participants d’apparaître. Leur apparition sur la scène est mise en jeu en face du monde. Dans ce spectacle, les jeunes prennent évidemment un grand risque. Qui ira jusqu’au bout? Qui percera l’écran? C’est précisément ce risque, vécu en direct, qui suscite en même temps un engouement populaire que l’industrie spectaculaire parvient justement à endiguer pour gonfler les cotes d’écoute.

Et comme ces émissions semblent favoriser l’éclosion de personnalités nouvelles, nous serions très mal venus de les contester…

Une nouvelle personnalité issue de la Société du Spectacle?
Pourtant, nous le savons bien, la téléréalité peut avoir des conséquences négatives sur l’évolution sociale et politique. « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père. », écrivait le contestataire Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle ([1988], Gallimard, 1992, p. 35).

Quel type de personnalité émergera de ces nouvelles expérimentations médiatiques? À cet égard, les travaux du philosophe français Marcel Gauchet confortent ceux de Guy Debord.

Pour Gauchet, « l’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société, le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société » (Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard 2002, p. 254).  Autrement dit, la nouvelle personnalité serait en quelque sorte le résultat d’une poussée vers l’individualisation, mais poussée parfois si forte qu’elle projette l’humain hors de la communauté. Il n’est donc pas étonnant de constater, chez les contemporains, la perte du sens historique, voire l’absence de gratitude envers le passé…

Un accès de plus en plus restreint à notre humanisation?
Mais il y a encore bien plus préoccupant. Comme la société de l’image n’est pas capable de soutenir, à l’intérieur de ses réseaux, l’apparition de chaque nouvel être, il y aura fatalement de nouveaux laissés-pour-compte. À la différence des époques précédentes, ce n’est plus seulement la division sociale qui accable, c’est l’accès au chemin de l’humanisation, l’accès à sa dignité d’être qui semble complètement bouché. Il s’ensuit une sorte d’anomie, de perte d’intérêt envers la vie, ou encore, une montée en puissance, une violence qui semble gratuite, sans contenu politique.

La crise est anthropologique, le fameux passage au cours duquel nous devenons un être humain semble désormais introuvable. Plus encore : par quelle étourderie en sommes-nous venus à penser que l’humain peut se transformer lui-même à sa guise, comme s’il pouvait, à lui seul, assurer son avènement dans le monde?

Or, s’il y a une certitude, c’est que le devenir humain nécessite une reconnaissance par l’autre. Sans cette première médiation, cette médiation interhumaine, telle une course à relais (qui ne signifie pas fusion, mais transmission, passation de un à un), comment avancer, comment faire l’expérience salutaire du bonheur de vivre?

On voit déjà les conséquences d’une absence de médiation concrète, de soutien, de collaboration, de reconnaissance mutuelle. On finira par croire que le malheur est la seule condition humaine, on finira par penser que tout est illusion, fausseté, tricherie, mensonge. Quand on fait l’expérience d’une suite d’adhésions décevantes, on finit par perdre confiance en l’humain, par s’exclure soi-même du monde qui nous a vu naître.

De tout cela, faut-il alors conclure que l’accès à la dignité d’être serait aujourd’hui embrouillé par le flot d’images qui déferle sur nos écrans? Telle est du moins la question que la philosophie nous amène à poser pour essayer de comprendre la crise d’identité de la personnalité contemporaine.

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Jacques Dufresne et le projet encyclopédiste
Entretien paru dans la revue Combats,Volume 9 • Numéros 3 et 4 • Automne-Hiver 2006-2007




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