Dans le long et spectaculaire cortège de personnages historiques et légendaires qui, depuis L'enchanteur pourrissant traverse toute l'oeuvre d'Apollinaire, se reconnaît la silhouette gracieuse de Cléopâtre VII, dernière reine d'Égypte. Elle revient notamment dans des écrits que le poète, vers la fin de sa vie, a consacré à Pablo Picasso. La présente étude souhaite relever certains aspects littéraires et philosophiques de ces textes de 1918 et explorer la signification que pouvait avoir Cléopâtre :aux yeux d'Apollinaire et dans les rapports de celui-ci avec le peintre espagnol. (Peter Read, «"Vous pensez à une belle perle": Apollinaire, Picasso et Cléopâtre en 1918» dans B. Meazzi, J.-P. Madou et J.-P. Gavard-Perret (dir.), Une traversée du XX° siècle: arts, littérature, philosophie, Université de Savoie, p. 85-93)
Dans le catalogue de 1918, Apollinaire* compare l'oeuvre de Picasso à une«belle perle» en évoquant du même coup la figure de Cléopâtre:
Et les proportions de cet art deviennent de plus en plus majestueuses
sans qu'il perde rien de sa grâce.
Vous pensez à une belle perle.
Cléopâtre, ne la jetez pas dans du vinaigre.
Selon Pline, la reine d'Égypte possédait deux perles, «les plus grosses qui eussent jamais existé». Elle proposa à Marc Antoine* un pari selon lequel elle engloutirait en un seul dîner dix millions de sesterces. Alors que Marc Antoine se demandait ce qu'elle allait faire, elle détacha l'une des perles, la plongea dans une coupe de vinaigre préparée par ses serviteurs. Lorsque la perle fut dissoute, elle l'avala.
*******
Si du grand nez de Cléopâtre
Par hasard on en eût fait quatre
La loi du monde aurait voulu
Qu'en tout célibat vermoulu
Tu fasses resté sans compagne
Et c'est pourquoi j'ai fait campagne
Nos mariages sont enfants
De cette guerre et triomphants
Le nom de Cléopâtre rattache ce poème, offert à Picasso lors de son mariage avec la danseuse Olga Khoklova, au récit de Pline* l'Ancien et à la célèbre formule des Pensées de Pascal* selon laquelle, «Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé». Ce poème rappelle aussi un autre aspect légendaire de l'existence de Cléopâtre, c'est-à-dire son suicide, car il la nomme «la malheureuse Reine qui sut si bien mourir».
«L'ombre de Cléopâtre, séduisante reine d'Égypte, au nez proéminent, qui a jeté une perle de valeur inestimable dans du vinaigre et qui sut bien mourir, a donc, en 1918, accompagné Picasso et Apollinaire lors des discussions littéraires, artistiques, philosophiques et grivoises qui ont constamment nourri leur amitié fraternelle. Apollinaire se plaît à citer le nom et les gestes de Cléopâtre, dans des écrits qui révèlent un savoir ample et diversifié dans des domaines telles que la littérature de l'antiquité et de l'âge néo-classique, la physiognomonie et la culture populaire. Le pinceau de Picasso n'a jamais, même pendant sa soi-disant période égyptienne, tracé la silhouette de Cléopâtre. [...] Pour Apollinaire, par contre, les représentations préexistantes du personnage, dans des oeuvres littéraires, dramatiques et artistiques, en constituent un attrait important. Ce sont, à ses yeux, les artistes et les écrivains, y compris Plutarque*, Pline et Blaise Pascal, qui avaient maintes fois ressuscité la reine d'Égypte, brouillant toujours davantage la frontière entre la réalité et la fiction, qui ont permis à cette grande figure de dépasser les limites historiques et territoriales de son existence, d'entrer dans la légende et de trouver la place qui lui revient dans l'imaginaire universel.» (Peter Read, op. cit., p. 93)
Et les proportions de cet art deviennent de plus en plus majestueuses
sans qu'il perde rien de sa grâce.
Vous pensez à une belle perle.
Cléopâtre, ne la jetez pas dans du vinaigre.
Selon Pline, la reine d'Égypte possédait deux perles, «les plus grosses qui eussent jamais existé». Elle proposa à Marc Antoine* un pari selon lequel elle engloutirait en un seul dîner dix millions de sesterces. Alors que Marc Antoine se demandait ce qu'elle allait faire, elle détacha l'une des perles, la plongea dans une coupe de vinaigre préparée par ses serviteurs. Lorsque la perle fut dissoute, elle l'avala.
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Si du grand nez de Cléopâtre
Par hasard on en eût fait quatre
La loi du monde aurait voulu
Qu'en tout célibat vermoulu
Tu fasses resté sans compagne
Et c'est pourquoi j'ai fait campagne
Nos mariages sont enfants
De cette guerre et triomphants
Le nom de Cléopâtre rattache ce poème, offert à Picasso lors de son mariage avec la danseuse Olga Khoklova, au récit de Pline* l'Ancien et à la célèbre formule des Pensées de Pascal* selon laquelle, «Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé». Ce poème rappelle aussi un autre aspect légendaire de l'existence de Cléopâtre, c'est-à-dire son suicide, car il la nomme «la malheureuse Reine qui sut si bien mourir».
«L'ombre de Cléopâtre, séduisante reine d'Égypte, au nez proéminent, qui a jeté une perle de valeur inestimable dans du vinaigre et qui sut bien mourir, a donc, en 1918, accompagné Picasso et Apollinaire lors des discussions littéraires, artistiques, philosophiques et grivoises qui ont constamment nourri leur amitié fraternelle. Apollinaire se plaît à citer le nom et les gestes de Cléopâtre, dans des écrits qui révèlent un savoir ample et diversifié dans des domaines telles que la littérature de l'antiquité et de l'âge néo-classique, la physiognomonie et la culture populaire. Le pinceau de Picasso n'a jamais, même pendant sa soi-disant période égyptienne, tracé la silhouette de Cléopâtre. [...] Pour Apollinaire, par contre, les représentations préexistantes du personnage, dans des oeuvres littéraires, dramatiques et artistiques, en constituent un attrait important. Ce sont, à ses yeux, les artistes et les écrivains, y compris Plutarque*, Pline et Blaise Pascal, qui avaient maintes fois ressuscité la reine d'Égypte, brouillant toujours davantage la frontière entre la réalité et la fiction, qui ont permis à cette grande figure de dépasser les limites historiques et territoriales de son existence, d'entrer dans la légende et de trouver la place qui lui revient dans l'imaginaire universel.» (Peter Read, op. cit., p. 93)