«À mon sens on ne devrait pas écrire de façon obscure», a proclamé Primo Levi *dans un article de 1976 dans lequel celui-ci reproche à Paul Celan son écriture obscure. Paul Celan* et Primo Levi sont des poètes qui ont écrit après Auschwitz dont l'écriture ne s'explique, en instance existentielle, que par l'expérience de l'anéantissement du peuple juif en Europe. Levi choisit la clarté d'une écriture baignée dans la lumière, tandis que Celan inscrit son écriture délibérément dans l'épaisseur de l'ombre.
Parle, toi aussi: tel est le titre du poème de Celan. Qui tourne et s'épanouit, s'épaissit, s'assombrit, autour de ce vers paradoxal: Wahr spricht, wer Schatten spricht: Dit le vrai qui dit l'ombre.
C'est sur cette évidence de la part d'ombre, d'irrationnel, qui est en chacun de nous - indéniablement, inévitablement - que Primo Levi élabore une sorte de code éthique et esthétique - médiatique même - de l'écriture.
«Un texte a d'autant plus de valeur, écrit-il, et d'autant plus d'espérance de diffusion et de vie, qu'il est mieux compris et prête moins aux interprétations équivoques.»
La vérité est plus complexe, bien entendu. Primo Levi le reconnaît lui-même lorsqu'il écrit:
«Bien entendu, pour que le message soit digne de valeur, être clair est la condition nécessaire mais non suffisante: on peut être clair et ennuyeux, clair et inutile, clair et menteur, clair et vulgaire...»
«Quand on écrit, dit en effet, Primo Levi, on est libre de choisir le langage ou le non-langage le mieux approprié, et tout est possible: qu'un écrit obscur à son auteur soit lumineux et ouvert pour qui le lit, et qu'un écrit qui n'a pas été compris par les contemporains devienne clair et illustre des dizaines d'années, des siècles plus tard.»
[...]
«Le dicible est préférable à l'indicible, la parole humaine au grognement animal. Ce n'est pas un hasard si les deux poètes allemands les moins intelligibles, Trakl et Celan, se sont tous deux suicidés, à deux générations de distance. Leur destin commun fait penser à l'obscurité de leur poétique comme un prêt-à-mourir, à un non-vouloir-être, à un fuir-le-monde dont la mort voulue a été le couronnement.»
Certes, ajoute Levi, Paul Celan est respectable, parce que son «grognement animal était terriblement motivé». (On ne peut s'empêcher de sursauter à voir qualifié de «grognement animal» un langage qui est, dans son hermétisme même, le produit d'une élaboration extrêmement raffinée: trop à l'occasion!)
Motivé, quoi qu'il en soit, «pour Celan, juif allemand réchappé par miracle du carnage allemand, par l'arrachement à ses racines, et par l'angoisse sans remède que provoque le triomphe de la mort».
En fin de compte, et quelque soit le respect que mérite la poésie de Celan, la conclusion de Primo Levi est sans appel:
«Je pense, quant à moi, écrit-il, que le poète Celan doit bien plutôt être médité et pris en compassion qu'imité. Si son message est un message, celui-ci se perd dans le "bruit": il n'est pas une communication, il n'est pas un langage, tout au plus est-il un langage encombré et manchot, tel celui de qui va mourir, seul comme nous le serons tous en agonie. Mais justement parce que nous les vivants nous ne sommes pas seuls, nous nous devons de ne pas écrire comme si nous étions seuls...»
Telle était la clarté que Primo Levi exigeait de l'écriture poétique, qu'il exigeait de lui-même en 1976. Lui, le vivant, onze ans avant de se suicider à son tour.
[...]
Pourtant, la clarté de l'entreprise poétique de Primo Levi n'a pas empêché que la mort et l'ombre ne le rattrapent un jour d'avril. Un jour de ce terrible mois d'avril où le souvenir des camps se lève chaque année, comme une ombre de cendres et de fumée, sur l'Europe occidentale.
Par-delà cette mort, par-delà toutes les morts, la Mort, le vers de Paul Celan retentit de nouveau sourdement dans notre mémoire.
Wahr spricht, wer Schatten spricht: Dit le vrai qui dit l'ombre.
********************************
Afin de mieux saisir les commentaires de Semprun, nous reproduisons ci-sessous le poème entier de Celan et sa traduction en français:
Sprich auch du
sprich als letzter,
sag deinen Spruch.
Sprich
Doch scheide das nein nicht vom Ja
Gib deinem Spruch auch den Sinn.
gib ihm den Schatten.
Gib ihm Schatten genug
gib ihm so viel
also du um dich verteilt weisst zwischen
Mittnacht und Mittag und Mittnacht.
Blicke umher.
sich: wie 's lebendigwird rings-
Beim Tode! Lebendig!
Wahr spricht, wer Schatten spricht.
Parle toi aussi
parle en dernier,
dis ta parole.
Parle
Mais sans séparer le non du oui.
Donne aussi le sens à ta parole:
donne-lui l'ombre.
Donne-lui assez d'ombre,
donne-lui autant
que tu en sais partagée autour de toi entre
minuit et midi et minuit.
Regarde tout autour
vois comme ce qui t'entoure devient vivant -
Près de la mort ! Vivant !
Qui parle l'ombre
parle vrai. (1991 ; tr. modifiée) (1)
Note
(1) Alexis Nouss, «Dans la ruine de Babel : poésie et traduction chez Paul Celan»
Cet article de Nouss s'inscrit dans le cadre d'une recherche
subventionnée par le CRSH du Canada. Une version différente
est parue dans les Actes du colloque Paul Celan (1995),
Éditions Est-Ouest internationales, 1996.
http://www.erudit.org/revue/ttr/1996/v9/n1/037237ar.pdf
C'est sur cette évidence de la part d'ombre, d'irrationnel, qui est en chacun de nous - indéniablement, inévitablement - que Primo Levi élabore une sorte de code éthique et esthétique - médiatique même - de l'écriture.
«Un texte a d'autant plus de valeur, écrit-il, et d'autant plus d'espérance de diffusion et de vie, qu'il est mieux compris et prête moins aux interprétations équivoques.»
La vérité est plus complexe, bien entendu. Primo Levi le reconnaît lui-même lorsqu'il écrit:
«Bien entendu, pour que le message soit digne de valeur, être clair est la condition nécessaire mais non suffisante: on peut être clair et ennuyeux, clair et inutile, clair et menteur, clair et vulgaire...»
«Quand on écrit, dit en effet, Primo Levi, on est libre de choisir le langage ou le non-langage le mieux approprié, et tout est possible: qu'un écrit obscur à son auteur soit lumineux et ouvert pour qui le lit, et qu'un écrit qui n'a pas été compris par les contemporains devienne clair et illustre des dizaines d'années, des siècles plus tard.»
[...]
«Le dicible est préférable à l'indicible, la parole humaine au grognement animal. Ce n'est pas un hasard si les deux poètes allemands les moins intelligibles, Trakl et Celan, se sont tous deux suicidés, à deux générations de distance. Leur destin commun fait penser à l'obscurité de leur poétique comme un prêt-à-mourir, à un non-vouloir-être, à un fuir-le-monde dont la mort voulue a été le couronnement.»
Certes, ajoute Levi, Paul Celan est respectable, parce que son «grognement animal était terriblement motivé». (On ne peut s'empêcher de sursauter à voir qualifié de «grognement animal» un langage qui est, dans son hermétisme même, le produit d'une élaboration extrêmement raffinée: trop à l'occasion!)
Motivé, quoi qu'il en soit, «pour Celan, juif allemand réchappé par miracle du carnage allemand, par l'arrachement à ses racines, et par l'angoisse sans remède que provoque le triomphe de la mort».
En fin de compte, et quelque soit le respect que mérite la poésie de Celan, la conclusion de Primo Levi est sans appel:
«Je pense, quant à moi, écrit-il, que le poète Celan doit bien plutôt être médité et pris en compassion qu'imité. Si son message est un message, celui-ci se perd dans le "bruit": il n'est pas une communication, il n'est pas un langage, tout au plus est-il un langage encombré et manchot, tel celui de qui va mourir, seul comme nous le serons tous en agonie. Mais justement parce que nous les vivants nous ne sommes pas seuls, nous nous devons de ne pas écrire comme si nous étions seuls...»
Telle était la clarté que Primo Levi exigeait de l'écriture poétique, qu'il exigeait de lui-même en 1976. Lui, le vivant, onze ans avant de se suicider à son tour.
[...]
Pourtant, la clarté de l'entreprise poétique de Primo Levi n'a pas empêché que la mort et l'ombre ne le rattrapent un jour d'avril. Un jour de ce terrible mois d'avril où le souvenir des camps se lève chaque année, comme une ombre de cendres et de fumée, sur l'Europe occidentale.
Par-delà cette mort, par-delà toutes les morts, la Mort, le vers de Paul Celan retentit de nouveau sourdement dans notre mémoire.
Wahr spricht, wer Schatten spricht: Dit le vrai qui dit l'ombre.
********************************
Afin de mieux saisir les commentaires de Semprun, nous reproduisons ci-sessous le poème entier de Celan et sa traduction en français:
Sprich auch du
sprich als letzter,
sag deinen Spruch.
Sprich
Doch scheide das nein nicht vom Ja
Gib deinem Spruch auch den Sinn.
gib ihm den Schatten.
Gib ihm Schatten genug
gib ihm so viel
also du um dich verteilt weisst zwischen
Mittnacht und Mittag und Mittnacht.
Blicke umher.
sich: wie 's lebendigwird rings-
Beim Tode! Lebendig!
Wahr spricht, wer Schatten spricht.
Parle toi aussi
parle en dernier,
dis ta parole.
Parle
Mais sans séparer le non du oui.
Donne aussi le sens à ta parole:
donne-lui l'ombre.
Donne-lui assez d'ombre,
donne-lui autant
que tu en sais partagée autour de toi entre
minuit et midi et minuit.
Regarde tout autour
vois comme ce qui t'entoure devient vivant -
Près de la mort ! Vivant !
Qui parle l'ombre
parle vrai. (1991 ; tr. modifiée) (1)
Note
(1) Alexis Nouss, «Dans la ruine de Babel : poésie et traduction chez Paul Celan»
Cet article de Nouss s'inscrit dans le cadre d'une recherche
subventionnée par le CRSH du Canada. Une version différente
est parue dans les Actes du colloque Paul Celan (1995),
Éditions Est-Ouest internationales, 1996.
http://www.erudit.org/revue/ttr/1996/v9/n1/037237ar.pdf