L'Encyclopédie sur la mort


Une chanson amusante sur la guerre

Jacques Cardinal

Le roman de Philippe Aubert de Gaspé ne cesse de suggérer que le rapport à la parole est celui de la transparence et de la vérité. Ce rapport devrait servir de modèle aux vainqueurs et aux vaincus sur la scène politique. La chanson hilaire sur le siège de Berg-op-Zoom, petite ville du Brabant du Nord (Pays-Bas), et la complainte de Biron servent à l'auteur de prétexte littéraire pour étaler ses convictions à tendance pacifique plus que pacifiste. Le récit ci-dessous se situe après celui de l'échec de la demande en mariage d'Arché à Blanche.

«C'est un grenadier qui était au siège de Berg-op-Zoom qui la chantait à mon défunt père. Il disait que ça chauffait dur, allez, et il en portait des marques; il ne lui restait plus qu'un œil, et il avait tout le cuir emporté à partir du front jusqu'à la mâchoire; mais comme toutes ces avaries étaient du côté gauche, il ajustait encore son fusil proprement du côté droit. Mais laissons-le se tirer d'affaire; c'est un gaillard qui ne se mouchait pas d'un hareng, et je suis sans inquiétude pour lui.» (p. 322)

Après l'échec de cette demande en mariage, le chapitre seize se termine en relatant le voyage de retour d'Arché vers Québec en compagnie de José. Ce voyage, qui se situe vers la fin du roman, et qui rappelle celui du début entre Québec et le manoir de Saint-Jean-Port-Joli, semble boucler un parcours initiatique et un destin, structurant de ce fait toute l'intrigue. La cohérence de la mise en récit s'impose contre le jugement critique qui veut que le roman ne soit constitué, pour une large part, que d'une suite d'anecdotes pittoresques. Ce voyage de retour s'inscrit plutôt dans la trame politique de l'intrigue, dans la mesure où l'amical dialogue entre Arché et José permet d'épiloguer sur la guerre* et la trahison.

Pour aider Arché à se tenir éveillé pendant le voyage, José se propose de chanter «une chanson sur la prise de Berg-op-Zoom» (p. 321). L'auteur ajoute cette précision dans une note: «Berg--op-Zoom, La Pucelle, prise le 16 septembre 1747, par le comte de Lowendhall qui commandait l'armée française.» (p. 321) Bien que le Canada soit désormais une colonie assujettie à l'Angleterre, on constate que José n'hésite pas à évoquer par sa chanson une victoire militaire française contre les Anglais; il n'hésite pas non plus à la chanter en présence d'un ex-soldat de l'armée britannique. Cette chanson pourrait à cet égard être reçue comme une provocation, un blasphème contre l'autorité, une insulte à l'endroit du Conquérant: il n'en est rien. En effet, José manifeste simplement l'attachement du Canadien à la France, bien qu'il soit désormais sujet britannique. Il assume par là, non sans ambivalence, une double fidélité, à la France et à l'Angleterre; ce qui s'accorde tout à fait avec l'esprit de réconciliation du roman. Voici le dernier couplet de cette chanson:

J'étrillons messieurs les Anglés (bis)
Qu'avions voulu faire les mauvés (bis)
Dam! c'est qu'ils ont trouvé des drilles
Qu'avec eux ont porté l'étrille! (p. 322)

À l'écoute de ce couplet, Arché s'exclame que cela est «adorable de naïveté », que c'est «charmant» (p. 322). Arché ne s'offusque aucunement de cette ironie à l'égard de l'Anglais, dont tous deux se moquent plutôt gentiment. Une fois de plus, on note la complicité, sinon l'amitié qui unit l'Écossais et José, le Canadien; le conflit, qui risque toujours de ressurgir entre vainqueur et vaincu, se trouve une fois de plus désamorcé. De même, l'horreur de la guerre - avec ce qu'elle peut nécessairement engendrer de haine et de désir de vengeance - se voit pour le moins diluée dans l'ironie et la bonne humeur, la chanson étant, à l'évidence, plus amusante que pathétique. La guerre se trouve en effet traduite ici par la métaphore de l'étrille: c'est-à-dire par un geste qui évoque moins la violence sanguinaire des combats que l'action de frotter, de nettoyer un animal. De même, le soldat français et victorieux n'est pas décrit emphatiquement comme un héros au courage sublime, mais plutôt comme un «drille», soit comme ce joyeux luron qui semble s'amuser en faisant la guerre. Le ton n'a d'autre effet que de neutraliser les hostilités inhérentes à la guerre, et d'étouffer la plainte du vaincu. De là, sans doute, que José préfère chanter quelque victoire française passée plutôt que la défaite de celui qui vit maintenant sous domination britannique.

Pour aider Arché à lutter contre «l'endormitoire» (p. 323), José entonne une autre chanson, la Complainte de Biron, qui relate la trahison et la condamnation à mort dudit Biron par le roi Henri IV. José s'explique mal cependant cette mise à mort, puisque la chanson évoque «un grand guerrier», ayant «rendu de grands services» (p. 323) à son ami le roi; il ne comprend pas non plus que cette complainte soit interdite chez les d'Haberville. Arché défend ainsi la décision du roi:

«[ ... ] Biron, son parent, son ami de jadis, l'avait trahi, et il méritait doublement la mort. Pauvre M. Biron, reprit José, il parle pourtant bien dans sa complainte. Ce ne sont pas toujours ceux qui parlent le mieux qui ont le plus souvent raison, dit Arché; rien ne ressemble plus à un honnête homme qu'un fripon éloquent. »(p. 326)

Compte tenu de l'histoire d'Arché qui, on l'a vu, fut contraint de trahir une amitié en raison de son devoir de soldat, l'histoire de Biron permet à l'Écossais, ex-capitaine de l'armée britannique, de rappeler qu'il existe toutefois de véritables traîtres qui méritent la mort. En cela, il invite à discerner entre l'ami devenu traître (Biron) et lui-même, l'ami dont la trahison est excusable en raison des circonstances. Cette distinction permet à Arché de réaffirmer le code d'honneur des Braves sur lequel est fondé la communauté canadienne, de même que son appartenance légitime à celle-ci.

La scène rappelle enfin que l'ordre de la parole défendu par Arché est celui de la transparence chrétienne, de la vérité, et non celui de l'éloquence trompeuse et perfide du «fripon». Le roman de Philippe Aubert de Gaspé se révèle en effet un éloge de la parole vraie, dans une fiction où la vraisemblance repose elle-même sur la transparence (présumée) de la parole chrétienne. De là, le roman ne cesse de suggérer que ce rapport à la parole devrait servir de modèle aux vainqueurs et aux vaincus sur la scène politique.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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