L'Encyclopédie sur la mort


Strophes pour se souvenir

Louis Aragon

«Ce poème ressuscite le sinistre souvenir de l'Affiche rouge. En 1944, les Allemands avaient fait placarder sur tous les murs une affiche présentant la photo de vingt-trois résistants d'origine étrangère, dont le chef présumé était l'Arménien Manouchian. Les Allemands espéraient ainsi dresser les «bons» Français contre les «méchants terroristes» étrangers. Les vingt-trois partisans furent fusillés, et Aragon, onze ans après, ne peut pas oublier, ne veut pas qu'on oublie.
Aragon inscrit en italique le message de Manouchian à l'heure de son exécution.» (D. Leuwers, op. cit.. p. 138)

1955.
Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vic adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Érivan(1)

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée (2) ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant


Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant

Le Roman inachevé, 1956.

1. Capitale de I'Arménie.
2. Mélinée Manouchian, veuve du résistant fusillé.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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