L'Encyclopédie sur la mort


Pleurer la mort avant qu'elle n'advienne

Marie Cholette

La perception que l'on a d'autrui, en tant qu'être mortel, fait partie de l'apprentissage du deuil fondamental comme sensation prémonitoire et anticipante de la perte future de l'être aimé. Dans le texte ci-dessous, nous assistons au témoignage d'un des personnages masculins du roman, Yvan, révélant son appréhension du vieillissement de ses parents et de leur lent cheminement vers la mort. Emmanuelle, le personnage féminin de l'autre couple lui donne la réplique en partageant avec son interlocuteur ses propres peurs. « La certitude mélancolique*», dont parle Jacques Derrida, commence toujours, du vivant même des proches ou des amis. «Dès cette première rencontre, l'interruption va au-devant de la mort, elle la précède, elle endeuille chacun d'un implacable futur antérieur.» (consulter dans cette Encyclopédie sur la mort: «Amitié et deuil», document associé au dossier «Deuil»)
Yvan, angoissé, poursuit d'une voix mal assurée:

- J'ai peur, vous savez, de mal accompagner mes parents sur cette route de la vieillesse qui m'est étrangère, où je deviendrai parent de leur nouvelle enfance; je n'aurai pourtant rien à lui apprendre. Pourquoi cette obligation de jouer un rôle sans en connaître un seul mot, le moindre geste? ...

Yvan regarde au-delà des yeux d'Emmanuelle, vers un avenir qui l'angoisse. Il se laisse entraîner par sa vision:

- Les corps de mes parents s'affaibliront, s'appuieront sur mon corps. Je les soignerai, je les fixerai dans ma mémoire, je soutiendrai de béquilles, à la façon d'un des tableaux de Dali, leurs glissements de terrain charnel jusqu'à ce que ...

Qu'aurai-je sous la main pour combler les vides, les manques ... Cette perte d'espace telle une marée qui se retire, le corps qui baisse, qui recule jusqu'à l'inaccessible, mes pas suivant l'un après l'autre ce lent mouvement de recul, essayant de faire coïncider mon avancée avec l'inexorable fuite pour m'y confondre.

Blues lent, nostalgie, je me dévêtirai avec eux avant d'entrer dans le fleuve. J'abandonnerai mon corps. La tentation sera grande, vous savez? de ne plus revenir vers la batture, d'oublier à tout jamais ce que j'aurai laissé derrière. La frontière sera mince entre le désir de mort et le désir de vie, la mémoire sera trouble, à ne plus rien discerner, à ne plus faire la différence entre l'existence et le néant...

Vient un moment où la réalité éclate entre parents et enfants, lorsque le temps nous précipite à la façon de vagues les uns vers les autres avant d'être séparés à jamais. Pour se mieux connaître avant qu'il ne soit trop tard. S'étreindre avec une tendresse incalculable en une fraction de seconde: tout faire tenir en un si petit laps de temps... comme des équilibristes qui feraient l'amour sur la minceur d'un fil, avec en eux le vertige, l'appel profond, chantant, du vide.

J'ai l'impression que cette rencontre de vagues titanesques me pulvérisera en milliards d'embruns fracturés sous le bleu violent du ciel. Que je suis trop fragile pour cette osmose, vous comprenez?

Oh que je voudrais parfois glisser imperceptiblement dans l'insensibilité, comme la mémoire, continent perdu, dérive dans la maladie d'Alzheimer.

J'ai si peur de flancher, de mourir avant d'assister à la mort de ma propre faiblesse ...

Je n'ai pas ce qu'il faut pour combler les vides, je ne peux pas me poser en une totalité indestructible devant l'emprise toujours plus monstrueuse de l'absence, et je ne possède pas de bobines de fil géantes pour rapiécer ce qui, un jour, ne sera plus un vêtement, mais une horrible béance ...

Yvan a à peine bougé. Pourtant, une rupture dans sa silhouette, une fêlure. Ses yeux fixent le sable. Emmanuelle écoute encore le chant de sa parole muée imperceptiblement en silence. Elle ne souhaite pas interrompre ce qui se dit encore au-delà des mots en un vaste horizon sonore.

[...]

Emmanuelle relève sa tête entre ses mains jusqu'à la hauteur de ses yeux:

[...] Oui, c'est dur de voir vieillir ses parents. Notre coeur ne peut pas imaginer qu'un jour ils ne seront plus là et que la vie poursuivra son cours sans eux; ils représentent le Nord de la boussole, ou, dans une ville, le quartier de notre enfance. Lorsqu'ils disparaissent, c'est le bateau perdu en pleine mer, c'est la maison, le quartier de notre enfance rasés en une nuit. Une absence de points de repère. La panique s'installe et on tourne en rond comme perdus en forêt. Tu vois? mes parents pourtant se portent bien et j'en parle à partir de l'avenir, comme à l'abri du temps, et je m'imagine plus tard dépossédés d'eux, et je souffre à l'avance de cette perte d'eux qui sera totale, sans rémission aucune, et je pleure leur mort avant qu'ils ne la vivent comme s'il fallait vivre intérieurement leur mort d'avance pour que lorsque l'autre surviendra, toutes deux puissent s'ajuster parfaitement...

Emmanuelle fixe le fleuve, le regard absent:

- Est-ce un leurre de faire des répétitions dans le but de mieux supporter l'insoutenable de la généraIe? .. pour affronter, sans bégayer dans son rôle, le public trop nombreux de la solitude? .. pour fixer dans les yeux, sans sourciller, le vide? .. Je vis déjà leur absence, et en me reportant en souvenir à la naissance de Sarah, je saisis d'un coup d'oeil le passage en accéléré des générations, la place laissée libre pour en faire une à celles et ceux qui nous suivrons. Une naissance annonce aussi la mort de quelqu'un qui l'a rendue possible ... Moi aussi j'ai peur ... une peur horrible! ... Et la surpopulation du globe manque d'espace... Il est difficile de se situer dans l'avenir pour se voir vivre au présent. Et d'endosser le double de tout événement. Dans le même moment, d'être spectateur et acteur, de jouer la mort avant qu'elle ne nous vive ... Comment alors contenir la crue d'intensité qui nous assaille à chaque rencontre avec un être cher? ..
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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