L'Encyclopédie sur la mort


Ces morts au cours de toute vie, qui finissent, le plus souvent, par nous remettre au monde

Marie Cholette

Marie Cholette, écrivain et poète, introduit par une présentation autobiographique deux poèmes dont le premier retentit comme un cri noir au coeur de la dépression vécue comme une expérience de mort et dont le second révèle le temps de la résilience. «Sur la pointe du silence», la poète avance, « c'est le mystère dans sa beauté qui s’avance». Elle avance vers la lumière.
Parler d’une expérience de mort, d’un appel à la mort volontaire par le biais du «Je» qui l’endosse, se révèle difficile mais nécessaire, même si cet événement relève d’une période troublante de mon passé. Nous avons beau avoir tourné la page, le passé se frottera toujours intimement au présent par une mémoire dite actualisée et projetée vers l’avenir. Non pas que nous voulions répéter ce geste dans l’avenir, mais tout simplement parce que notre bagage existentiel nous suit le restant de notre vie, sous la forme d’une valise allégée par autant de soins psychothérapeutiques, psychiatriques reçus. Oui, mon expérience de mort, que ce soit en milieu scolaire, aux niveaux primaire, secondaire, du cégep et de l’université, et en milieu de travail*, jusqu’à quitter celui-ci, fut pénible, mais à divers degrés de souffrance, tout dépendant du contexte familial* – par le départ à l’étranger d’un de mes frères dont j’étais si proche, par exemple – et social – le diabète insulinodépendant découvert à l’âge de 12 ans, qui causa un refus de ma part et de la maladie*, et de la réalité extérieure, pendant deux ou trois ans— dans lesquels elle fut vécue. À cette époque, et avant de découvrir mon diabète, j’étais si osseuse que les élèves avaient l’habitude de se moquer de mon physique. J’ai vécu le rejet. J’avais des périodes très joyeuses malgré tout, à cause surtout de ma famille qui me supportait beaucoup, et de la campagne en Charlevoix où nous allions passer l’été. J’ai fait de très grosses dépressions*, suivies de périodes pendant lesquelles la vie redevenait belle et bonne à vivre, avec cet outil qui me servit plus que n’importe quoi à m’en sortir : l’écriture. L’excès se mêlait autant à mes amours qu’à mes peines : le haut et le bas : la dépression et la surexcitation: je souffrais de bipolarité, (http://www.troubles-bipolaires.com), une maladie mentale* ; je la subissais sans le savoir et sans avoir à ma portée une ou un psychiatre qui aurait pu me donner les soins requis et une médication adéquate.

L’amour, mes deux filles, une amitié précieuse avec le poète Guy Désilets, m’aidèrent énormément à donner un sens à ma vie, à forger ce moi humain si essentiel à la poursuite de nos jours.

Un hiver, je me souviens, j’étais à la campagne, avec mes parents, souffrant d’une grave dépression : le gris occupait en moi l’entièreté du temps et de l’espace; j’avais la peur au ventre, l’anxiété me grugeait, les émotions débordant de mon cœur, les pensées négatives passant en boucle dans mon esprit sans relâche, et je voulais en finir pour de bon. Je regardais les gens travailler, et je me demandais comment ils avaient réussi à franchir les étapes qui mènent à obtenir un travail. Pour moi, cela me paraissait une impossibilité existentielle, car la souffrance prenait toute la place : je me disais que jamais je n’arriverais à travailler puisque ma seule passion se résumait à écrire. Et je n’envisageais pas qu’un jour je puisse vivre de ma plume : d’ailleurs, si peu d’écrivains y réussissent! Je n’avais aucune estime de moi-même.

Finalement, je me suis retrouvée en milieu psychiatrique à l’adolescence pendant un mois. Et l’écriture poétique a soudain jailli, déboulé du haut de ma souffrance, entraînant avec elle et à travers moi un déluge de mots. Ce livre s’intitule «Lis-moi comme tu m’aimes», et j’en fis parvenir un exemplaire à l’écrivaine québécoise Anne Hébert, qui résidait à Paris, et elle me répondit qu’elle trouvait mon livre «plein de délicatesse». La critique par ailleurs m’assomma. Je ressemblais à une immense fragilité debout telle une montre molle à la Dali. Mais l’écriture m’a sauvée, et mon cri, comme celui du grand peintre norvégien Edvard Munch* dans une de ses toiles bien connue, se fit entendre, me tirant hors de ce silence dans lequel je m’enfonçais et me morfondais. Elle me sauva, cette écriture, car toute forme de création agit sur nous en nous délivrant d’une sorte de prison intérieure qu’inconsciemment nous nous construisons dans le but de nous y enfermer nous-mêmes, devenant à la fois, tel le dieu romain Janus aux deux visages, victime et bourreau.

M’a sauvée aussi la simple beauté d’un pommettier fleuri au printemps, ou la danse improvisée, au bras du vent, d’une tempête de neige en hiver. Bref, la beauté de la nature, qui tranchait si hardiment sur ma morosité, ma mélancolie*. Mon travail à l’Office de la langue française également, car j’adorais confectionner des lexiques en tant que terminologue qui avait soif de mettre le français au premier plan dans l’ensemble de la vie de la nation québécoise : je suivais, en cela, les traces de mon père. Ma mère, quant à elle, m’apporta ce féminisme qui la caractérise toujours, et cet amour, cette compréhension de la littérature qui la porta à lire très souvent mes textes pour mon plus grand bonheur. Et puis, j’ai perdu mon travail, ou plutôt, je l’ai quitté, incapable de continuer avec la dépression qui à ce moment-là m’accablait. J’en avais assez… De moi-même, j’ai pris la décision de consulter un psychiatre; et je suis tombée sur quelqu’un d’exceptionnel qui a fini par nommer ma maladie mentale, et qui a réussi, après deux ou trois ans, à ajuster ma médication presque à la perfection. Je reste inapte pour le travail, certes; pour la gestion financière de mes affaires; pour la gestion, en cas de crise, de mes décisions concernant mon bien-être émotif, impliquant et moi-même, et mon entourage; mais non pour l’écriture, pour mes enfants, pour mon conjoint et mes amis, pour ma petite-fille. Et cela, c’est l’essentiel. J’ai la chance d’être sous curatelle familiale. D’être aimée dans ma différence. Ma vie, je l’aime. Comme quoi les morts que nous vivons, lorsque nous passons au travers, servent à nous faire grandir et à augmenter cette essentielle résilience* qui nous permet de continuer, avec espoir, sur le chemin de notre vie. J’en veux pour preuve cette femme que j’admire au plus haut point et qui s’appelle Etty Hillesum. Mais voyons un peu en quoi je l’admire : pour sa sollicitude, son altitude morale, son amour de la beauté du monde alors qu’elle vivait en tant que Juive dans un camp de concentration lors de la Deuxième guerre mondiale. Et là, je n’oublie pas non plus ces poètes palestiniens qui continuent à écrire haut et fort dans le vacarme infernal de l’occupation israélienne de leur territoire : «Etty Hillesum, cette Juive hollandaise morte à 29 ans à Auschwitz, après avoir donné la preuve d'une altitude morale qui la rapproche d'une autre jeune Juive morte la même année: Simone Weil. Dans le camp de Westerbrock, au service des familles qui attendaient le train pour Auschwitz, Etty a été d'une parfaite sollicitude, mais ce n'est pas l'éthique* seule qui l'a élevée à ce sommet, c'est aussi, entre autres sources d'inspiration, la beauté du monde. "Il y a aussi la réalité de ce petit cyclamen rose. Et de cet immense horizon que l’on peut toujours découvrir derrière les rumeurs et la confusion de ce temps. [...] Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l'attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure...Et la beauté nous touche d'autant plus vivement que la nécessité apparaît d'une manière plus manifeste, par exemple... dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres.» (http://lalettredelagora.org/archives/vol_2_no_1_lethique_un_systeme_complexe_septembre_2009).

© Marie Cholette, novembre 2009

*************************************

La bobine déroulée du si peu d’être qui lui reste

Toi
à la tête si remplie de ricanements au fil des jours
à te dire que la vie est de trop
ayant échoué à l’examen
du désennui
sans possibilité de reprise

Toi
aux émotions si lourdes à porter qu'elles débordent comme chairs
du pantalon trop serré du temps
à ne plus pouvoir passer par l’étroitesse du nylon du temps
tel un bas qui a filé
à ne plus savoir par où te prendre
par quel bout
par quel fil
en proie au fil aiguisé du silence
au mutisme du silence
attachée au centre d’une toile invisible

l’araignée
à retardement
depuis l’enfance
à retardement
à regarder l’attardée
guette
attentive
le moment propice

Moi
aux prises avec l’ennui infini du temps
dans l’ennui rasoir du moment
je sécrète mon propre ennui
je ne fais que me défaire
ne serais qu’en n’étant pas

Moi
à l’esprit défoncé
mis à sac
les tiroirs de ma vie renversés
au fil anonyme des boulevards
par les autres qui se moquent
les innommables
ils disent
les entendez-vous
«Elle n’entend rien…
elle ne dit rien…
elle est si vide
si vaste
si sale
rouillée
pleine de coups brusques de vent
où se collent des papiers tachés d’huile

un no ladies land »


… me découds si lentement

Ils me tendent
une si petite aiguille à coudre
me reste si peu de fil
comment m’entrer par ce chas
ils savent pourtant
que je suis trop grosse
pour m’y passer
pour reprendre mes accrocs
ils ne savent pas
non
ils ne savent pas
que les trous sont trop grands
pour que je les reprise
…me reste si peu de fil

…et le fil s’amincit
qui me retient encore au jour

le gris gît au cœur d’elle
un gris sans fond
sans contours

elle est lieux désaffectés
où personne ne passe
dans un gris des plus gris
du spectre

Personne ne pense
que je n’en peux plus
d’avoir mal au temps
excroissance si grosse
telle une tumeur
qui me rachitise de l’intérieur
et personne ne pense
qu’il fait si mal en moi
d’être personne sans être néant
avec un corps un esprit de trop
et personne ne me voit
quand mes yeux hurlent de regards
et personne ne m’entend
quand mes cris percent le mur du silence
alors qu’au bord à pic de mon poignet
à une vitesse folle projetée
en une fraction de seconde vers l’abîme
la goutte de sang perle
et la liberté s’agrandit de vastitude
en vastitude
jusqu’à épouser enfin
les confins de ce qui fut jadis
la trop grande présence confinée de ma souffrance d’être


©Marie Cholette, novembre 2009

************************************

Sur la pointe des mots j’avance

Le fil de la bobine déroulée
du si peu d’être qui me restait
a été attrapé
par un oiseau si léger
on dirait de l’air ailé
au plus fort de ses battements
je l’ai utilisé
pour me repriser
et dans une aiguille j’enfile
le roulis des vagues
deux arbres couverts en hiver
de blancs confettis
j’y enfile ces vents qui ne savent
à quelle direction se donner
j’y enfile ces deux vieillards
se promenant main dans la main
sur le trottoir
et qui laissent derrière eux
les scintillements de leurs regards
j’enfile l’aiguille
de sables odorants et si chauds
auxquels ma mère confiait
à corps abandonné
à gestes doux
ses empreintes

dans l’aiguille j’enfile
les mots qui servent à écrire
les babillages d’un enfant
les cordes à linge
peuplées en pleine ville
de vêtements

dans l’aiguille j’enfile
l’indicible
le non-dit
qui résonnent en frappant
la cloche battant à toutes volées
du silence

Sur la pointe des mots
j’avance
sur la pointe du silence
c’est le mystère dans sa beauté
qui s’avance

© Marie Cholette, 2009
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Égouts invisibles
  • Tout ce silence sur mes épaules la misère psychédélique la drogue royale parcourt le chemin des...
  • Prisonniers
  • Prisonniers au cœur d’acier au visage sans regard pour ne pas montrer la peur pour...
  • Heures sur pointes
  • Le trafic s’immobilise Sur le pont enjambé Un futur noyé Parle au policier Le silence...