L'Encyclopédie sur la mort


Mort naturelle

Ivan Illich

Selon Ivan Illich [1926-2002], «Dans toute société, l'image dominante de la mort détermine la conception de la santé». Partout où a pénétré la civilisation médicale des pays avancés, une nouvelle image s'est implantée. C'est celle de la «mort technique» ou de la mort inopportune. Elle succède à celle de la «mort naturelle" ou de la mort opportune, qui, elle a succédé à la «mort primitive». La «mort primitive» résulte de l'intervention d'un agent surnaturel ou divin. C'est un idéal relativement récent que celui de la «mort naturelle», c'est-à-dire d'une mort devant survenir chez des êtres médicalement «suivis», bien portants et avancés en âge. L'auteur se préoccupe, dans le présent chapitre de la Némésis médicale, de l'image de cette mort naturelle et de son évolution durant les quatre siècles où elle fut commune aux civilisations occidentales.
French Emblems GlasgowAu XVe et au XVIe siècle, ni prêtre ni médecin ne sont censés assister l'homme pauvre qui se meurt. La littérature médicale du temps assigne au thérapeute deux devoirs opposés: il peut aider à la guérison ou, au contraire, adoucir et hâter la mort. Il lui revient de reconnaître le «facies hippocratica», les traits particuliers dénotant que la patient est déjà la proie de la mort. Qu'il aide à guérir ou à mourir, le médecin s'efforce de collaborer étroitement avec la nature. La question est de savoir si la médecine pourra jamais «prolonger» la vie fait l'objet d'ardentes disputes dans les écoles de médecine de Palerme, de Fès et même de Paris. La plupart des docteurs juifs et arabes lui dénient purement et simplement ce pouvoir, tenant pour blasphématoire toute intervention dans l'ordre de la nature.


Le zèle du praticien tempéré par la résignation du philosophe transparaît clairement dans les écrits de Paracelse. (1) «La nature connaît les limites de sa marche. Selon le terme qu'elle a fixé elle-même, elle confère à chacune de ses créatures la durée de vie qui lui revient, si bien que ses énergies se consument entre l'instant de sa naissance et sa fin préméditée... La mort de l'homme n'est que la fin de son labeur quotidien, l'expiration de son souffle, l'épuisement de son pouvoir balsamique de guérison personnelle, l'extinction de la lumière rationnelle de la nature, et une grande séparation des trois: corps, âme et esprit. La mort est un retour à la matrice.»

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Francis Bacon fut le premier à parler de la prolongation de la vie comme un nouveau devoir des médecins. Selon lui, la médecine avait un triple office: «Premièrement, la préservation de la santé; deuxièmement, la guérison des maladies et troisièmement, la prolongation de la vie», et il exaltait «le troisième office qui, bien que nouveau et encore mal accompli, était le plus noble de tous». La profession médicale, quant à elle, ne voulait nullement affronter cette tâche et ne la fit sienne, en fait, qu'un siècle et demi plus tard sous l'incitation toujours plus considérable d'une clientèle décidée à rétribuer ce genre de prestation. Ce nouveau type de client est un homme riche, qui se refuse de mourir, il veut aller jusqu'au bout de ses forces et mourir en pleine activité.

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Notre nouvel image de la mort s'insère également bien dans l'ethos industriel. La bonne mort est irrévocablement devenue celle du consommateur type de soins médicaux. [...] Aujourd'hui, la protection contre la mort est un droit social et c'est donc dans la société que rôde le coupable. Ce peut être l'ennemi de la classe qui a privé le travailleur de soins médicaux suffisants, le médecin qui a refusé de répondre à un appel nocturne, le trust multinational qui a haussé le prix des médicaments, le gouvernement révisionniste ou capitaliste qui n'a plus le contrôle de son personnel médical.

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Dans sa forme extrême, la «mort naturelle» est maintenant le seuil au-delà duquel l'organisme humain refuse tout traitement additionnel. Les gens meurent lorsque l'encéphalogramme plat témoigne de l'inactivité définitive de leurs cellules cérébrales. Ils ne rendent pas leur dernier soupir, ils ne meurent pas parce que leur coeur a cessé de battre. La mort qu'approuve la société, c'est celle qui survient lorsque l'homme est devenu inutile non seulement en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur. C'est le moment où un consommateur, formé à grands frais, doit finalement passer dans les pertes sèches. La mort est devenue la forme ultime de résistance du consommateur.

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La médicalisation de la société a mis fin à l'ère de la mort naturelle. L'homme occidental a perdu le droit de présider à l'acte de mourir. La santé, ou le pouvoir d'affronter les événements, a été expropriée jusqu'au dernier soupir. La mort technique est victorieuse du trépas. La mort mécanique a conquis et annihilé toutes les autres morts.

BIBLIOGRAPHIE
1 Paracelse, Oeuvres médicales, Paris, PUF, 1968 (choisies, traduites et présentées par Bernard Gorceix)

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Némésis, déesse de la juste vengeance
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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