L'Encyclopédie sur la mort


L'Intruse

Maurice Maeterlinck

«La puissance impitoyable et mystérieuse de la mort a rarement été rendue d'une façon plus poignante que dans les petite pièce de Maeterlinck, L'intruse , 1890. Seul, parmi tous ceux qui entourent la mère malade et qui espèrent son rétablissement, le vieux grand-père aveugle perçoit des pas furtifs et glissants dans le jardin, où les cyprès se mettent à frissonner et où le rossignol se tait; il sent passer un souffle glacial, il entend aiguiser une faux, il se rend compte que quelqu'un d'invisible aux autres personnes est entré s'asseoir dans leur cercle. Sur le coup de minuit, un bruit comme si quelqu'un se levait soudain et s'éloignait. Au même instant la malade expire. L'hôte qu'on n'évite point était passé là.» («Maurice Maeterlinck, 1862-1949, Prix Nobel de Littérature, 1911», Discours officiel lors de la cérémonie de l'attribution du Prix)
ACTE UNIQUE (extrait)

Une salle assez sombre en un vieux château. Une parte à droite, une porte à gauche et une petite porte masquée, dans un angle. Au fond, des fenêtres à vitraux où domine le vert, et une porte vitrée s'ouvrant sur une terrasse. Une grande horloge flamande dans un coin. Une lampe allumée.

LES TROIS FILLES

Venez ici, grand-père, asseyez-vous sous la lampe.

L'AÏEUL

II me semble qu'il ne fait pas très clair ici.

LE PÈRE

Allons-nous sur la terrasse ou restons-nous dans cette chambre?

L'ONCLE

Ne vaudrait-il pas mieux rester ici? Il a plu toute la semaine et ces nuits sont humides et froides.

LA FILLE AÎNÉE

II y a des étoiles cependant.

L'ONCLE

Oh ! les étoiles, ça ne prouve rien.

L'AÏEUL

II vaut mieux rester ici, on ne sait pas ce qui peut arriver.

LE PÈRE

II ne faut plus avoir d'inquiétudes. Il n'y a plus de danger, elle est sauvée...

L'AÏEUL

Je crois qu'elle ne va pas bien...

[246]

LE PÈRE

Pourquoi dites-vous cela?

L'AÏEUL

J'ai entendu sa voix.

LE PÈRE

Mais puisque les médecins affirment que nous pouvons être tranquilles...

L'ONCLE

Vous savez bien que votre beau-père aime à nous inquiéter inutilement.

L'AÏEUL

Je n'y vois pas comme vous.

L'ONCLE

II faut vous en rapporter alors à ceux qui voient. Elle avait très bonne mine cette après-midi. Elle dort profondément, et nous n'allons pas empoisonner la première bonne soirée que le hasard nous donne... Il me semble que nous avons le droit de nous reposer, et même de rire un peu, sans avoir peur, ce soir.

LE PÈRE

C'est vrai, c'est la première fois que je me sens chez moi, au milieu des miens, depuis cet accouchement terrible.

L'ONCLE

Une fois que la maladie est entrée dans une maison, on dirait qu'il y a un étranger dans la famille.

[...]

L'AÏEUL

J'ai peur aussi, mes filles.

Ici un rayon de lune pénètre par un coin des vitraux et répand, ça et là, quelques lueurs étranges dans la chambre. Minuit sonne et, au dernier coup, il semble à certains qu'on entende, très vaguement, un bruit comme de quelqu'un qui se lèverait en toute hâte.

L'AÏEUL, tressaillant d'une épouvante spéciale

Qui est-ce qui s'est levé ?

L'ONCLE

On ne s'est pas levé !

LE PÈRE

Je ne me suis pas levé !

[280]

LES TROIS FILLES

Moi non plus ! - Moi non plus ! - Moi non plus !

L'AÏEUL

II y a quelqu'un qui s'est levé de table.

L'ONCLE

La lumière !...

Ici on entend tout à coup un vagissement d'épouvanté, à droite, dans la chambre de l'enfant; et ce vagissement continue avec des gradations de terreur, jusqu'à la fin de la scène.

LE PÈRE

Écoutez ! L'enfant !

L'ONCLE

II n'a jamais pleuré !

LE PÈRE

Allons voir !

L'ONCLE

La lumière ! La lumière !

A ce moment, on entend courir à pas précipités et sourds dans la chambre de gauche. - Ensuite, un silence de mort. - Ils écoutent dans une muette terreur jusqu'à ce que la porte de cette chambre s'ouvre lentement, la clarté de la pièce voisine s'irrue dans la salle, et la sœur de charité paraît sur le seuil, en ses vêtements noirs, et s'incline en faisant le signe de la croix pour annoncer la mort de la femme. Ils comprennent et, après un moment d'indécision et d'effroi, entrent en silence dans la chambre mortuaire, tandis que l'oncle, sur le pas de la porte, s'efface poliment pour laisser passer les trois jeunes filles. L'aveugle, resté seul, se lève et s'agite à tâtons autour de la table, dans les ténèbres.

L'AÏEUL

Où allez-vous? - Où allez-vous? - Elles m'ont laissé tout seul!

Texte intégral
http://ae-lib.org.ua/texts/maeterlinck__lintruse__fr.htm
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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